D'horribles crimes et autres malheurs accable un pauvre baron avec sa femme ; mais cette affaire a quelque chose de sinistre ...
Bon sang, mais que fabrique Anna ? se demanda la plantureuse cuisinière en plumant son poulet devant l’immense cheminée de pierre.
Si elle ne se dépêche pas le repas ne sera jamais prêt à temps ! Elle passait ses nerfs sur le volatile qu’elle dénudait à grosses poignées.
Elle ne vient pas … Monseigneur risque de se fâcher. Cette idée la terrifiait. Après ce qui était arrivé aux dames de compagnie de Madame, et au vu de l’humeur sombre du baron depuis quelques temps, Gertrude ne tenait pas à susciter l’ire du maître.
Presse-toi gamine ! ordonna-t-elle mentalement à la servante en retard.
Et s’il lui était arrivé quelque chose ? La brave matrone blêmit en songeant à Corinna, son aide habituelle, qu’on avait retrouvée morte deux jours plus tôt.
Quelle horreur ! Et tout ce sang … Un accident bête avait-on prétendu, elle était tombée dans les escaliers avec un grand couteau à la main et se serait empalée dessus. La cuisinière n’y croyait pas. Elle connaissait bien la victime. Pourquoi se serait-elle promenée dans le château avec une lame de découpe ? Ses bleues et ses entailles étaient-ils vraiment dus à sa chute ?
Quelqu’un l’a assassinée, j’en suis sûre. Mais qui se souciait d’une pauvre souillon sans famille ? Il se produisait des choses inquiétantes depuis le procès …
Un bruit fit sursauter la bonne femme, interrompant ses ruminations macabres. Un pas lourd et lent, qu’elle ne reconnaissait pas. Elle posa doucement son poulet sur la grande table et attrapa sans bruit une broche en fer.
Une silhouette apparue dans l’encadrement de la porte en ahanant. Anna ! La jeune fille portait péniblement une hotte remplie de bûches.
« On m’a demandé de remplir la réserve de bois pour la cuisine, Dame Gertrude. »
Rassurée, cette dernière reprit contenance.
« D’accord, pose ça là. Et viens t’occuper des carottes, nous devons nous hâter. »
La servante s’exécuta. La cuisinière s’empara d’une autre volaille et entreprit de la plumer à son tour. Elle crut bon de devoir expliquer :
« Nous ne tenons pas à faire attendre Monseigneur. »
Anna acquiesça en s’installant à la table avec une botte de légumes à éplucher. La matrone ajouta après un silence, comme pour elle-même :
« Notre pauvre baron a bien changé. Ce n’est plus le même homme. »
Sa jeune aide saisit au vol l’occasion de cancaner :
« Ces tragédies avec sa femme l’ont bouleversé. Il en a perdu le goût du boire et du manger. Il se lève tard, déjeune peu, parle encore moins, se montre renfrogné à toute heure !
— Il a assurément vieilli. Le malheureux n’est plus que l’ombre de lui-même.
— Il néglige ses devoirs ! Cela lui ressemble si peu. À peine appose-t-il son sceau sur les documents que lui tend son nouvel astrologue. Celui-ci doit tout faire : recevoir, arbitrer, décider …
— Il gouverne avec intelligence et fermeté, paraît-il, mais enfin c’est vrai que ce n’est pas son rôle …
— Cela n’a pas l’air de lui déplaire pour autant. Vous avez vu les airs que maître Echépron se donne ? Les nouvelles robes qu’il s’est offertes ?
— Oui-da ! De bien belles étoffes ! De la soie elfique même ! Et bien coupées avec cela ! » s’exclama la cuisinière, une pointe d’admiration et d’envie dans la voix.
— J’espère qu’il ne se sert pas dans le trésor comme son prédécesseur, » répondit sombrement Anna en posant une carotte pour en saisir une autre.
— Ah ça ! Quelle histoire ! Vous croyez connaître les gens et vous les trouvez un jour faux comme des deniers saucés ! Ce maître Calverius, un homme qui me paraissait studieux et réservé, des années de bons et loyaux services comme mage de cour, et le voilà qui insulte monseigneur et se met à le voler !
— C’est triste à dire, mais on a enfin vu ses vraies couleurs. Qui sait ce qu’il a dû détourner au fil des ans ? Je pense qu’il accumulait de la rancœur derrière une façade bien polie. » asséna la jeune servante avant de demander plus bas, après avoir jeté autour d’elle des regards inquiets : « Croyez-vous que ce que dit le baron soit vrai ? Pensez-vous que ce soit un démoniste, un Absalémite ?
La cuisinière se signa en dessinant l’écu de Tharès sur son tronc rebondi. Elle répliqua vivement :
« À Dieu ne plaise ! L’Inquisition n’a rien trouvé contre lui m’a-t-on dit. » affirma-t-elle comme pour se rassurer.
Anna s’interrompit dans le découpage des carottes pour prendre des airs de conspiratrice :
« C’est qu’il est doublement protégé, par sa noblesse et par l’ordre des mage … Monseigneur lui reproche d’être à l’origine des folies de Madame. »
La cuisinière poussa un soupir à fendre l’âme avant de répondre :
« La malheureuse ... N’empêche, quels crimes horribles … Je n’aurai jamais cru ça d’elle !
— C’est que vous avez une nature généreuse, vous ne songez pas au mal.
— Tout de même ! Une telle extrémité ! Ses pauvres enfants …
— Ne la plaignez pas trop vite. À ce qu’il se raconte, c’est à cause d’elle que le chevalier Gishlain a disparu. Quand je songe au sort de ses suivantes, je suis bien aise de ne point en avoir été. » déclara Anna avant d’ajouter :
« C’est égal, Suzon me manquera, elle était bien gentille …
— Oui, » répondit tristement sa patronne en posant son poulet sur la table. Elle tira le banc pour s’asseoir et poursuivit : « Monseigneur a été dur avec elles. Je ne sais pas ce qu’il leur reprochait au juste, mais ce n’étaient pas de mauvaises femmes …
— On ne sait pas tout ! » affirma la jeune servante, qui extrapola, le couteau dans une main, la carotte dans l’autre : « Le baron doit avoir ses raisons, il dispose peut-être d’éléments que l’on ignore. Elles devaient être les complices de Madame. Ou tiens, imaginez qu’elles fussent de mèche avec maître Calverius … S’il y avait un culte absalémite là-dessous ?
— Vous divaguez ma fille ! » se fâcha Gertrude, qui masquait sa peur par la colère. « Bridez votre imagination, vous ne savez pas de quoi vous parlez. Des accusations aussi graves sont dangereuses. Il est des choses qu’il vaut mieux ne pas évoquer.
— N’empêche, des gens meurent ou disparaissent dernièrement, je ne l’invente pas. » grommela Anna entre ses dents.
***
Plus d’un mois plus tôt, la haute salle du château bruissait de murmures. Beaucoup s’étaient déplacés pour assister à l’évènement. Malgré la foule qui se pressait, il régnait une gravité pesante. Les murs de pierre, tapissés de tentures aux couleurs passées et de bannières aux armes d’Ardoin, étaient percées de fenêtres étroites qui laissaient pénétrer un jour blafard. Au fond de la salle, dos à la cheminée monumentale, le massif siège sculpté du baron se dressait sur une estrade de chêne.
Le seigneur, Philippe, semblait avoir pris dix ans. Ses traits tirés et son front plissé de rides étaient ceux d'un homme rongé. Ses joues creusées dessinaient des ombres profondes sous ses pommettes saillantes et sa barbiche frémissait à chaque mouvement nerveux de sa mâchoire contractée. Engoncé dans son pourpoint de brocard vert pomme et sa culotte de velours jaune ambré, il se tenait raide dans sa cathèdre. Ses yeux rougis et son teint cireux trahissaient une santé déclinante.
À ses côtés, ses conseillers et vassaux, graves et sévères, occupaient un large banc. La présence du chapelain et du symbole de Tharès — l’épée pointe en bas sur l’écu — rappelait que son autorité se plaçait sous l’œil de Dieu. Devant le fauteuil seigneurial, une lourde table disparaissait sous les parchemins, sceaux et registres, où les greffiers notaient témoignages et sentences. À ses pieds, l’espace dégagé, dallé de terre cuite, était réservé à l’accusée et aux plaidants. Le reste de la salle était garni de bancs grossiers où prenaient place notables, villageois et curieux. Aux abords, des gardes en armes, debout, assuraient l’ordre.
« Qu’on en finisse. » pensa Philippe. D’un geste, il fit signe au sergent d’imposer le silence. D’une voix blanche, il ajouta : « Faites entrer l’accusée. »
Margaux parue, simplement vêtue d’une longue chemise blanc sale. Les curieux la dévisagèrent. Les traits de la baronne portaient les stigmates de la fatigue et du chagrin. Sa peau pâle était devenue diaphane. Ses yeux brillaient d’une lueur trouble : un éclat de fièvre et d’égarement. Ses cheveux châtain clair pendaient en mèches désordonnées autour de son visage émacié. C'était la figure même de la déchéance.
Le cœur de Philippe se serra à cette vue. Que restait-il des contours harmonieux, du regard vif, des coiffures soignées de son épouse ?
Leur mariage avait bien sûr été un mariage de raison. Ils étaient tous les deux nobles, elle était plus jeune que lui d’une dizaine d’année. Rien que de très banal. Mais tout de même, s’il n’y avait pas eu d’amour entre eux, il y avait jusque-là un respect mutuel. Ils avaient fait bon ménage. Il y avait même eu une forme de tendresse, tissée par l’habitude et les épreuves traversées. Notamment la fausse couche et les décès : Ludovic, Claude et Charlotte n’avaient jamais atteint les cinq ans. Il leur restait Charles et Louise … jusqu’au drame. Philippe n’avait rien vu venir. Mais était-il bien placé pour prétendre connaître sa femme ? Après tout, il n’avait rien soupçonné de sa trahison.
Le baron se sentait agité d’émotions contradictoires : de la haine pour la meurtrière, de la colère pour celle qui l’avait trompé, de la tristesse en mémoire de sa tendresse passée, une pointe de pitié pour celle qui était manifestement folle à lier. Il fit signe au greffier de commencer. Ce dernier lu l’acte d’accusation. Après quoi, le baron appela les témoins.
Philippe n’avait nul besoin d’écouter les faits. Il n’avait qu’à fermer les yeux pour revivre le drame qui menait aujourd’hui son épouse au tribunal.
Il entendait encore ses cris, ses appels à l’aide. Il se rappelait sa propre angoisse en se précipitant avec ses gens, la certitude d’un malheur au son des sanglots déchirants, le sentiment de catastrophe imminente en entrant dans la chambre par la porte ouverte. Il la voyait encore couverte de sang, tenant le garçonnet et la fillette dans ses bras, les yeux baignés de larmes. Il se souvenait en frémissant de leurs petits corps sans vie, du couteau ensanglanté traînant sur le dallage. Leurs enfants, assassinés !
La parole était à la défense. Margaux, en pleurs, continuait à nier, s’en tenant à sa version des faits. Elle accusait toujours la vieille Agathe, qu’elle aurait tenté d’arrêter mais qui l’aurait frappée et jetée à terre avant de s’enfuir.
Philippe sortit de ses gonds :
« Assez Madame ! Vous nous avez déjà servi ce conte ! Tout le château est parti à sa poursuite avant qu’on ne s’aperçoive que la bonne nourrice était toujours dans la chambre ! Un bras et une jambe dépassaient de dessous le lit. Elle était déjà morte, étranglée par un ruban de soie, votre ruban Margaux !
– Je ne comprends pas … Pourtant je vous jure …
– Assez de parjure ! » la coupa durement le baron.
Il ne supporterait pas de l’entendre jurer, cela lui rappelait trop qu’elle avait déjà manqué à sa foi et l’avait couvert de ridicule !
***
D’abord, Philippe d’Ardoin n’avait pas voulu y croire. La vieille Agathe, sa nourrice, gouvernante de ses enfants, que le baron connaissait depuis toujours, était venu le voir :
« Monseigneur, mon pauvre Philippe… il faut que je vous parle en confidence. »
La vieille femme avait baissé la tête, incapable de soutenir le regard de celui qu'elle avait élevé comme son propre fils.
« Eh bien, parle, ma bonne. Tu peux tout me dire.
– Hélas… il s’agit de Madame. Je ne sais comment vous dire... mais il faut que vous sachiez. Je crois qu’elle ... qu’elle a un galant.
– Comment ? s’était-il écrié. Es-tu certaine de ce que tu avances ?
– Hélas monseigneur ! Je puis me tromper, j’aimerais, même, mais je le vois à son attitude. Les femmes s’y entendent à mystifier les hommes, mais je la côtoie au quotidien et je ne suis pas née de la dernière pluie. L’autre jour, elle lisait un billet doux, qu’elle s’est empressée de faire disparaître. Oh, mon pauvre Philippe … Je vous en supplie, trouvez la force de lui pardonner ! Madame est jeune, égarée peut-être, tentée par le démon, oublieuse de son devoir, mais elle n’est pas perdue pour autant. Sauvez-la d'elle-même ramenez-la dans le droit chemin, pour le salut de son âme. Si vous la condamnez, elle se perdra tout entière … »
Le baron, lugubre, avait demandé froidement :
« As-tu des preuves de sa forfaiture ? »
La vieille avait hoché négativement la tête.
« Sais-tu au moins le nom de son soupirant ?
– Non, mais c’est quelqu’un de votre maison, j’en suis sûre. » affirma-t-elle avant d’ajouter : « Je vous en prie, ne dites surtout pas à Madame que je vous ai parlé, elle me retirerait la garde des enfants et j’en mourrais de chagrin !
– Si tu dis vrai, personne ne te chassera, tu as ma parole.
– Je vous crois, mais vous n’avez pas idée de tout ce qu’on peut inventer pour nuire ! Je vous en supplie, mon petit Philippe, ne me mentionnez pas auprès de votre épouse ! Si elle me soupçonne, elle me le fera cruellement payer. »
Le seigneur était sorti de cette conversation fâché et suspicieux.
Il avait vu Margaux pour tirer l’affaire au clair. Celle-ci avait juré les grands dieux qu’elle n’entendait rien à de pareilles allégations. Elle s’était si bien défendue, avait pris de tels airs de vertu outragée, qu’il l’avait crue.
La garce !
Il avait failli renvoyer son nouvel astrologue, Sébastos Echépron, quand celui-ci lui avait raconté en privé, très gêné, qu’on le disait cocu. Il s’était emporté contre ces calomnies, menaçant de châtier les imprudents bavards qui flétrissaient ainsi son honneur. L’enchanteur avait stoïquement essuyé l’ire de son maître. Le mage avait un visage anguleux, le regard perçant, un front haut et une barbe noire qui donnait à son visage une gravité austère. À trente-cinq ans, sa silhouette élancée évoquait celle d'un intellectuel habitué aux mondanités de la cour. Philippe d’Ardoin se méfiait de lui, ou plutôt, il se défiait des enchanteurs en général. Non pas que le baron eut à se plaindre de maître Echépron, souvent de bon conseil, mais il avait été échaudé par le prédécesseur de celui-ci, un fripon de la pire espèce !
Ce dernier, un barbon nommé Calverius, était un érudit sans éclat. Il avait bien servi le seigneur d’Ardoin jusqu’il y a quelques mois, où il s’était mis à tenir des propos injurieux à l’encontre de son maître. Quand Philippe l’avait sommé de s’expliquer, l’ingrat avait eu le front de jouer l’ignorant face à ses contradicteurs. Ne pouvant réfuter face à l’abondance des témoignages, il avait crié au complot, à la persécution politique. Son seigneur, mécontent mais hésitant, lui avait laissé le bénéfice du doute, mais l’autre avait récidivé, tout en soutenant le contraire. Le gredin avait été confondu quand un serviteur l’avait pris à voler la vaisselle précieuse. Cette fois, il avait vraiment passé les bornes ! En dépit de ses protestations véhémentes, le baron avait fait fouiller sa chambre et on avait retrouvé le butin. Calverius avait alors quitté son service en promettant de se venger. Il avait échappé à l’infamie d’un procès grâce à sa famille et à ses relations. Depuis, Philippe avait recruté un nouveau mage de cour, mais il ne lui accordait qu’une confiance relative.
Sébastos Echépron s’en trouvait évidemment piqué. Deux jours après s’être fait violemment rabrouer, il revint vers son seigneur pour laver son honneur qu’il estimait sali : il n’était ni une commère ni un menteur, et venait le lui prouver. Le châtelain faisait confiance à son épouse, qui avait su le convaincre, et voulait étouffer ces bruits qui nuisaient à sa réputation : il le suivit donc.
Le mage l’avait entraîné au jardin. Dissimulé derrière un massif de lauriers, Philippe avait d’abord entendu un rire étouffé et Sébastos lui avait fait signe d’observer en silence. Margaux se tenait là, ses mains caressaient le visage de son amant avec une tendresse qui transperça le cœur du baron. Quant à Ghislain, son chevalier, son ami, il couvrait de baisers le cou de la baronne avec une voracité voluptueuse. Ils parlaient bas, échangeaient des serments et des rires étouffés. Le baron ressentait chaque mot doux, chaque geste tendre, comme autant de coups de poignards. Il demeura là, dans l'ombre des lauriers, le souffle court, les mâchoires crispées, les poings serrés à s'en faire blanchir les phalanges. Il se sentait anéanti par cette trahison qui détruisait en quelques instants des années de confiance et d'affection : son honneur était bafoué, son amour trahi et sa maison souillée.
Margaux entretenait une liaison adultère avec l’un de ses familiers, son vassal, un faux frère qui mangeait à sa table et buvait son vin ! Le baron, furieux, avait voulu les faire saisir sur le champ mais maître Echépron lui avait posé une main ferme sur l'épaule et lui avait chuchoté :
« Monseigneur, attendez ! Ne cédez point à la colère, si légitime soit-elle, écoutez-moi avant de commettre l’irréparable ! Songez que si vous les faites saisir sur-le-champ, tout le château le saura dans l’heure. Demain, ce seront vos gens, puis vos vassaux, puis tout le pays qui rira de votre infortune. On brocardera votre nom sur les marchés comme un refrain, et vos ennemis ne manqueront pas de se repaître de votre infortune. On dira que le baron d'Ardoin n'a su ni garder sa femme ni choisir ses familiers, que celle-ci le cocufiait à son nez et à sa barbe sans que le pauvre dupe ni voit goutte. Ce scandale, Monseigneur, entacherait irrémédiablement votre blason, et vos enfants porteraient cette macule toute leur vie.
Je voulais avoir raison pour rabattre votre superbe, mais lorsque je vous vois ainsi navré, je ne peux que vous demander pardon. Pardon de vous avoir dévoilé l’infidélité de votre épouse, j’eusse mieux voulu avoir tort ! Cependant le mal est fait, sans doute valait-il mieux que vous l’appreniez maintenant que par la rumeur publique. Je sais que vous ne m’appréciez que modérément, mais je suis votre conseiller et, à ce titre, c’est à vos intérêts que je dois songer. Le monde n’a pas besoin de se gausser de votre malheur. Il n’est pas trop tard. Votre honneur restera intact si personne n'apprend jamais qu'il a été souillé. Soyez terrible, mais soyez discret. Chassez ce traître, confinez Madame la baronne si nécessaire, mais sans tambour ni trompette. »
Philippe d’Ardoin s’était rangé aux sages avis de Sébastos.
Le lendemain, il avait convoqué les amants adultérins pour les confronter.
Ghislain, un homme dans la force de l’âge, à l’imposante stature martiale, se tenait debout devant le baron. Son visage bronzé portait la rudesse du gentilhomme de campagne : pommettes hautes, mâchoire carrée, une barbe mordorée qui encadrait une bouche large. Son maintien trahissait à la fois l’assurance du chevalier favori et l’arrogance du séducteur. Quand Philippe l'avait interrogé sur sa conduite, l’accusé s’était troublé et avait rougi. La tête courbée par la honte, ses yeux s’étaient fait fuyants. Ghislain avait pris la parole d'une voix d'abord hésitante, puis de plus en plus assurée. Sa défense avait été un sommet de goujaterie.
Il avait accusé la femme de son suzerain de l’avoir poursuivi de ses assiduités. Il était homme, donc faible devant le beau sexe. Quand, la première fois, il avait voulu repousser ses avances, par égard pour son ami, Margaux l’avait menacé de l’accuser de viol. Ghislain s’était retrouvé prisonnier d’une situation inextricable, victime d’un chantage odieux. Il avait espéré, en répondant à ses ardeurs, pouvoir atténuer la violence de sa passion et l’amener à des sentiments plus raisonnables. En vain ! Plus il tentait de se dégager, plus elle l’enferrait par ses menaces. Il s’estimait finalement plus victime que coupable dans cette affaire.
Philippe, tremblant de rage, avait eu envie de faire rouer vif ce mufle. Mais maître Echépron l’avait retenu, avait tempéré sa colère. La pusillanimité du chevalier était à vomir. Et il avait eu l’indélicatesse de rejeter la faute sur la baronne ! Le sieur Ghislain s’en tira toutefois avec une sentence d’exil et la perte de son fief. Une sanction bien légère à l’aune de son crime, avait estimé le seigneur d’Ardoin.
Il regrettait aujourd’hui d’avoir écouté les conseils de modération du mage. Il aurait dû faire exécuter le scélérat qui l’avait cocufié. Un supplice atroce aurait atténué son ridicule en frappant de terreur les esprits. Il aurait préféré paraître cruel que dupe. Malheureusement c’était trop tard, le perfide était loin maintenant, il n’avait pas demandé son reste.
Sébastos l’avait supplié de se calmer avant d’entendre la confession de sa femme. Mais aurait-il vraiment pu éviter le scandale en suivant les avis de son astrologue ? Il en doutait. Il aurait mieux fait de laisser libre cours à son ire !
Philippe d’Ardoin repensait au moment où il avait confondu son épouse. Margaux avait de tels accents de sincérité que le baron aurait pu la croire innocente s’il ne l’avait vu de ses propres yeux au jardin. Ah, la félonne ! Elle criait à la diffamation, au complot ! Comme elle dissimulait bien, la traîtresse ! Quelle fausseté derrière cette figure aimée ! Comment pouvait-elle mentir avec autant d’aplomb ? Et dire qu’il l’avait crue, même après que ses fidèles serviteurs l’eussent mis en garde contre elle ! Comment pouvait-elle continuer à nier alors que son complice avait avoué ? Elle avait suffoqué d’indignation et s’était trouvée mal fort à propos. Quelle comédienne !
Ses dames de compagnie et ses servantes soutenaient ses mensonges. Leur impudence avait eu raison de sa longanimité après la pathétique défense du chevalier. Les dénégations de ces femmes passaient les bornes, rajoutant du ridicule à l’inconduite, et avaient épuisé sa patience. Il leur avait fait payer leur insolence en les livrant au bourreau.
La jeune Suzon, la plus impressionnable mais aussi la plus raisonnable, avait été la première à avouer, confirmant les dires du goujat : elle lui avait bel et bien arrangé un rendez-vous galant à la demande de sa maîtresse. Les autres avaient fini par céder sous la question. Le seigneur n’avait pas besoin des détails, mais leur entêtement à nier montrait trop le peu de respect qu’on avait pour lui, aussi avaient-elles souffert pour cela. Il les avait ensuite fait battre et chasser. Forcément, la chose avait été connue et son déshonneur publié.
Il aurait peut-être dû s’éviter ce scandale, comme le lui conseillait Sébastos, mais leur mauvaise foi avait fait exploser sa colère. Comment ces pimbêches avaient-elles eu le front de venir lui mentir pour couvrir leur maîtresse ? Quand il avait vu de ses propres yeux les amants et que le coupable lui avait confessé son crime !
Son épouse étant noble, il ne pouvait pas la tuer de coups ni la corriger au bâton comme une femme du vulgaire. Philippe l’avait donc condamnée à la réclusion monastique.
Il avait eu la faiblesse d’accorder à Margaux de voir leurs enfants une dernière fois avant de partir. S’il avait su ! Mais comment imaginer qu’une mère, même indigne, puisse se livrer à l’infanticide ?
***
Le baron, qui avait laissé ses pensées vagabonder, reporta son attention sur le procès. L’accusation touchait à sa fin, les nombreux témoignages se terminaient. On approchait du verdict.
La majorité de l’assemblée vouait la criminelle aux pires supplices. Comment pouvait-on tuer ses propres enfants ? Quel être dénaturé était capable de commettre une abomination pareille ? Surtout après les précédentes révélations sur sa conduite scandaleuse ! Beaucoup estimaient que son crime était l’aboutissement de ses errements coupables. La raison de cette femme devait avoir chavirée à l’idée de ne plus revoir ses petits : elle s’était cruellement vengée de la nourrice et de leur père.
D’autres, moins nombreux, la plaignait. Elle devait être complètement folle ou possédée pour commettre des crimes dont elle n’avait pas souvenance.
Philippe d’Ardoin avait évidemment songé à cette éventualité. Il l’avait fait soumettre à un exorcisme, sans résultat. La question n’avait rien donné de concluant non plus. Pourtant les bourreaux s’y entendent pour arracher des aveux. La démente avait l’air désespéré de l’innocente condamnée, mais elle lui en avait trop fait accroire pour qu’il se laissât prendre encore à ce jeu. Il guettait la rouerie sur les traits défaits de son épouse.
Lorsque le greffier eut fini de lire le rapport de l’Inquisition, le mage Echépron demanda la parole :
« Monseigneur, comme nous venons de l’entendre, l’exorcisme pratiqué sur votre femme rend l’éventualité d’une possession démoniaque peu probable. Cependant une idée troublante m’est venue. La folie peut être provoquée par magie. Un envoûtement est envisageable, mais la durée limitée du sortilège rend celui-ci impossible à tracer aujourd’hui. Je n’ai pas connu mon prédécesseur mais je sais que vous l’avez fait chasser pour ses abus ; est-il homme à se venger ? »
Des conversations chuchotées agitèrent aussitôt l’assistance. On se rappelait de la sortie fracassante de Calverius et des menaces qu’il avait prononcé à l’encontre des Ardoin. Le chevalier de Brustan, un militaire dans la force de l’âge, enveloppé dans une cape en pelisse de loup, se leva alors pour prendre la parole :
« Monseigneur, s’il y a vraiment sorcellerie là-dessous, peut-on tenir Madame pour responsable de ses actes ? Ne devrait-on pas juger plutôt ce félon ? »
Ce fut le mage qui répondit en secouant la tête :
« Il y a des limites à ce que la magie peut faire faire aux gens. Malheureusement, la baronne ne peut être exempte de responsabilité. Un sort n’aurait pas pu la contraindre à manquer à son devoir conjugal si celui-ci avait été plus fort que son désir. Il n’aurait pas non plus été en mesure de la pousser au crime si elle n’avait pas été disposée au meurtre. C’est horrible à dire, et peut-être ne serait-elle jamais passé à l’acte si elle n’avait pas été ensorcelée, mais ses penchants criminels se sont avérés plus forts que son instinct maternel, messires. »
Un silence accablant accueilli cette déclaration. L’astrologue ajouta prudemment :
« Ce n’était qu’une supposition de ma part, rien ne nous prouve que Madame ait été sous l’influence d’un sortilège, ni que celui-ci fut l’œuvre de mon prédécesseur. »
S’il s’avérait que ce fumier de Calverius était responsable de la folie de sa femme et de la mort de ses enfants, Philippe d’Ardoin fit le serment qu’il ne l’emporterait pas au paradis ! Il allait lui balancer l’Inquisition aux fesses !
Le procès s’acheva. Les conseillers se prononcèrent sur la sentence. Le greffier, qui consignait la minute, rappela la coutume. Le seigneur rendit le verdict : la mort par le feu. L’accusée éclata en sanglots. Le prêtre prononça les formules rituelles.
***
C’est le cœur desséché par le chagrin et consumé par la vengeance que Philippe assista au supplice de son épouse. Sur le bûcher, le feu sacré de Daromir était censé purifier le corps et l’âme de la criminelle. Il supporta à grand peine ses cris d’agonie et l’odeur de chair brûlée.
***
Philippe d’Ardoin, négligeait désormais sa personne et ses devoirs. Les dénégations de sa femme le hantaient toujours plus d’un mois après. Quelque chose clochait …
Et puis des gens mourraient ou disparaissaient ces derniers temps aux environs du château. Oh, pas beaucoup, mais quand même. Des gens de peu, dont on ne se souciait guère. Comme cette Corinna, une aide cuisinière tombée sur son couteau dans les escaliers. Le baron n’y aurait jamais accordé la moindre importance s’il n’y avait eu Calverius. Le monde s’avérait souvent brutal et sans merci pour les miséreux, des drames se produisaient tous les jours. Mais la fourberie de son ancien astrologue l’avait fait réfléchir. La possession démoniaque était « peu probable » mais pas « impossible ». Et si ces morts ne relevaient pas de coïncidences mais d’un rituel ténébreux ? S’il y avait vraiment des Absalémites sur ses terres ? Il avait ordonné une enquête, qui pour l’instante ne donnait rien.
Les paladins-inquisiteurs n’avaient rien trouvé non plus contre son précédent mage qui pût faire accuser celui-ci de sorcellerie, mais Philippe d’Ardoin n’en démordait pas.
Sébastos, que le baron appréciait de plus en plus pour son intelligence, sa modération et son pragmatisme, lui avait patiemment expliqué que la manipulation mentale ne relevait pas forcément de la magie noire. L’arcane psychique pouvait obtenir les mêmes résultats et son étude n’était pas illicite. Si tant est qu’il eut été coupable, Calverius n’avait pas besoin d’être un démoniste pour avoir poussé Margaux à la folie. Il n’avait même pas besoin de pratiquer lui-même la magie nécessaire, il lui suffisait d’avoir acheté des potions ou des parchemins de sort. Si le fourbe avait retenu sa leçon après la découverte de ses larcins, il aurait fait le nécessaire et on ne pourrait rien prouver. Ce fut effectivement le cas.
Pourtant, Philippe était plus que jamais convaincu de sa culpabilité. Il avait reconnu le mage dans les indices obtenus par un sort de voyance. Mais là encore, cela ne constituait pas une preuve suffisante pour la Justice, car les signes divinatoires étaient sujets à interprétation. Un procès s’avérait d’autant plus hasardeux que le perfide avait des relations qui le protégeaient.
Le baron était également persuadé que Calverius avait nourri une passion secrète pour son épouse et que le larron s’était aussi vengé de ses avances repoussées. Maintenant qu’il y repensait, Philippe se rappelait d’œillades, de compliments, de gestes qui auraient pu signifier plus que de la simple courtoisie. À moins que l’infidèle ne l’eût aussi trompé avec l’enchanteur malhonnête et que celui-ci, une fois chassé du château et oublié par la belle, n’eût pas supporté d’être remplacé par un nouvel amant …
Tant de possibilités … Le seigneur d’Ardoin enrageait de ne pas en savoir davantage.
***
Sébastos se demanda si Philippe avait compris au moment de mourir. Probablement que non, il devait être trop occupé à essayer de respirer tandis que le doppleganger l’étranglait dans son lit, comme le changeforme avait étranglé la vieille Agathe. La créature avait ensuite usurpé les traits de sa victime, dont maître Echépron avait fait disparaître le corps. Son plan, mûri de longue date, parvenait enfin à maturation.
L’astrologue était en effet membre de la Loge d’Avernale, une société secrète d’adorateurs de la démone de la fourberie et de l’ambition. Par ses contacts dans les réseaux maléfiques, il s’était procuré, auprès d’un esclavagiste Elfe Noir, un doppleganger, monstre humanoïde capable de prendre l’apparence de n’importe qui et de donner efficacement le change grâce à ses pouvoirs psychiques permettant de copier une partie des pensées et des souvenirs de la personne. Un serviteur très pratique pour les opérations d’infiltration et d’assassinat, mais malfaisant et vicieux.
Maître Echépron avait employé utilement ses talents. Toutefois, il sentait que la créature échappait peu à peu à son contrôle. Elle prenait des initiatives, commettait des assassinats. Elle avait sans doute réprimé trop longtemps sa nature meurtrière. Heureusement, elle ne s’attaquait qu’à des moins que rien et ne laissait pas de traces, mais tout de même, ses crimes étaient remontés aux oreilles du baron, qui s’en était inquiété. Un faux pas aurait pu leur coûter cher !
Pour usurper le rôle du seigneur de manière crédible, il avait d’abord fallu se débarrasser de ses proches, qui auraient pu démasquer l’imposteur, et avant eux, du mage à son service. Cet obstacle sérieux avait été contourné en provoquant la brouille entre le jeteur de sorts et son employeur. Il n’était pas difficile pour le changeforme d’apparaître sous les traits du magicien, quand celui-ci était à son étude, pour lancer quelque grossièreté en public et pour voler de l’argenterie. Sébastos n’avait eu qu’à prendre sa place ainsi libérée.
Le temps de se familiariser avec la cour d’Ardoin, il avait alors pu échafauder la suite de son plan. Son serviteur démoniaque avait appâté le chevalier Ghislain en prenant la forme de la baronne, quelquefois celle d’une de ses suivantes. Une fois le discrédit jeté sur le vieil ami et sur la noble épouse, le monstre avait usurpé la figure de la nourrice, après avoir étranglé la vieille, pour tuer les héritiers du baron sous les yeux de leur mère. Quoi de plus simple de disparaître au détour d’un couloir quand on peut devenir qui on veut ?
Philippe d’Ardoin avait été anéanti par son malheur et l’influence du mage Echépron avait naturellement grandi. Jusqu’à ce que le châtelain fût assassiné et remplacé par le doppleganger. Le conseiller parvenu comptait maintenant se faire anoblir et désigner comme héritier de la seigneurie.
L’ironie dans l’histoire était que le pauvre baron avait effectivement fini par soupçonner son mage de cour d’être l’auteur de ses malheurs, mais qu’il s’était trompé de personne, faisant du pauvre Calverius l’objet de sa haine.
Il faudrait jouer la comédie quelques temps encore, jusqu’à ce qu’il parût normal à tout le monde que l’intégralité du pouvoir se trouvât entre les mains de Maître Echépron. Puis il serait probablement temps de se débarrasser du monstre, qui risquait de devenir dangereux s’il laissait libre cours à ses penchants homicides.
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Anna faisait le ménage dans la chambre de l’astrologue. Elle vérifia qu’elle était seule. Le cœur battant la chamade, elle s’approcha du coffre. Si elle était surprise à fouiller ? Et s’il y avait une protection magique ? L’un comme l’autre étaient peu probables se rassura-t-elle. Elle expira un grand coup pour dissiper ses craintes et ouvrit. Son incorrigible curiosité la poussait à fouiner pour admirer les nouvelles robes du mage.
Quelle ne fut pas sa surprise en trouvant dans la malle le cadavre de Sébastos !
La veille, le scélérat avait été surpris de se faire poignarder par son double. En expirant, il se souvint, mais trop tard, que les dopplegangers pouvaient lire les pensées des personnes dont ils usurpaient l’apparence. Celui-ci ne tenait pas à se faire éliminer par son maître et venait de prendre les devants.