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20 Septembre 2025 à 06:17:51
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Le Monde de L'Écriture » Coin écriture » Textes courts (Modérateur: Claudius) » Le Guetteur

Auteur Sujet: Le Guetteur  (Lu 1691 fois)

Hors ligne Theo68

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Le Guetteur
« le: 01 Mars 2018 à 13:02:22 »
Le guetteur


Il n'y a rien de vraiment explicite. Mais certains passages sont assez durs. Je préviens les jeunes et les âmes sensibles que cela peut éventuellement choquer...
Bonne lecture !



« Olé » ! Dans un grand cri, l’apprenti torero retombe sur ses pieds et cours vite se réfugier en hauteur, sur la grille blanche qui entoure l’arène improvisée. La vachette, elle, commence à chauffer. Elle est vive. Après quelques secondes d’hésitation, un autre sauteur descend de son abri et provoque la vache. Elle le jauge quelques instants, tape ses sabots avants et démarre. 500 kilos et des cornes affutées lancées à pleine vitesse, il vaut mieux ne pas se louper… L’animal s’approche. On croirait qu’il va percuter le jeune garçon, 16 ans à tout casser. Mais au dernier moment, il plie légèrement les genoux et s’envole presque. D’un grand salto, il survole la vachette. Rien ne dépasse, ses habits blancs et son gilet noir brodé de fils dorés serrent son corps fin. Seules les manches, un peu lâches, claquent dans l’air. Il retombe gracieusement de l’autre côté de la vachette. Et à son tour, il prend ses jambes à son cou avant qu’elle n’ait eu le temps de réclamer une revanche.

Bernard aime la course landaise, même une petite de village comme aujourd’hui. D’ordinaire, il aurait pris le temps de commander une bière et d’assister au spectacle. Mais pour lui, le temps n’est pas à la fête, il est tendu. Il a donné rendez-vous à l’accouveur au pied de l’église de pierre, sur la belle place carrée de Labastide d’Armagnac. Des stands de producteurs sont installés. Les géraniums et les glycines pendent aux fenêtres ou aux balcons. Bernard, lui, trépigne comme une vachette sur le gravier. Il a peur. Il sait que ce qu’il fait est illégal, mais il n’a pas le choix. C’est ça ou les créanciers viennent saisir sa baraque et son exploitation. Enfin, son gars approche. Un homme bien battit mais assez quelconque. Bernard s’attendait à une sorte de camionneur d’Europe de l’est, au-tshirt tâché de gras et à la grosse barbe hirsute. Au lieu de ça, c’est un type rasé, aux petites lunettes et en chemise qui lui sert la main.

« Salut, on y va ? » lance-t-il sans attendre, avec un accent russe. Bernard le suit à travers la place carrée. A peine sorti du cœur de la fête, on respire déjà mieux. Sur le parking des poids lourds, il n’y a personne. Tout le monde est à la course landaise ou au marché. « C’est là » lui montre l’accouveur en désignant un camion de moyenne taille immatriculé en Bulgarie., avec une grande bâche bleue. Il s’approche de la porte arrière, jette un coup d’œil à gauche et à droite puis tire sur la grande poignée en métal. La porte s’ouvre et Bernard entend le bourdonnement familier des petits canetons qui viennent de naître.

Là, dans la pénombre, des cages remplies de petites boules de poils jaunes sont entassées. Pour l’instant, ils ne font pas de bruit mais ils ne vont pas tarder à piailler. Bernard les inspecte, les scrute. Ils ont l’air en bonne forme. Ça ne vaut bien sûr pas les canetons du sud-ouest, mais pas le choix. « Il y en a 3 500, comme on avait dit » lance froidement le type en chemise. « Et le prix, comme on avait dit également ? » questionne Bernard en se reculant. « Oui, 5 000 euros, comme convenu » confirme l’autre. Il pousse de tout son poids sur la porte en métal pour la refermer. « Et donc, vous êtes sûrs, il n’y a aucun problème pour la provenance ? » interroge l’éleveur. « Aucun des éleveurs que j’ai livré n’a eu de problème, c’est intraçable, assure l’homme en baissant la poignée, officiellement les canetons viennent d’un élevage d’Allemagne qui est agrée dans votre pays, le certificat ne mentionne que cette provenance, pas la Bulgarie ». « Bon, très bien » coupe Bernard. Il veut en finir, il ne souhaite pas rester là plus longtemps. « Rendez-vous cet après-midi à 15 heures sur mon exploitation, poursuit-il d’un rythme rapide, vous aurez l’argent ». Les deux hommes se serrent la main et retournent chacun vers leur véhicule.

……………………………….

Bernard se réveille en sursaut. Il est en sueur. Son rythme cardiaque est élevé et sa respiration saccadée. Il jette un œil à son réveil. 03 :35. « C’était un mauvais rêve », constate-t-il en tentant de se calmer. Un cauchemar macabre : tous ses canards morts. Treize mille petites bêtes immobiles, gisant au sol, les pattes dans des positions étranges, sous un ciel couleur rouge sang et une lune jaune dorée. Cela fait plusieurs nuits qu’il dort mal, mais un cauchemar pareil… Il en a des frissons, pas seulement dus à son pyjama humide. Bernard se lève du lit. Il fait encore nuit noire. Sa femme, à côté, dort profondément. Elle a un sommeil de plomb. Il descend à la cuisine se servir un verre d’eau et tenter de se débarrasser de cette vision de charnier qui hante encore son esprit, qui revient chaque fois qu’il cligne des yeux. Comme lorsqu’on a regardé le soleil un peu trop directement et que sa silhouette est imprégnée sur notre rétine. Le soleil, qui n’est pas près de se lever. En ce moment, il décline à toute vitesse, les jours se raccourcissent. On a dépassé l’équinoxe de septembre.

Bernard ouvre le robinet et rompt pendant quelques secondes le silence de la maison endormie. Il boit une gorgée et s’adosse au rebord de la fenêtre. Dehors, le ciel est dégagé, on voit les étoiles. Les pins landais se détachent comme des peintures à l’encre de chine, de même que sa citerne et son hangar. Ses canards doivent dormir tranquillement. Du moins, il l’espère… Au-dessus, la lune n’est pas jaune dorée, mais blanche comme l’ivoire. Elle est presque pleine. Soudain, une vingtaine d’oiseaux rompent la pureté de l’astre nocturne. Ils vont vite, forment un grand V dans le ciel, sûrs de leur vol et de leur destination. Les ailes bien écartées, ils doivent mesurer près de 50 centimètres. Des ailes en forme de faucille, un corps effilé. « Des martinets noirs sans doute » observe Bernard, inquiet, plissant les yeux pour voir plus précisément leur passage par rapport à son élevage. Il n’aime pas ça. Il y a deux ans déjà, son élevage a dû être abattu entièrement. La grippe aviaire. Sans doute la faute des oiseaux migrateurs. Depuis, il est envahi de cauchemars, surtout en ce moment, à l’automne, où les vols de migrateurs sont légions. Il n’aime pas ça du tout…
………………………

« Il est huit heures sur France Bleu Gascogne ! » lance d’une voix enjouée l’animateur.

La radio portative est posée sur la table, antenne dépliée. Bernard tend l’oreille en sirotant son café. « A la Une, la grippe aviaire aux portes des Landes, commence le journaliste la voix grave et rapide, 4 départements sont touchés : Le Tarn, les Hautes-Pyrénées, le Gers et le Lot-et-Garonne. Pour l’instant, aucun foyer, ni suspicion de cas dans notre département, insiste la préfecture ». C’est ce qu’il avait entendu hier soir. Le responsable de la FDSEA leur avait signalé cette éventualité par mail. A la radio, un responsable du Cifog appelle à la prudence, explique que tout a été fait pour éviter une nouvelle crise. « Le risque zéro n’existe pas » lance-t-il au milieu de l’interview… « Pfff, de toute façon, comment empêcher les migrateurs de passer ? » questionne Bernard à haute voix, espérant presque que le spécialiste l’entende et lui réponde. Ce n’est pas possible qu’elle réapparaisse, pas après tout ce qu’ont fait les éleveurs, toutes les précautions qui ont été prises. D’après le journaliste, le foyer infecté dans le Gers a reçu il y a quelques jours un lot de canetons des pays de l’est. « Encore un qui a voulu réduire les coûts » soupire Bernard, sous le regard un peu anxieux de Stéphanie. Sa femme, tartine en main, sent bien qu’il commence à être gagné par l’angoisse. Elle voit ses regards réguliers vers le ciel, guettant les vols d’oies sauvages. Elle le voit scruter ses enclos et ses canards. Le foyer contaminé est à Eauze, quarante kilomètres à vol d’oiseau. Autant dire rien du tout pour des volatiles qui vont parfois de la Scandinavie à l’Afrique subsaharienne pour migrer.

« Allez, faut que je me bouge » grogne Bernard en se levant. Il pose sa tasse dans l’évier, embrasse sa femme sans vraiment la voir, l’esprit déjà tourné vers ses canards. Il enfile ses bottes et sort dans le froid de ce matin d’octobre.
…………………………..

La porte de son tracteur grince. Il faudra qu’il y mette de l’huile. Derrière, sa remorque est remplie de grains. Il y en a pour près de 500 kilos. Une bonne ration aujourd’hui. Son silo est encore bien plein, il a de la marge. Cela fait partie des équipements qu’il a dû acheter il y a deux ans, après l’épizootie aviaire. Un silo de 10 000 litres, fermé, hermétique, pour éviter toute contamination du ciel ou du sol. Une nouvelle toiture pour son hangar, là aussi pour éviter que des migrateurs ne lâchent des fientes dans l’enclos de ses canards. De nouveaux réservoirs d’eau, eux aussi fermés et stérilisés, etc… Il en a eu pour 30 000 euros. Pas le choix s’il voulait poursuivre son exploitation. Alors le tracteur attendra un peu avant de prendre sa retraite. Pas moyen de le remplacer pour le moment. Bernard allume le contact, contourne sa maison et se dirige vers ses enclos. Il aime le vrombissement de son tracteur, les secousses dans la cabine, l’air qui siffle à travers la fenêtre ouverte. C’est une belle journée qui s’annonce, le soleil se lève et pas un nuage ne semble vouloir le perturber.

Arrivé au portail d’entrée, à 500 mètres de sa maison, il descend de la cabine et attrape le karcher posé côté passager. Il hisse le lourd réservoir d’une quarantaine de litres sur son dos et dirige la tige vers les pneus de son tracteur. L’eau, mélangée au désinfectant, gicle sur ses bottes. Elles y passeront aussi de toute façon. C’est son rituel, sa prière du matin, pour tenter d’empêcher toute nouvelle épidémie. Aujourd’hui, les règles vétérinaires sont strictes. Il rentre dans son sas de décontamination. Une sorte de grande cabine en plastique, ressemblant un peu aux toilettes provisoires installées lors des festivals ou des événements sportifs. Il se change, met sa combinaison brune, plonge ses bottes dans un pédiluve de produits désinfectants. Depuis ces nouvelles mesures, sa journée de travail s’est rallongée de 45 minutes. Il est désormais près à rentrer dans son enclos. Il ne risque pas d’apporter « de matière organique potentiellement porteuse d’un virus », comme le répètent les vétérinaires. Il respecte les consignes à la lettre et peste contre les éleveurs moins scrupuleux. Il est sûr que c’est à cause d’eux que l’épidémie réapparaît.

Arrivé au hangar où patientent un tiers de ses 13 000 canards, Bernard s’arrête et benne son chargement dans le distributeur de nourriture, sorte de grand entonnoir qui répartit ensuite la nourriture dans les mangeoires. D’un coup, c’est la cacophonie dans son enclos. Les canards se précipitent en se dandinant vers le repas. Bernard aime ces moments-là, voir ses petites bêtes se bousculer pour le grain. Il entre faire son inspection et crie d’une voix enjouée « Ne vous inquiétez pas, il y en aura pour tout le monde ! ». Il marche au milieu des palmipèdes, en regardant à sa gauche et à sa droite s’ils vont bien, si leur plumage n’est pas abîmé, si l’un d’eux boîte ou a du mal à déglutir. Cela peut arriver. Il y en avait un hier qui marchait difficilement. Peut-être une blessure à la pâte ? Bernard en attrape un sur sa gauche. Est-ce celui-ci ? Le canard se débat entre les mains de l’agriculteur, mais depuis le temps, Bernard sait comment les immobiliser. Il tient fermement les ailes des deux côtés. L’animal sent vite qu’il ne peut pas s’enfuir et se laisse faire. L’éleveur lui prend la patte. Rien de particulier. Les griffes sont nettes, les écailles sont belles, la palmure est en bon état également, elle ne présente aucune déchirure. Ce canard va très bien. Bernard le repose. Il file tout de suite se faire une place à la mangeoire, en poussant ses petits camarades.

Bernard sourit et reprend son inspection. Une patte dépasse de la masse, 350 mètres devant lui et attire son attention. Elle ne devrait pas être dans ce sens. On dirait que son propriétaire s’est couché. En plein repas ? Quelque chose ne va pas. Bernard s’approche. Le canard est en effet étendu sur le sol, il ne respire plus. L’éleveur l’attrape par les pattes et l’extrait de la foule des autres animaux, occupés à se goinfrer. Ohh non, pas ça… Les images de la dernière fois lui reviennent en tête. Impossible, ce ne peut pas être ça. Bernard inspecte le corps de l’animal. Pas de blessure, pas de saignement. Ses plumes restent bien en place, ne se décrochent pas. Mais l’animal est maigre, cela doit faire plusieurs jours qu’il ne mangeait pas, ou très peu. Ses yeux sont injectés de sang. Bernard est angoissé. « ça ne peut pas être ça » se répète-t-il en boucle dans sa tête. Quoi qu’il en soit, il doit isoler le corps. Il prend le canard par les pattes et se dirige vers la pièce réservée aux canetons qui viennent de naître, pour qu’ils puissent prendre des forces tranquillement. Une pièce fermée, entourée de vitres. En se dirigeant vers le fond du hangar, Bernard constate que trois autres canards se désintéressent de la nourriture et trainent la patte en retrait des mangeoires, la tête baissée. Encore un signe. Mais non, ça ne peut pas être ça… Il les met également à l’isolement, on ne sait jamais. Un à un, il attrape les trois canards. Aucun ne se débat, c’est comme s’ils avaient déjà renoncé. Bernard les place dans une deuxième pièce, avec du grain et de l’eau. Ils n’y touchent pas et se couchent rapidement sur le sol en béton. Quelque chose ne va pas. Bernard refait une inspection de tous ses canards, il fait trois fois le tour du hangar, scrute le plumage de ses bâtes, leur appétit. Les autres ont l’air d’aller.
Que doit-il faire maintenant ? Appeler le vétérinaire ? C’est ce qu’il devrait faire légalement après avoir découvert un animal mort. Et si c’était ça à nouveau ? Tout son élevage serait abattu. Il ne pourrait élever aucun canard pendant des mois. Les autres éleveurs le montreraient du doigt. Il perdrait tous ses clients également. Non c’est impossible. Et puis, si ça se trouve, il s’agit juste de ces quatre animaux-là. Il va parvenir à endiguer la maladie… Mince, les bottes d’ailleurs, il doit les désinfecter. Bernard reprend le karcher dans son tracteur et pulvérise à nouveau le liquide sur ses chaussures. Il rassemble la paille sur laquelle il a marché, entre le canard mort et la salle des canetons. Il pulvérise aussi du liquide dessus, puis la charge dans une brouette. Il va aller brûler tout ça dans un coin, discrètement. Juste au cas où. En passant, son regard passe sur la pièce des canetons, où gît le corps du canard mort. Et s’il le mettait avec ? Il ne resterait aucune trace… Le cœur battant, Bernard attrape le petit corps inanimé, pulvérise du désinfectant sur le sol de béton où il était posé, et se dirige, avec sa brouette, vers l’extrémité nord de son enclos.
…………………………………..

« Du canard tout frais ! », « 25 euros le foie gras entier mi-cuit ». Bernard joue de sa grosse voix pour s’imposer à quelques mètres du boucher. Il aime ces ambiances de marché. Les voix qui s’entrecoupent, les couteux de cuisine qui s’entrechoquent, le brouhaha des clients, les chiens qui aboient. C’est comme un shoot d’adrénaline. Et les odeurs ! Les poulets qui grillent, la graisse des frites qui cuisent puis celle des churros ou des beignets. En fonction des vents, ce sont plutôt les effluves de la mer qui lui chatouillent des narines, avec Yves, le poissonnier. Plus léger, mais présent aussi, l’étal des fruits et légumes, avec les senteurs de fruits exotiques, qui démarrent tout juste. Et puis le marché, c’est une bonne affaire sur le plan financier. Il y rencontre sa clientèle habituelle, des gens plutôt aisés, mais pas que. De plus en plus, il y a des petits jeunes qui se détournent des supermarchés. Tout à l’heure, un jeune couple de montois lui ont commandé un magret. Comme il n’a personne pour l’instant devant son stand, Bernard attrape un couteau et commence à dégraisser le canard. Les morceaux de graisse blanche tombent dans un petit sceau. Il les garde toujours. C’est très utile pour la cuisine.

« Bonjour Bernard, comment ça va ? » Sorti brutalement de ses pensées, l’éleveur lève les yeux et manque de se couper un doigt. Face à lui se tient Laurence, la chef des services vétérinaires du département. Elle est en « civil », petite veste beige et pantalon noir, les cheveux attachés en une queue de cheval, comme d’habitude. Mais que fait-elle là ? C’est la première fois qu’il la croise au marché. Comment pourrait-elle être au courant ? Il ne sait pas trop quoi répondre. Mais il doit casser le silence, cela commence à être gênant.

-   Oui, oui, ça va bien, en plein travail, répond-il enfin en baissant le regard vers le magret et en reprenant son couteau en main.
-   Cela fait un moment que je ne suis pas venu chez vous, comment vont vos canards, tout se passe bien ? » poursuit la vétérinaire, profitant qu’il n’y ait personne devant le stand. « Mais c’est qu’elle insiste la bougre » grogne intérieurement Bernard.
-   Très bien, répond-il, ils sont bien en chair et je les ai rarement vu avec un plumage aussi brillant. « Tel éleveur, telles bêtes Laurence, vous savez bien » tente l’éleveur en sortant son sourire le plus convaincant, tout en terminant de nettoyer son canard. La vétérinaire esquisse enfin un sourire. Mais elle est crispée. Bernard le sent bien.
-   C’est terrible ces cas d’influenza à nos portes, je te préviens, on va devoir renforcer nos contrôles, l’ARS nous colle aux basques, souffle-t-elle en baissant la voix.
-   Bah tu sais Laurence, moi les mesures je les respecte à la lettre, lance fièrement Bernard en se redressant, la pointe du couteau pointée vers le ciel, je n’en dirai pas autant de certains confrères…
-   Je sais Bernard, je sais, réplique Laurence en haussant les sourcils, allez je te laisse travailler, à bientôt !.
-   Salut » lance simplement Bernard en faisant un signe du menton, les deux mains occupées à emballer le magret. Il n’est pas mécontent d’en être débarrassée. Il va devoir redoubler de vigilance dans son enclos. « J’irai tout de suite après le marché » pense Bernard.
……………….

Cinq nouveaux cadavres. Des canards de près de trois mois. Bernard devait commencer à les engraisser d’ici une dizaine de jours. Désormais, ils gisent sur le sol en béton, leurs petites pattes recroquevillées. Ils sont plus maigres qu’ils ne devraient l’être à ce stade. Leur plumage clairsemé, surtout sur le devant, en-dessous du col, laisse voir la chair rosâtre. Eux non plus n’ont pas dû manger grand-chose ces deux derniers jours. Cette fois, il n’y a plus de doute possible. Elle est de retour…

Peut-il encore l’arrêter ? Est-ce trop tard ? Est-ce une punition du ciel pour avoir acheté des canards en contrebande ? Bernard soupire, les mains sur les hanches devant ses animaux. Il réfléchit. De toute façon, il n’a plus le choix, il doit aller jusqu’au bout. Il ne pourra pas survivre à une nouvelle crise aviaire. D’un pas décidé, il va mettre des gants en plastique, ramasse ses canards morts, les mets dans une brouette avec de la paille et retourne au coin de son enclos allumer un feu…
…………………….

Des bruits de pneus crissent dans l’allée. A l’oreille, Bernard distingue trois véhicules. Qui ça peut bien être ? Il n’est que 15 heures de l’après-midi, sa femme n’a pas encore terminé le boulot. Il sort de son hangar et scrute sa maison. Son sang se glace. Une camionnette blanche, avec un logo bleu-blanc-rouge et cinq lettres : DDCSPP. Cinq lettres que les éleveurs redoutent : la direction départementale de la cohésion sociale et de la protection des populations. Un nom pompeux et complexité pour une chose tout à fait simple : un contrôle sanitaire. Dans la voiture bleue juste derrière, Bernard distingue Laurence au volant, la vétérinaire. « Merde, ce n’est pas vrai ! » laisse échapper l’éleveur en jetant sa pelle.

A grand pas, aussi vite que lui permettent ses bottes en caoutchouc, il prend la direction du sas d’entrée et de sortie de son enclos. Les agents, eux, de l’autre côté de la clôture, sortent de leur véhicule. « Bonjour, j’arrive ! » leur crie-t-il en ouvrant sa cabine. Il range précipitamment les bidons de désinfectant sous le banc, passe un coup d’éponge sur l’évier de fortune. Pfff, de toute façon, ça ne sert à rien, il le sait. Les pieds dans le pédiluve, il sent comme un étau se resserrer dans sa poitrine. Il s’assoit sur le banc et tente de respirer normalement. Il sent une douleur entre les côtes, au niveau de sternum, comme si quelqu’un enfonçait un pieu au milieu de son torse. Ce n’est pas possible, pas encore…

Bernard retire sa combinaison et ses bottes puis attrape sa paire de basket habituelle. Il ressort dans l’air frais de ce début d’automne. Il jette un coup d’œil derrière lui, vers ce hangar qu’il connaît comme sa poche, où il passe le plus clair de son temps, entouré de ses canards. Les animaux semblent le suivre des yeux. Ils sont rassemblés à la sortie du hangar et semblent ne pas comprendre pourquoi le repas s’est arrêté à la moitié. L’éleveur approche des trois agents, qui ont enfilé leur blouse blanche.

« Bonjour » grogne-t-il.
-   Bonjour, comment allez-vous ? » lui demande l’un d’eux, un grand brun, à la cravate mal ajustée sous sa blouse. « Salut Bernard » lui lance la vétérinaire en s’approchant.
-   - Nous venons effectuer un contrôle sanitaire inopiné sur votre exploitation, reprend le grand brun, pourriez-vous d’abord nous montrer le protocole de fonctionnement et le plan de circulation sur votre ferme ?

Bernard opine de la tête. Il ne l’aime pas lui, il sent qu’il est tatillon. Mais au moins, cette partie-là ne pose aucun problème, Bernard sait qu’il est en règle. Avec un peu de chance, ils n’iront pas jusque dans son élevage… S’ils ont beaucoup de fermes à contrôler, peut-être inspectent-ils surtout les papiers et le respect des mesures de biosécurité ? Bernard croise les doigts.
Il emmène le petit groupe derrière sa maison, à l’angle du garage où stationne son tracteur. Sur le mur, une pancarte est affichée, semblable aux plans d’évacuation incendie dans les immeubles. Le plan représente l’exploitation de Bernard, avec les bâtiments et les chemins, vus de haut. Il indique également l’emplacement des stocks de paille et des zones de stockage du lisier. Des flèches représentent enfin le sens de circulation des véhicules.

« Joli plan, approuve le grand brun de la DDCSPP, on en voit rarement d’aussi jolis et précis » juge-t-il en esquissant un sourire et en griffonnant sur son carnet. « Mais c’est souvent ensuite que ça se gâte » enchaîne-t-il en relevant la tête et en présentant un sourire plus carnassier que bienveillant. « On peut voir les papiers de l’exploitation ? » poursuit-il. Bernard est décontenancé, mais n’en montre rien. Il sent que l’autre ne va pas le lâcher. « Pas de soucis, c’est dans la cuisine, suivez-moi » réplique tranquillement l’éleveur en se dirigeant vers la porte d’entrée. Il essuie ses chaussures sur le tapis et pénètre dans l’entrée. Tout le petit groupe prend la direction de la cuisine, en laissant quelques traces sur le carrelage blanc. Bernard ouvre le tiroir dédié à la paperasse et en sort un gros dossier violet. Il contient tous les papiers relatifs à son exploitation : assurance, autorisations en tous genres, certificats de vente, agrément pour l’abattoir, etc… Il pose le tout sur la table, au centre de la pièce.

« Assez-vous, invite-t-il à ses trois invités surprise, je vous sert un café ? ». Il espère qu’en les retardant un peu, il va éviter l’inspection du hangar.
-   Très volontiers, merci, lui répond Laurence, suivie des autres agents. Elle le connaît bien Laurence, elle sait qu’il est scrupuleux, peut-être qu’elle va dire que ce n’est pas la peine d’aller voir les canards…
-   Vous avez beaucoup de contrôles à effectuer aujourd’hui ? » demande Bernard, le plus innocemment qu’il puisse paraître, tout en versant le café en poudre dans le filtre.
-   Vous savez qu’on n’a pas le droit de vous le dire, réplique froidement le grand brun en inspectant déjà les registres. Le silence s’installe, tendu. On entend des caquètements au loin.

Bernard, lui, se sent comme un boxeur sonné par un uppercut. Il comprend que cet agent, sorti d’un bureau bordelais, voir parisien, ne va pas le lâcher aujourd’hui. Il va appliquer à la lettre les consignes du préfet. Bernard est mal barré. S’ils vont au bout des inspections, il n’aura plus de ferme le soir même. Ses 13 000 canards seront placés en quarantaine avant d’être amenés, demain matin sans doute, vers l’abattoir le plus proche. Comme un fantôme, il sert le café dans les quatre tasses, l’esprit torturé par toutes sortes de pensées parasites. Comment vont réagir ses créanciers ? Ils vont lui prendre la ferme et la maison, c’est sûr… Que va penser sa femme ?

« Bon, ça m’a l’air en règle, lance le grand brun en sortant Bernard de sa rêverie, un petit café et on va voir ces petites bêtes ? » questionne-t-il sans vraiment attendre de réponse. De toute façon, Bernard ne peut plus les arrêter, c’est terminé. L’agent agît comme si c’était un jeu pour lui. Il ne se rend pas compte que c’est toute sa vie à lui ?
-   Parfait, je reviens, je vais vous chercher le protocole de fonctionnement, il est au garage » leur explique Bernard, la voix mécanique comme un robot.

Il sent ses jambes le porter vers l’arrière de sa maison, mais il a l’impression déjà d’avoir quitté ce corps. C’est comme s’il se regardait, de l’extérieur, sortir dans le garage, caresser son tracteur et attraper la corde sur sa droite, qui lui sert à élaguer les arbres sur son terrain. Il est décidé, son esprit est vide, presque libre désormais qu’il a pris la décision d’en finir. Il ne peut plus affronter les créanciers, les regards de sa femme, de ses clients. Il ne peut pas supporter de voir une nouvelle fois ses canards abattus. Il grimpe l’une après l’autre sur les bottes de paille entassées contre le mur gauche du garage, comme sur un immense escalier qui mène vers sa libération. D’un geste lent et appliqué, il noue la corde à la poutre en métal et avance le nœud dans le vide. Ainsi, une fois lancé, il ne pourra plus reposer le pied sur une botte de paille et reculer. Il sera débarrassé de tous ses problèmes. Il souffle pour évacuer le nœud qui commence à se former à nouveau dans sa poitrine. Puis d’un mouvement assuré, il passe la tête dans le nœud et se lance. Enfin libre.
« Modifié: 02 Mars 2018 à 09:46:37 par theohetsch »

Hors ligne kokox

  • Grand Encrier Cosmique
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Re : Le Guetteur
« Réponse #1 le: 01 Mars 2018 à 13:51:23 »
Salut Theohetsch,

Très heureux d'être le premier à commenter ta nouvelle ! :)
Commenter ? Non, vraiment, il n'y a rien à commenter !
Juste à applaudir ! À reprendre doucement ses esprits !
Que te dire, elle est aussi excellente que poignante ! Et je pèse mes mots !
Te dire qu'elle m'a touchée ? Oui, énormément. De bout en bout !
De par son rythme, de par sa force de narration, de par sa vérité, son sens du détail, son émotion, son humanité.
Tu sembles parfaitement connaître ce que tu racontes, ou sinon je te soupçonne d'être un monstre d'empathie !
La chute est fatale, mais des plus justes.
Bref, une totale réussite !
Et je m'arrêterais là pour te laisser reprendre ta respiration !  :)

« Assez-vous, invite-t-il à ses trois invités surprise, je vous sert un café ? ».

J'ai repéré juste cette coquille, mais j'étais si intensément absorbé par ma lecture, que j'en ai peut-être laissé passer d'autre.

Bien à toi, l'écrivain ! :)

PS : Une des meilleures nouvelles que j'ai pu lire en 4 ans sur ce site ! Et je pèse mes mots ! :)
« Modifié: 01 Mars 2018 à 13:58:04 par kokox »

Hors ligne Kathya

  • Grand Encrier Cosmique
  • Messages: 1 272
    • Page perso
Re : Le Guetteur
« Réponse #2 le: 01 Mars 2018 à 15:06:30 »
Citer
une blessure à la pâte ?
patte

C'est bien écrit et ça se lit bien, malheureusement la fin est assez convenue avec l'avertissement en début de texte et la tonalité du récit, la fin est entendue d'avance. On a presque trop d'indice (entre le message à la radio et les tentatives d'auto-persuasion du narrateur).

Après, la vétérinaire en moi avait presque envie que le texte se développe ailleurs. (Bon j'avoue que j'avais d'autres maladies en tête, mais également à déclaration obligatoire donc ça aurait pas changé l'issue drastiquement...) Après, même si y a des formes de portages sains chez les canards, le fait qu'y ait que 8 morts sur 3500 me faisait me demander si l'éleveur psychotait pas un peu... (Vu les circonstances potentiellement douteuses d'acheminement, le stress d'un transport à travers l'Europe aurait pu nuir à ses bestioles aussi...)

Et le fait que ça soit présenté en mode "j'ai pris toutes les précautions sauf les plus élémentaires" fait que j'ai pas trop pitié du narrateur alors qu'il lui est arrivé plein de tuiles...

Au plaisir de te relire ! :)
"Je suis la serveuse du bar Chez Régis ! Ou un leprechaun maléfique barrant l'entrée d'un escalier imaginaire..."

Et puis la Nuit seule.
Et rien d'autre, et plus rien de plus.

Avant l'hiver, Léa Silhol

Hors ligne avistodenas

  • Prophète
  • Messages: 738
Re : Le Guetteur
« Réponse #3 le: 01 Mars 2018 à 18:57:33 »
Je ne serais absolument pas étonné que cette histoire fût vraie de bout en bout.

Tu devrais faire en sorte de préciser que les canetons du Bulgare bien été réceptionnés dans la ferme car j'ai eu un doute.... Je l'ai toujours d'ailleurs car tu ne le dis pas.

C'est une histoire comme il en arrive trop souvent (le suicide) chez les éleveurs, et pas que de canards !

C'est bien écrit (les quelques indélicatesses orthographiques on s'en fout, ça se corrige aisément  ;D ;D ) et surtout tu maintiens le suspense bien que l'on soit prévenu. D'ailleurs tu devrais supprimer ton avertissement et donner le texte sec.

Un moment, j'ai même cru que Bernard se tapait un infarctus... en insistant un peu, tu peux aiguiller le lecteur sur une fausse piste. Il faut être vicieux, pour écrire "vraiment".   :mrgreen: :mrgreen:

Continue...   (Je suis un aficionado de corridas, mais pas de vaches landaises... et grand amateur de fritons de canard gras, mon épouse les a faits pas plus tard qu'hier)  ;D ;D ;D

Hors ligne kokox

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Re : Le Guetteur
« Réponse #4 le: 01 Mars 2018 à 19:11:39 »
Je dirais comme Avistodenas, pas besoin de s'excuser d'un avertissement !

Hors ligne Theo68

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Re : Le Guetteur
« Réponse #5 le: 02 Mars 2018 à 09:45:44 »
Bonjour et merci beaucoup pour vos retours ! Vos remarques sont tout à fait justes et vont m'être très utile pour améliorer mon écriture
Effectivement, je vais modifier l'avertissement, ça a dû un peu vous gâcher la fin...
Merci encore !

Hors ligne Fried

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Re : Le Guetteur
« Réponse #6 le: 02 Mars 2018 à 14:29:57 »
Bonjour Theohetsch,

Au fait je connais une famille hetsch, des agriculteurs près de Reims, c'est de la famille ?
J'ai aimé l'aspect réaliste et vécu de ton texte.
C'est d'actualité, "le nombre de suicide chez les agriculteurs a été multiplié par trois. Un agriculteur s'est suicidé tous les deux jours, un taux supérieur de 20 % au reste de la population." article récent.
C'est bien écrit, on m'a conseillé pour les dialogues d'utiliser des tirets cadratins, pas le tiret du 6, mais celui-ci : —
Merci pour la lecture.

Hors ligne Claudius

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Re : Le Guetteur
« Réponse #7 le: 02 Mars 2018 à 16:02:28 »

Cette année la grippe aviaire a fait beaucoup de dégât, ou peut-être l'extrême prudence des autorités, je ne sais.

Ton texte est un cri, tellement vrai, tellement réaliste, il est facile à lire et j'ai eu envie d'aller jusqu'au bout, même si je m'attendais à cette fin tragique. Tu as une belle plume et une écriture agréable.

Pour le tiret cadratin relevé par Rémi Fried, il faut appuyer en même temps sur la touche : Alt et taper 0151 sur le clavier numérique.

« Modifié: 02 Mars 2018 à 17:33:56 par Claudius »
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Hors ligne Fried

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Re : Le Guetteur
« Réponse #8 le: 02 Mars 2018 à 17:19:28 »
Hello Claudius, je t'assure que je ne suis pas Rémi, mon prénom c'est Francis.  :mrgreen:
Merci pour l'astuce.
« Modifié: 02 Mars 2018 à 17:36:25 par Fried »

Hors ligne Claudius

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Re : Le Guetteur
« Réponse #9 le: 02 Mars 2018 à 17:33:14 »
 :-[ :-[

Bah que veux-tu c'est l'âge ! désolée Fried ! Je rends donc à Fried ce qui est à Francis !

 :D :D :D
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Hors ligne Theo68

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Re : Le Guetteur
« Réponse #10 le: 02 Mars 2018 à 20:01:51 »
Merci beaucoup pour vos remarques sur les dialogues. C'est vrai que je me suis pas mal creusé les méninges sur les règles typographiques en la matière^^
Et Fried : je ne connais pas ces Hetsch près de Reims... Mais peut-être y a-t-il un lien, je sais qu'il y a beaucoup de cousins plus ou moins éloignés !

 


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