4 aventuriers enquêtent sur la profanation d'anciens tumulus ...
« Nous y sommes » annonça Lox à ses compagnons en désignant le village de son bourdon magique.
Les maisons trapues de Saintes-Pierres-des-Forcenés s’étalaient dans la pente douce, dominées par la tour crénelée de l’église fortifiée. Dans la lumière dorée de ce matin d’été, seules quelques fumerolles bleutées montaient paresseusement des cheminées. Au sud, l’horizon était barré par la masse majestueuse du Brecam d’Eza et de son glacier. Les crêtes dessinaient une muraille granitique, à l’ombre de laquelle se massait une forêt de conifères. Le village se situait à sa lisière : le contraste était évident entre les champs ou les prés clairs, devant, et les bois sombres derrière.
Le mage vulpin guidait ses trois amis. Il huma l’air frais, son odorat aiguisé chatouillé par le parfum des pins à crochets et du foin fraîchement coupé. Ses oreilles et sa queue de renard frémirent ; hormis ces appendices, il offrait l'apparence d'un trentenaire de petite stature, à la chevelure auburn et aux yeux dorés.
« C’est beau. » commenta sobrement Laegrith, qui s’abandonna sans retenue à la contemplation du paysage. L’Elfe Sylvaine s’arrêta pour s’imprégner des sensations qu’éveillait en elle le grandiose de la montagne.
Sœrien se tourna vers la ménestrelle en lui lançant des regards impatients, la main crispée sur la garde de la rapière qu’il portait à la ceinture. Le spadassin ne goûtait guère les rêveries de sa camarade. L’élégant Demi-Elfe était un citadin qui se montrait davantage sensible aux charmes d’une ribaude, d’un pichet de vin ou d’un cornet de dés.
Narestiel, quant à lui, marchait d’un bon pas sans se laisser détourner de son objectif, préoccupé par la mission qu’on leur avait confiée. Le guerrier-mage elfe aux cheveux de feu eut tôt fait de se retrouver à la tête du groupe.
Il tambourina à la porte de l’église. Un homme sec vint leur ouvrir ; barbu et grisonnant, il portait la robe de bure blasonnée des cinq éléments de l’Église de Kaldor (le Bien figuré au centre par une épée renversée, encadrée par le Feu, l’Eau, l’Air et la Terre).
« Custode Rénaldo ?
— Lui-même. » répondit le religieux hâlé en dévisageant les aventuriers.
— Je suis Narestiel, mage de flammes et de lumière, » se présenta l’Elfe, dont l’armure de cuir s’ornait d’un phénix sur le poitrail. « Voici Lox, maître des arcanes animales et végétales, » dit-il en désignant le Vulpin. « Sœrien », en montrant le pimpant bretteur. « Et Laegrith » en indiquant la Sylvaine.
— On m’appelle la Fée Verte ou l’Astre Vert. » précisa la ménestrelle, d’une beauté à couper le souffle, avec un sourire chaleureux.
— Nous venons de la part de maître Garran de Brivemont. » raconta le charismatique guerrier-mage. « Il parait que vous avez besoin d’aide concernant d’inquiétantes profanations. »
Le religieux hocha gravement la tête.
« Venez, je vais vous montrer. »
Le groupe lui emboîta le pas. Ils quittèrent le village pour monter dans la forêt. En chemin, le prêtre expliqua :
« Depuis toujours, notre village a la garde d’anciens tumulus. Deux d’entre eux ont été ouverts pendant la nuit : l’un il y a trois jours, l’autre hier. Manifestement, des gens y sont entrés et, plus inquiétants, des choses en sont sorties …
— Ces tumulus : des sépultures hirkroms ? » demanda Lox.
— C’est ce que rapporte la tradition. » répondit Rénaldo.
La région d’Aubergnan était une marche arrachée de haute lutte à ces hommes-boucs violents. L’armée devait régulièrement affronter ces pillards qui descendaient parfois des montagnes méridionales et menaçaient l’existence même du territoire humain. Les deux mages en avaient déjà combattus.
« C’est là » montra le Custode Rénaldo.
Au milieu de la pente herbeuse, des blocs de pierres grises, assemblées sans mortier, constituaient un mur trapu, à demi enfoui dans la terre. En son centre s’ouvrait un tunnel étroit et sombre. Une aura malveillante s’en dégageait, facilement perceptible pour cette équipe sensible au surnaturel : deux Elfes, un Demi-Elfe et un Vulpin, dont deux mages.
Lox chercha des empreintes aux abords, mais celles-ci s’avérèrent illisibles.
« C’est le premier tumulus à avoir été ouvert » expliqua le prêtre « celui d’hier est un peu plus loin. »
« Je perçois des résidus d’enchantement, » affirma Narestiel, « mais je ne saurais les identifier. » avoua-t-il en secouant la tête.
Sœrien observait les alentours, gardant un œil sur la forêt et une main sur le pommeau de son arme. Laegrith ne se sentait pas à l’aise. La profanation, comme l’aura maléfique qui imprégnait ce lieu, heurtait profondément sa culture sylvaine, respectueuse de la Nature. L’Harmonie avait été rompue.
Les mages examinèrent la pierre brisée, gisant au sol, qui scellait jadis l’entrée.
« Un soleil à huit rayons, celui de Daromir, symbole de l’Église Tharésienne. Avec trois étoiles et le triangle de la Sainte Trinité. » avança Narestiel.
— Non, trois flocons. » corrigea le prêtre. « Ils figurent sur les armoiries du village, dont le blason est de gueules à deux clefs d’or passées en sautoir, au chef d’azur chargé de trois flocons de neige d’argent.
— Ce n’est pas un triangle, » ajouta Lox, « c’est une montagne.
— Il y a une crypte dédiée à Aquarius sous mon église. » les informa Rénaldo. Dans le panthéon athalan, Aquarius était la divinité de l’Eau.
— Cela reste des symboles kaldoréens, » argua le guerrier-mage elfe, un peu vexé de son erreur, « pourquoi figurent-ils sur un tumulus hirkrom ? »
Ils se tournèrent vers le religieux, qui répondit :
« Je sais simplement que notre ordre doit veiller à ce que ces sépultures restent fermées. On dit que des démons y sont emprisonnés.
— Y étaient. » corrigea cyniquement Sœrien.
Le mage vulpin, qui examinait toujours la pierre brisée, annonça :
« Il y a deux époques de gravure. Le soleil à huit rayons et les flocons sont plus récents. Vu l’usure de la roche, la montagne a au moins plusieurs siècles et il semble que l’astre du jour avait initialement des cornes de bélier.
— Alors ce sont bien des Hirkroms. » affirma la belle Laegrith. « Héher est leur dieu créateur, son corps constitue le monde, ils le représentent souvent sous la forme d’une montagne. Il symbolise l'ordre établi, le cycle naturel, le temps et surtout de la mort. Le Soleil c’est Séguis, leur ancêtre primordial. Dieu de la virilité, de la guerre et de la violence, c’est le dominant par excellence, comme en témoigne ses cornes. Les Hirkroms croient que l’au-delà est un reflet brutal du monde des vivants, chacun y trouve sa place selon sa caste. Les braves rejoignent leurs ancêtres sur la Montagne Bénie, un territoire sauvage où ils traquent proies et ennemis, ripaillant et forniquant à volonté. Les héros sont intégrés à la horde de Séguis lui-même et ont l’honneur de chasser et batailler à ses côtés. Tout cela nous indique un tombeau de guerriers. »
Narestiel eut une moue de dédain pour ces barbares et leurs divinités maudites, si éloignés du raffinement elfique ! Le souvenir du dur combat qu’il avait dû mener avec son collègue mage pour défendre un pauvre village humain attaqué par une poignée de ces maraudeurs était encore vivace dans son esprit.
« Alors quoi ? » railla Sœrien « Ce sont des Hirkroms convertis au kaldoréisme ?
— C’est un sceau. » expliqua Lox. « Les hommes-boucs avaient condamné ces tumulus à une époque reculée et les paladins les ont reverrouillés par magie divine, il y a quelques décennies ou siècles, probablement à l’époque de la Reconquête. »
Un silence de réflexion inquiète accueillit les propos du Vulpin.
« Que faisons-nous maintenant ? » interrogea la belle ménestrelle.
— On retrouve ceux qui les ouvrent et les abominations qu’ils ont fait sortir, » affirma Narestiel. « Il faut les mettre hors d’état de nuire au plus vite avant que des innocents ne soient blessés.
— Pensez-vous comme moi que ça puisse être une des bandes de contrebandiers que nous combattons, comme les Rats Blancs ou les Corbeaux Rouges ? » demanda le spadassin demi-elfe. « On sait qu’ils vendent sous le manteau des reliques volées aux Anihoms à de riches collectionneurs.
— Il n’y a qu’un moyen de le savoir … » répondit sombrement le mage naturaliste en regardant le tunnel emplit de ténèbres.
« Je n’aime pas ça » grimaça le grand Elfe en invoquant une boule de lumière pour éclairer leur chemin. Il désapprouvait aussi bien l’expédition qu’ils s’apprêtaient à mener dans le noir que la prière qu’adressaient Lox et Laegrith aux divinités maléfiques des hommes-boucs :
« Ô puissant Séguis, Père des Hirkroms, nous te prenons à témoin : nous ne sommes pas des profanateurs ! Nous ne cherchons pas l’affrontement, nous sommes de pauvres Sans-Cornes, soumis à ta domination. Ô Héher, intransigeant garant de l’Ordre, nous venons pour effacer la profanation commise, pour réparer l’affront à ton domaine et pour rétablir la coutume des ancêtres ! Daigne nous recevoir avec bienveillance ! »
Un souffle chaud et fétide, venu des profondeurs du tumulus, enveloppa les aventuriers, telle l’haleine d’une bête. Ce miracle prouvait au moins que leurs prières avaient été entendues.
À la file indienne, ils pénétrèrent dans l’étroit couloir suintant d’humidité, sombre et oppressant. Le passage souterrain s’évasait à mesure qu’ils avançaient. Les quatre compagnons avaient l’impression d’être passés dans un autre monde. Autour d’eux, les ténèbres paraissaient vivantes, changeantes, pesantes, chargées de violence. Elles semblaient se retenir de dévorer les visiteurs et leur lumière.
Ils arrivèrent dans une grande salle circulaire, au milieu de laquelle se trouvait un grossier sarcophage de pierre, ouvert. Une sépulture de roi chez les hommes-boucs. Les murs autour étaient percés de niches taillées dans la roche, les tombes vides, le sol jonché de tessons d’urnes brisées et de poussières d’os. Des traces de sang récentes dessinaient des motifs cabalistiques.
À l’entrée des aventuriers, les ténèbres frémirent. Des spectres apparurent, Hirkroms fantomatiques aux allures démoniaques. Le bretteur demi-elfe étouffa un cri d’effroi, qu’il mua en jurons fleuris. Ses compagnons durent faire appel à toute leur volonté pour rester stoïques face à ces apparitions. Narestiel résista en outre à l’envie d’utiliser sa magie blanche pour exorciser ces esprits impurs.
Lox tenta d’obtenir d’eux des informations sur les responsables, mais communiquer avec les damnés s’avéra très difficile. Les revenants semblaient passablement dérangés : ils désignèrent le Vulpin et la Sylvaine, mimèrent des choses et poussèrent des cris de goret. Les quatre compagnons ne saisirent que des bribes d’information : « femme », « petit », fort ou gros, sans doute aussi « magicien ». Les démons hirkroms s’énervaient, contenaient de plus en plus difficilement leur agressivité.
Les aventuriers se jetèrent des coups d’œil inquiets. Quelles étaient leurs chances si un combat éclatait ? La ménestrelle fut la première à quitter la pièce à reculons. Ils sortirent avant que la discussion ne tournât à l’affrontement. En courant, ils remontèrent le corridor et débouchèrent à l’air libre avec soulagement.
« Et maintenant, » demanda le spadassin, « on fait quoi ?
— Récapitulons, » répondit Laegrith. « Il ne s’agit pas de pilleurs de tombes comme l’avait évoqué Sœrien, mais probablement d’une nécromancienne. Une petite grosse si j’ai bien compris, à moins qu’elle ne soit enceinte ? En tout cas, elle est venue enlever les corps qui reposaient dans ces tumulus, probablement pour en faire des morts-vivants.
— C’est bien ce que je disais, » assena Narestiel, « il faut mettre rapidement fin à ces profanations. » Il jeta un coup d’œil vers l’entrée du tombeau derrière lui. « Nous devrions aussi purifier cet endroit maudit. Il ne s’agit pas de simples fantômes d’hommes-boucs, nous avons affaire à des spectres démoniaques.
— Leur repos a été troublée par une sorcière impie, » argua le Vulpin, « je crois qu’on peut s’éviter un combat incertain en se contentant de resceller le tumulus. Si nous retrouvons les ossements volés et que nous les réenterrons avec les rites appropriés, les choses rentreront dans l’ordre. »
Le mage de feu ne partageait pas l’opinion de son collègue, mais les deux autres se rangèrent à l’avis de Lox. Narestiel se tut donc et rumina en silence.
La Sylvaine et le Vulpin croyaient que tout faisait partie du grand cycle de la Nature et que chacun y avait sa place, même les Hirkroms. Le guerrier-mage ne voyait pas les choses ainsi. Pour lui, il y avait le Bien et le Mal. Avec certes des nuances entre les deux, mais dans ce cas précis, il savait qu’il se trouvait face à des créatures maléfiques. C’était sa conviction de mage blanc. Pourquoi aurait-on eu besoin de sceller ces tombes, autrement ?
« Notre adversaire a l’air de savoir ce qu’elle fait, » commenta Lox, « nous devons savoir dans quoi nous fourrons notre nez afin de comprendre ses motivations. » Il se tourna vers le prêtre, qui était resté là. « Custode Rénaldo, auriez-vous des archives au sujet de ces tumulus ?
— Hélas non, » répondit le religieux en secouant la tête, « mais si elles existent, elles sont au monastère Saint Estève et Saint Hilaire, à environ huit lieues au sud-est d’ici. C’est une commanderie kaldoréenne qui possède de nombreux écrits sur la région et sur les Hirkroms en particulier.
— Cela représente une bonne journée de marche. » constata le Vulpin. Un pli soucieux barra son front. Il reprit la parole après quelques instants. « Je vais y aller. En téléportation, je peux faire l’aller-retour dans la journée.
— Je reste ici, » déclara la ménestrelle, « je n’aime pas les paroles mortes sur des peaux mortes. Les récits sont faits pour être oraux, vivants.
— Je viens avec toi, » proposa Narestiel, « nous ne serons pas trop de deux pour fouiller leur bibliothèque.
— Non, je préférerais que tu restes ici ; si les morts-vivants attaquent le village, les habitants auront besoin de tes pouvoirs.
— Lox a raison, » intervint Sœrien, « il nous faut un mage blanc pour combattre ces abominations. »
On procéda donc ainsi. Le naturaliste dit au revoir à ses amis. Il canalisa le mana par une gestuelle appropriée, prononça des mots de pouvoir, ouvrit un passage dans la Trame et disparut.
***
Quelques heures plus tard, le Vulpin était de retour. Le père Rénaldo le conduisit auprès de ses compagnons, au deuxième tumulus profané.
Narestiel, de sa démarche martiale, faisait les cent pas devant l'entrée. Sœrien, assis, s'était adossé à un arbre. Il mâchonnait distraitement un brin d'herbe sèche. Laegrith, à demi allongée dans l’herbe, contemplait les nuances du soleil déclinant sur les montagnes.
« Enfin te voilà ! » lança le spadassin en se relevant. « On commençait à trouver le temps long. »
Lox haussa les épaules.
« J'ai fait comme j’ai pu. La bibliothèque n’était pas bien rangée, ça n’a pas été une partie de plaisir d’y pêcher des informations ! Et vous, du nouveau ?
— Nous avons une suspecte, » répondit Narestiel : « les villageois nous ont parlé d’une nécromancienne vulturenne dans la zone sauvage. On pourrait en apprendre plus au poste avancé de Relbolceval, à six lieues au sud-est. »
Le naturaliste leva un sourcil interrogateur. La ménestrelle expliqua :
« Probablement une fausse piste. Les Vulturens sont des hommes-vautours qui mangent les défunts laissés sans sépultures afin que leurs âmes puissent monter au ciel : c’est pour eux un devoir sacré, nécessaire à l’équilibre du monde. Les gens en ont peur car ils sont grands et lugubres, vêtus de peaux et d’os. Les Humains ne les voient que comme des charognards vénérant la Mort alors que ce sont des ascèses mystiques. La nécromancienne en question est sans doute une de leurs Osseleuses, c’est-à-dire une prêtresse-mage. S’il est vrai qu’ils manipulent les ossements par magie, jamais ils ne profaneraient une sépulture !
— Et de ton côté, du nouveau ? » demanda le guerrier-mage à son collège.
— Il semblerait que tu aies vu juste au sujet des démons. Certains Hirkroms auraient pactisés avec eux à une période. J’ai trouvé mention d’une légende à propos de Rhaegor'zhûn, la Bête Cornue, un Seigneur Déchu scellé par les hommes-ours il y a près de quatre mille ans. Plus proche de nous, j’ai découvert plusieurs témoignages d’hommes-boucs démonistes lors de la Seconde Invasion Maléfique de l’an mil, date à laquelle la Marche d’Aubergnan fut perdue, et j’ai réussi à en apprendre plus sur ce village de Saintes-Pierres-des-Forcenés.
— Ah ! Alors ?
— Les « Saintes-Pierres » évoquent les sceaux à l’entrée des tumulus, refait par l’Église de Kaldor à l’époque de la Reconquête de la marche, il y a trois cent cinquante ans environ. Les « Forcenés » sont un antique clan d’hommes-boucs berserkir à la solde d’un seigneur des Enfers. Celui-ci avait été vaincu et emprisonné sous le glacier du Brecam d’Eza par d’autres Hirkroms lors des Guerres Principales, depuis plus de quinze siècles donc. Le blason du village évoque cette fonction de gardien : les clés d’or, couleur du soleil, symbolisent les forces bénéfiques qui contiennent le sang et la fureur destructrice des Forcenés : le rouge. Les trois flocons d’argent sur fond bleu sont la magie d’Aquarius le Sombre, dieu de la mort et de l’hiver, qui alimente l’enchantement et maintient le démon et ses serviteurs en hibernation. Tu sais que trois est le chiffre de l’Eau. Les trois points de pouvoir du rituel magique s’avèrent être les trois sources qui coulent de la montagne au village. Si elles venaient à être corrompues, le démon et ses serviteurs se réveilleraient. »
Un silence accueillit les révélations du mage, le temps que ses compagnons digèrent toutes ces informations.
« Bigre, cette affaire pourrait être plus sérieuse qu’on ne le pensait. » dit pensivement Narestiel.
— Il faut arrêter la profanatrice sans tarder, » déclara Sœrien, « mais la partie risque d’être chaude si elle a une troupe de morts-vivants.
— Si on arrive à éliminer la nécromancienne qui les anime on devrait s’en sortir. » assura Lox.
— Alors ne traînons pas. » conclut Laegrith. « On t’attendait pour agir, on a besoin de tes sorts pour pister : on a trouvé des traces ici. » ajouta-t-elle à l’adresse du Vulpin en les lui désignant.
Le mage s’accroupit pour les examiner. La Sylvaine poursuivit :
« Ce tumulus a été forcé plus récemment ; avec l’orage, le sol était détrempé, on voit beaucoup mieux les empreintes. Des Hirkroms à n’en pas douter, on distingue nettement les sabots. À l’état de squelettes sans doute, vu leur poids : l’enfoncement est beaucoup trop léger pour des guerriers vivants. Ils étaient nombreux, c’est ce qui va nous permettre de les suivre. Cependant la piste est très brouillée, tu as vu ? »
Le Vulpin hocha la tête, un pli soucieux barrait son front. La ménestrelle poursuivit.
« On dirait que la végétation a recouvert leurs traces. C’est inexplicable.
— Un sort de contrôle des plantes … » murmura le naturaliste.
— C’est aussi ce que pense Narestiel ; cependant, il nous a également expliqué que le domaine de la Mort et celui de la Nature s’opposent. On aurait affaire à un druide nécromant ? C’est possible ça ? »
Lox répondit :
« Tout est possible. La nécromancienne peut également se servir d’un parchemin magique ou d’une baguette pour lancer un sort qu’elle ne connaît pas afin d’effacer ses traces. »
Le mage de feu approuva du chef : il était parvenu aux mêmes conclusions.
« La nuit ne va pas tarder. Si on attend trop on risque de les perdre. C’est maintenant qu’il faut les suivre. » pressa-t-il.
Ils firent leurs adieux au Custode Rénaldo et s’enfoncèrent dans la forêt, les armes au clair.
Ils avançaient précautionneusement dans l’obscurité. Le soleil était couché et le crépuscule sanglant n’embrasait plus que la cime des montagnes enneigées. Autour d’eux, le silence s'épaississait avec les ombres. Les oiseaux s'étaient tus. Le sol, tapis d’aiguilles sèches, étouffait les pas. L'air fraîchissait rapidement, chargé d’odeurs de résine et d'humus humide. Sous les frondaisons, la lumière ne passait pas. Les troncs créaient un labyrinthe d'obscurité, les formes noires se fondaient les unes dans les autres. Seul le craquement occasionnel d'une branche morte troublait le calme oppressant.
Une lumière aurait averti leur ennemie de leur arrivée. Heureusement pour eux, ils avaient tous une bonne vision nocturne.
Ils marchaient depuis un moment maintenant et approchaient du glacier et de la limite supérieure des arbres.
Soudain, le Vulpin fit signe à ses compagnons de s’arrêter. Il avait repéré un feu de camp, duquel leur parvenait une conversation étouffée ; mais aussi des guetteurs morts-vivants. Des squelettes hirkroms scrutaient les bois de leurs orbites creuses : l’obscurité ne gênait en rien leur vision surnaturelle. Leurs yeux semblaient de braise, des flammes froides couleur de sang brûlaient dans leurs corps décharnés. Ils exsudaient une puissance infernale.
Les aventuriers reculèrent de plusieurs dizaines de mètres, jusqu’à être sûrs de ne pouvoir être ni vus ni entendus.
« On n’arrivera pas à s’approcher sans être repérés, » estima Lox, « il va falloir foncer dans le tas.
— Faites diversion de ce côté, je vais les contourner pour prendre la nécromancienne à revers. » proposa Sœrien.
Ce plan fut approuvé et les mages lancèrent leurs sorts de soutien. Narestiel couvrit notamment les armes de ses compagnons de flammes purificatrices. Quand ils furent prêts, ils se souhaitèrent mutuellement bonne chance et partirent à l’assaut.
Le Vulpin sentait la peur lui nouer le ventre. Son collègue bouillonnait de la colère du juste. Laegrith s’en remit aux dieux, comptant sur Svilya pour lui prêter la force de détruire les violeurs de l’ordre naturel. Le spadassin, professionnel, avait l’esprit aussi froid et affûté que sa lame.
Tenant son arbalète serrée contre lui, Sœrien courait le plus silencieusement possible entre les pins montagnards. Il dosait son effort et régulait sa respiration pour ne pas s’essouffler. Il calculait également la distance pour faire au plus vite sans se compromettre, se guidant à l’oreille : des cris dans la nuit lui signalaient que ses compagnons avaient engagé le combat.
Le feu de camp. Il approcha pour observer, trois créatures se tenaient autour : une Humaine, une Naine et un Scrofar, un homme-sanglier. Et soudain, les explications des fantômes devinrent évidentes : une femme magicienne, une autre petite et forte, les cris de cochon ... Aucun des trois ne portait d’armure lourde, ils avaient plutôt l’air de chamanes. Des druides renégats ? À quelques pas de là, un empilement de corps et d’ossements hirkroms. Pour l’instant, seule une quinzaine de squelettes étaient animés. Le Demi-Elfe ne tenait pas à découvrir si c’était là leur limite ou si les ennemis économisaient leur mana pour l’instant.
Sœrien se cala contre un arbre et prit le temps de viser. L’Humaine tenait un sceptre d’os orné de reliefs tourmentés. Le spadassin expira doucement en pressant la gâchette. Le temps ralentit. La corde claqua. Le vireton enflammé partit en sifflant. Il perfora le crâne de la profanatrice dans un craquement sec. La victime écarquilla de grands yeux étonnés, un carreau ensanglanté sortant de son front. Son corps s’affala en avant dans un grand bruit mou. Le tireur était déjà en train de recharger, dissimulé derrière un buisson.
La position de Narestiel devenait critique. L’épée au poing, il s’était adossé à un arbre pour éviter d’être pris à revers. Quatre morts-vivants gisaient carbonisés, les trois autres avaient été brûlés mais n’étaient pas encore tombés. Ils se battaient comme les possédés qu’ils étaient. Le guerrier-mage, blessé et poisseux de sang, se retrouvait acculé, contraint à la défensive. Impossible pour lui d’exécuter un sort dans ces conditions. Il avait déjà bien du mal à parer les assauts de ses adversaires avec sa lame, dont les flammes blanches éclairaient la scène d’une lumière dansante qui accentuait les ombres.
Il avait été téméraire. Il s’était jeté dans la mêlée avec son sort de souffle enflammé, pensant remporter le combat rapidement comme chaque fois. Malheureusement, les os brûlaient mal et les morts-vivants ne sentaient pas la douleur. Après avoir eu le dessus dans les premiers assauts, il avait réalisé, trop tard, qu’il avait été encerclé. Et il avait commencé à prendre de mauvais coups.
Les flèches de Laegrith s’avéraient peu efficaces contre les squelettes. Elle aurait pu entreprendre une guérilla patiente comme la pratiquait son clan, elle aurait bien fini par les détruire petit à petit, mais son ami Narestiel était en danger et ne pouvait pas attendre. Sortant sa lance de son anneau interdimensionnel, elle chargea un des cinq revenants qui tentaient de la cerner.
Lox se désola de l’imprudence de ses amis mais demeurait lucide sur ses chances au corps à corps. Il devait continuer à jouer de son agilité pour échapper aux quatre morts-vivants qui le poursuivaient. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était en attirer un maximum vers lui. Il prononça l’incantation et deux pieux de bois jaillirent de ses mains pour frapper les Forcenés hirkroms qui s’attaquaient à la ménestrelle.
Le carreau enflammé se perdit une nouvelle fois dans l’épais feuillage d’un conifère. Sœrien jura entre ses dents. Les jeteurs de sort ennemis l’avaient repéré et se cachaient derrière les arbres. Il avait réussi à transpercer le bras de la Naine tout à l’heure, mais depuis, plus rien. Il ne pouvait plus les atteindre avec son arbalète, il allait devoir les engager au corps à corps. Il aurait préféré prendre son temps mais il n’en avait guère : il avait compris aux cris dans la nuit que ses compagnons étaient en fâcheuse posture. Ses trois amis avaient éloigné les morts-vivants, le spadassin devait remporter ce combat avant que ceux-ci ne revinssent.
Au moins leurs adversaires n’étaient pas des nécromants. Ils n’avaient pas relevé de nouveaux squelettes. Aux sorts qu’ils lançaient, il s’agissait de chamanes ou de druides renégats. L’objet qui leur permettait de commander aux revenants devait être la sinistre baguette. Il avait bien fait d’abattre l’Humaine en premier.
Le Demi-Elfe souffla brièvement et se redressa d’un coup. Il fonça entre les arbres, courant voûté pour éviter les branches basses, bondit au-dessus du feu et chargea la Naine. La bougresse dévia son estocade avec sa hache cérémonielle et ne fut que légèrement blessée. Elle avait de sacrés réflexes !
Sœrien évita des racines qui tentaient de lui saisir les chevilles en se tortillant dans le noir. Derrière lui, l’homme-sanglier psalmodiait en agitant son bourdon noueux dans sa direction. À deux contre un, la situation risquait de tourner rapidement en sa défaveur. D’autant que leurs sorts leur conféraient la rapidité et la puissance des esprits de la forêt.
Malheureusement, le spadassin ne pouvait espérer du renfort. Il l’ignorait, mais Laegrith et Narestiel étaient tombés sous le nombre. Lox fuyait, entraînant les ennemis à sa suite. C’était tout ce qu’il pouvait faire pour aider son compagnon. Si les revenants infernaux rattrapaient le Vulpin, ils le tailleraient en pièces. Le mage sentait le point de côté lui labourer le flanc et lui brûler la poitrine. Il se concentrait sur sa course et sa respiration. Les morts-vivants étaient peut-être moins agiles que lui, mais ils ne connaissaient pas la fatigue.
Sœrien avait réussi à blesser le Scrofar, mais, comme il le craignait, l’homme-animal avait le cuir épais et ne semblait pas près de tomber. La Naine restait la plus dangereuse des deux, c’était une combattante aguerrie. Le Demi-Elfe maudit intérieurement les Courtes-Guibolles, tellement dures à tuer, avec leur culture martiale, leurs décennies d’expérience et leur mental d’acier !
En récupérant son souffle, il se déplaçait pour éviter d’être pris en tenaille. L’homme-sanglier, ahanant comme une bête, lui tournait autour et cherchait à le pousser vers la vétérane. Un coup de hache, et s’en était fini de lui.
Le Demi-Elfe entendit un craquement et aperçut des squelettes qui revenaient vers le campement. Il serait bientôt submergé, il n’y avait plus un instant à perdre !
Le bretteur joua son va-tout : il encaissa le coup de bâton du Scrofar avec son bras gauche et se laissa déporter par le choc. Trébuchant, il lança une attaque basse fulgurante alors que la guerrière allait abattre sa hache. Il l’embrocha en pleine face. Le spadassin se redressa en arrachant brusquement sa rapière du visage de la Naine, qui tomba comme une masse. Il se tourna vers l’homme-sanglier sidéré et pointa sa lame ensanglantée vers lui : « À ton tour maintenant ! »
Sœrien aurait été bien en peine de mettre sa menace à exécution. Il n’avait pas la force d’enchaîner sur un nouvel assaut. Son bras gauche, qu’il dissimulait dans les replis de sa cape, était probablement cassé et lui faisait souffrir le martyre. Heureusement, son adversaire prit sa grimace de douleur pour un rictus sadique et ses poils drus se hérissèrent tandis qu’un frisson glacé lui parcourrait l’échine. Lui-même était blessé et se savait moins bon bretteur que le spadassin. Il hésita une fraction de seconde avant de battre en retraite. Mais, au grand désespoir du Demi-Elfe, il ramassa le sceptre d’os au lieu de fuir.
Le Scrofar brandit l’objet maudit, injecta du mana dedans et prononça des mots de pouvoir en ordonnant aux morts-vivants de le défendre. Aussitôt, les squelettes hirkroms se hâtèrent d’affluer dans sa direction.
Le spadassin se précipita également. Il fut sur l’homme-sanglier en un éclair et, traçant de toutes ses forces un arc de cercle argenté avec sa lame, lui ouvrit la gorge Le chamane anihom bascula en arrière dans un geyser de sang.
Soerien lui arracha la baguette nécromantique des mains et s’enfuit dans la nuit.
Leur mission était accomplie, mais à quel prix !