[HELLIAN]

Le coup du lapin

Mon nom, monsieur mon président, c'est Rabbit, John Rabbit. Mais, dans mon quartier, ils m'appellent « Lapin ». Moi, ça me plaît pas. On n'a qu'un nom, tout de même. Remarquez, je sais bien pourquoi ils m'appellent comme ça. C'est parce que je mange beaucoup de carottes râpées. Tous les jours. Le docteur, il m'a dit : « C'est bon pour les yeux John ». Ah ça, je peux le dire, maintenant j'y vois bien. Au début, monsieur l'honneur, je voyais pas très loin. Les autres, là-bas, ils me disent tout le temps : « Mais tu vois vraiment rien, mon pauvre Lapin ! Il se fout de ta gueule, Raymond. Ouvre les yeux ! » Raymond, c'est mon copain, le seul. Les autres, ils sont jaloux. On rigole bien, tous les deux, qu'est-ce qu'on rigole ! Raymond, il me dit souvent : « Tu devrais acheter des lunettes, Lapin, comme ça, tu verrais ta queue quand tu pisses ». J'aime bien Raymond. Il est gentil avec moi. Sauf quand il m’appelle « Lapin ». J'arrête pas de lui répéter : « Je m’appelle John Rabbit, Raymond, pas Lapin » « T’as raison, Lapin, mais Lapin c’est plus facile. » Il a pas de mémoire . C’est pour ça qu’il a pas été longtemps à l’école. Souvent, le dimanche, avant les gendarmes, on allait au cinéma. Après, on mangeait au kebab. Le cinéma, c'est moi qui payais, le kebab c'était lui avec l'argent que je lui prête. « T'inquiète pas, Lapin, je te rembourserai quand les poules auront des dents. » Moi, je suis pas fou, je sais bien que les poules auront jamais de dents. Mais, je le dis pas à Raymond. Comme ça, il vient toujours au cinéma avec moi. Au kebab, pendant que je mange mes carottes au ketchup, il m'explique quand j'ai pas tout compris le film. Une fois qu'on a fini l'explication , souvent, on va dans la rue aux filles. « Essuie-toi la bouche, Lapin ! Tu vas faire peur aux lapines avec ta moustache pleine de ketchup. » Il rit toujours quand il dit ça Raymond. Je l'aime bien, il est drôle. Je m'essuie avec ma manche et on va dans la rue derrière le kebab. C'est une rue chaude, il dit Raymond. « Enlève ta veste, Lapin ! On va dans la rue chaude » C'est comme ça que ç’a commencé, monsieur votre honneur…

Avec Raymond, on regarde les dames. Lui, il dit " les filles ". Moi, je dis que c'est des dames parce qu'elles sont très jolies. Elles ont des jupes courtes, comme ma petite sœur quand elle était petite, sauf qu'elles ont des jambes beaucoup plus longues, et plein de couleurs sur la figure. Quand je les vois, ça me fait quelque chose dans le ventre. J'en n’ai pas parlé à Raymond, mais j'ai l'impression que ça lui fait tout pareil, parce qu'il marche pas comme d'habitude ; il met toujours sa main dans sa poche. On rigole bien, qu'est-ce qu'on rigole ! Un jour, même que Raymond, il s'est approché d'une dame et que tous les deux ils ont parlé. « Prête- moi des sous, Lapin, je te les rendrai quand les canards auront des dents. » « Mais Raymond, tu sais bien que les canards, ils ont pas de dents. » « Dans mon pays, si ! » J'y ai prêté un billet. « Attends-moi là, je vais tirer un coup et je reviens. » Il a suivi la dame. « Raymond, j'ai crié, c'est pas par là la foire pour tirer les coups. » Avec la dame, ils ont rigolé très fort. Monsieur mon honneur, je vous jure, Raymond c'est un bon tireur. À la fête, il gagne toujours des poupées super belles.

Ce jour-là, quand on est arrivé au bout de la rue, près du café avec les lumières qui s'allument tout le temps, la dame, elle m'a dit : « Tu viens mon lapin ? » « Tu vois, elle te connaît celle-là » m'a dit Raymond. J'ai répondu : « Bonjour madame» parce que je suis poli . « Vas-y, Lapin, il a fait Raymond. Faut que tu connaisses ça au moins une fois dans ta vie ! ». Alors là, je le jure avec la Bible, votre président, je ne voulais pas du tout aller avec cette dame-là. Je savais pas qui c'était d'abord. Ma maman disait toujours de faire attention avec les gens qu'on connaît pas . Raymond s'est approché d'elle et il lui a dit quelque chose dans l'oreille. Elle a poussé un gros rire qui n'allait pas du tout avec son visage. Elle m'a regardé, elle a pris ma main. J'étais pas d'accord, mais Raymond, il a fait les gros yeux, comme mon père avant de me donner ma volée. J'ai rien dit. J'ai suivi . On a marché, moi derrière. On s'est arrêté devant une porte. Elle a ouvert avec sa clé. C'était vraiment tout bizarre dans mon ventre quand on a monté l'escalier. Elle sentait bon, comme maman le dimanche, mais en plus fort. On est rentré dans une belle chambre avec une grande glace sur le mur près du lit. Je me suis regardé dedans avec ma moustache qu’avait encore du ketchup. « Alors, mon lapin, c'est la première fois ? ». Moi, je voulais pas être là. « Je m'appelle pas Lapin, je m'appelle John Rabbit. » « O.k., mon lapin, tu vas me montrer ta belle petite queue, alors ? » « J'aime pas qu'on m'appelle Lapin » j'ai dit. Elle a rigolé avec son méchant rire de sorcière.
« Enlève ton pantalon, mon lapin ! » « Je m'appelle John Rabbit, je m'appelle John Rabbit ! » j'ai hurlé. Et j'ai donné un grand coup de poing dans le mur. « Ça va pas, non ! Fous le camp, espèce d'idiot ! »

Elle aurait pas dû dire ça, monsieur votre honneur. Avant de partir au ciel, ma maman m'avait dit que si quelqu'un me traite d'idiot, c'est que c'est un méchant et qu'il sera puni. Alors, je l’ai punie. J'ai pris la glace avec mes deux mains, je l'ai arrachée du mur et je lui ai donné un grand coup derrière la tête. Et puis, j'ai tapé tout le temps qu'elle bougeait. Après, son visage, il y en avait partout, dans tous les morceaux de la glace par terre. J'ai regardé, avec mes yeux qui voient loin ; il y avait même un petit peu de la tête de la dame sous le lit. Sur ma veste aussi, il y avait du rouge, comme avec le ketchup du kebab, mais en beaucoup plus.

« T'as encore fait une connerie, Lapin !»

« Je m'appelle pas Lapin, j'ai répondu à Raymond ; Je m'appelle Rabbit, John Rabbit




Pour une version live :

https://www.youtube.com/watch?v=342u6eZ08ak

[Claudius]

Cher Hellian,

J'ai lu avec beaucoup de plaisir. J'ai trouvé ce texte bien rendu, le ton est parfait pour la situation, les mots bien trouvés et tout se tient parfaitement. La naïveté de la narration va avec le fond et le personnage, vraiment j'ai beaucoup apprécié.

J'ai butté sur un passage, je ne comprenais pas le sens, le sens de : avant les gendarmes

 "Souvent, le dimanche, avant les gendarmes, on allait au cinéma."

Je suppose qu'il dit ça parce que maintenant le dimanche il n'est plus libre. Mais je ne sais si c'est nécessaire de le placer ici.

Sympa comme écrit !

 

[J.]

Bonjour. Tout a déjà été analysé dans ce texte par Claudius et Keanu. Pas la peine de jouer les mouches du coche... Je dirais simplement que j'ai bien aimé le texte dans le cheminement narratif du pauvre type manipulé par moins simplet que lui. Merci pour le partage.

[Feather]

Ce texte est diabolique par son projet et son exécution,  d'une telle frayeur et écrit avec un tel talent !
Je pense que le temps consacré à son écriture ne se compte plus.
La version audio, m'était insoutenable...
Monstrueusement sublime, d'une rarissime splendeur dans son atrocité !

Bravissimo !

[Botrac de Saint-Estimini]

Merci Hellian pour ce texte. C'est un écrit sympathique selon moi, direct rigolo et bien emmené. Quelques tournures un peu vulgaires cependant qui me gênent un peu parfois (ex : "il se fout de ta gueule".. "je vais tirer un coup".. ). C'est assez plaisant à lire en tout cas et distrayant.

Bôtrac

[Lanouvelle]

Salut,

J'ai beaucoup aimé ce texte, hyper accrocheur dès le départ.
On est attendri par lapin, que dis-je , John Rabbit. On ressent directement sa sensibilité, son attention, sa gentillesse. Même ce geste final (atroce et d'une violence sans nom) ne peut empêcher de ressentir de l'empathie pour lui.
John Rabbit est fou, lapin a besoin d'aide...

Bravo !

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Bon modification, je viens d'écouter le live, c'est assez flippant !

[HELLIAN]

Keanu

Merci pour les corrections que j'ai effectivement apportées au texte en fait, je suis atteint d'une malvoyant ce grave me contraignant à recourir aux services d'une reconnaissance vocale. Or, je ne puis remédier aux erreurs orthographiques ou de ponctuation dont le texte est entaché, à tout le moins, si personne ne vient en aide. Donc, encore une fois, grand merci.

Quant à ton appréciation sur le fond, et bien, c'est également pour moi motif de satisfaction. Il est vrai que contrairement à certains, je ne suis jamais convaincu de la qualité de ma production et les commentaires favorables contribuent à faire taire mon doute.



Claudius

Oui, « avant les gendarmes »…

Dans la chronologie et le vécu du personnage, il y a un avant et il y a un après « les gendarmes, c'est-à-dire son arrestation. Cette référence est pour lui essentielle, et non pas l'acte horrible qu'il a commis. C'est donc dans cette acception que l'expression est employée. Il aurait pu dire, en effet, avant le drame ou avant le meurtre ou avant l'affaire, enfin toutes sortes de références temporelles qui renvoient à son acte. Mais pour lui, le plus important ce n'est pas l'acte qu'il a commis et qui revêt une pleine légitimité, mais son arrestation, laquelle, comme toute personne adulte un peu simple, constitue un événement majeur.


jonathan

Eh bien, Jonathan, ton passage et ton petit mot me suffisent. La marque d'attention qu'ils représentent me touche.. Bien cordialement à toi.



Feather

Alors là ! Ma modestie en prend un sérieux coup dans la tronche. Tu sais ce qui me fait bougrement plaisir, c'est que tu es pris la peine d'écouter la version audio. Entre nous, c'est effectivement à cette prestation que j'accorde le plus de prix.

Un grand, grand merci pour ton commentaire qui me va droit au cœur.


Botrac de Saint-Estimini

D'abord, merci de ton passage et de ta chaleureuse appréciation.

En ce qui concerne les expressions triviales, je les crois nécessaire pour rendre personnage sa vérité psychologique. D'ailleurs, tu remarqueras qu'elles ne sont pas siennes, mais celle tenue par son copain Raymond. Parfois, il faut savoir adapter son écriture à la personnalité des personnages que l'on évoque.



Lanouvelle

Nous sommes bien d'accord, c'est un brave gars, ce lapin ! Certes, il n'a pas inventé la poudre, mais il est fidèle en amitié et à ses principes. De plus, il a reçu une bonne éducation qui lui a donné le respect de lui-même et des autres. Il ne jette pas sur les prostituées un regard de mépris, les appelants « des dames », ce que d'ailleurs elles sont, évidemment.. Somme toute, le monde risque d'être bien injuste avec lui. J'ai lu avec intérêt vos textes que je me ferais plaisir de commenter prochainement.

Bien cordialement.

[True Duc]

Tout est dit avant.
Je n'ai pas lu, juste la version audio.
Parfait. Une leçon de littérature. Une leçon de diction.

[HELLIAN]

Tout est dit avant.
Je n'ai pas lu, juste la version audio.
Parfait. Une leçon de littérature. Une leçon de diction.

Toujours difficile de réponde à de tels compliments sans sombrer dans l'immodestie ou d'être suspect de fausse modestie.   En tout cas ce que je peux te dire sincèrement, , c'est qu'il me vont droit au cœur

[Botrac de Saint-Estimini]

Pas d'accord tout à fait avec vous Hellian, l'écrit n'est pas déversoir à libido ou massacre de la langue ou je ne sais. Si on écrit c'est pour parfaire un peu son mode d'expression, les mots s'envoleront plus lentement que ceux que l'on prononce dans l'air d'autre part, il faut donc les soigner selon moi.

Je suis d'accord avec vous que l'on peut (et si cela est votre propos), en mettant entre parenthèse, faire dire des atrocités vulgaires à son personnage -c'est simplement un dialogue-, mais dans le cas de votre texte je ne sais pas, je trouve que cela ne fonctionne pas. C'est peut-être parce que l'écrit narratif, à côté de ces expressions de vos personnages, était trop "parlé", il a ressemblé un peu trop au dialogue de vos personnages eux-mêmes quelque part donc cela m'a choqué.

Enfin je ne sais pas. Cela m'a paru facile et trivial quant à moi, enfin j'ai ressenti un petit "haut le corps" en lisant ces mots (qui sont des "gros mots" ) ; chercher un peu de distinction quand on s'exprime ne nuit pas forcément à la qualité des textes. Mais vous n'êtes pas le seul, beaucoup n'ont pas cette rigueur (et moi le premier), je m'évade donc vite avant que d'en prendre plein mon grade !   

Bonne journée, votre texte était sympa de toute façon. J'en attends d'autres sur les histoires du lapinou en pleine confrontation nucléaire avec ses proches !

[HELLIAN]

Je vois que nous avons quelques divergences et je crains qu'une bonne partie de la littérature française ne trouve grâce à vos yeux.  Plus sérieusement,  j'estime qu'aucun mot de la langue ne doit être banni de l'écriture, oserais-je dire de la littérature à condition, bien sûr, d'être employé à bonne escient. Les mots en eu-même ne sont pas vulgaires, ce sont des outils,  des instruments. Ils ont des couleurs et des formes, sont porteurs de rythmes, d'élans, de rupture. Ce n'est pas  dans les mots que réside la vulgarité, mais dans les fautes de goût, les maladresse, les platitudes  et les clichés, dans l'incongruités des idées.. J'ai croisé   des gens prétendument distingués  d'une redoutable vulgarité et d'autres fort simples d'une grande noblesse. Il en va ainsi de la langue.

Et puis, me faut-il vous dire que ce texte  a été rédigé pour être dit et je me permets de vous inviter à prendre connaissance de la version audio dont vous avez le lien au pied du texte .

Cordialement.