Le Monde de L'Écriture – Forum d'entraide littéraire

31 Octobre 2025 à 20:49:43
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Le Monde de L'Écriture » Coin écriture » Textes courts (Modérateur: Claudius) » Menace

Auteur Sujet: Menace  (Lu 399 fois)

Hors ligne Mic Ester

  • Troubadour
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Menace
« le: 23 Octobre 2025 à 09:06:13 »
Menace.

     Le locataire de l’appartement du dessus s’est suicidé hier. La concierge qui sait tout me l’a dit ce matin. A voix basse, elle m’a bredouillé « je vous épargne les détails ».
Ça m’arrange bien, je n’ai pas envie de les entendre les détails, ni les circonstances d’ailleurs, rien.

    Cela m’indiffère qu’il soit mort, je le connaissais à peine. Ce devait être un employé de bureau quelque part dans une administration, toujours habillé pareil, un costume sombre, une allure insignifiante. Parfois la nuit je l’entendais marcher dans sa chambre, faire les cent pas encore et encore. Cela m’arrive aussi quand le sommeil se refuse, les nuits sont impitoyables pour tout le monde.
J’ai déjà oublié son visage. D’ailleurs, comment retenir un visage, tous sont identiques, fermés, aucun signe de connivence jamais, personne ne se regarde, un simple coup d’œil peut être mal interprété.

     Comme à chaque fois des membres du parti vont investir la résidence. Chacun de nous sera interrogé. Avec les mêmes questions : Le connaissiez-vous, avait-il des activités hors travail, quelles étaient ses fréquentations. Pour aborder ensuite les questions intimes, insidieuses ou chaque réponse de ma part peuvent être interprétées de la mauvaise façon : pourquoi je ne vis pas en couple, comment j’occupe mes week-ends, etc. …
Pour finir par la question fatale qui peut changer tellement de choses : avez-vous des pensées suicidaires.
Ces interrogatoires sont redoutés par tous les locataires de l’immeuble. Si un doute s’installe chez ces agents, en 24 heures on se trouve déplacé, dans une autre entreprise, un autre secteur de la ville, au milieu d’inconnus soupçonneux, et tout est à recommencer.

     Demain on va enlever ses meubles, car personne ne se présentera pour sa succession. Son nom sera effacé partout, on l’oubliera et très vite et quelqu’un prendra sa place.
Ces individus réfractaires à l’idéologie du parti ne doivent pas exister, ni morts ni vivants.
Dans notre pauvre existence, il n’y a plus de vie, ni sociale ni familiale. On est seul avec ses angoisses, en essayant seulement de vivre un jour de plus, dans le chacun pour soi, avec cette vilaine trouille qui nous paralyse nuit et jour.

     Lors de la grande enquête de 2030 quand chacun de nous devait dénoncer un traitre à la révolution, la méfiance s’installait dans les ménages. Les couples se séparaient comme ça, sans raison, du jour au lendemain. Des parents trahissaient leurs enfants en inventant des histoires, pour être bien considérés par d’obscurs fonctionnaires qui remplissaient des tableaux numériques. La propagande officielle célébrait ces courageux maris qui livraient leurs femmes à ces tribunaux populaires. Les personnes soupçonnées de révisionnisme disparaissaient et plus personne n’osait prononcer leurs noms.

     Vers 2040, quand la courbe de la natalité s’est effondrée, le bureau du parti n’a pas vraiment réagi. Notre grand guide et derrière tout le bureau politique ont feint d’ignorer le problème. Aucun des statisticiens qui analysaient le comportement sociétal de la population n’aurait osé divulguer cette baisse anormale. Alors ils mentaient, trafiquaient les tableaux excels en tremblant. Au sommet du pouvoir, ils ont mis longtemps ans à prendre conscience du problème, peut-être cinq ans. Ils ont mis cinq ans à s’apercevoir qu’il n’y avait presque plus de naissances.
La réponse du parti fut pathétique et dérisoire. Du jour au lendemain, la contraception est devenue interdite, ni patchs, ni préservatifs, ni stérilet. Le prix des capotes s’envolait au marché noir mais le plus pitoyable fut la création par la télévision d’état d’une chaîne pornographique. Les acteurs, fonctionnaires du gouvernement mal à l’aise dans le rôle, faisaient pitié. Ces films qui se voulaient pro natalistes avaient au moins le mérite de nous amuser. On riait pour ne pas pleurer, évidemment cela ne changea rien. Les écoles se vidaient. Dans les maternités d’état, on conservait le personnel pour donner le change mais les berceaux restaient inoccupés. Cet affolement du pouvoir qui pour la première fois ne contrôlait plus le peuple fut brutal et désordonné.

     Et c’est à ce moment que les suicides ont commencé.

     Ne plus faire d’enfants ou pour les plus courageux, se détruire, c’était la seule réponse que le peuple avait trouvé pour dire non à ce régime totalitaire. Pour que cette société absurde et dictatoriale disparaisse d’elle-même, il fallait qu’elle ne se régénère pas.
Le nombre d’habitants baissait d’année en année. Modérément d’après les chiffres officiels mais la réalité était tout autre. Les crématoriums tournaient H24, dans les journaux les avis de décès avaient disparu, les antidépresseurs étaient gratuits et disponibles partout, et le pouvoir tremblait.

     Dans des discours-fleuve de plus de cinq heures, notre grand ordonnateur de la pensée unique glorifiait la famille, s’entourait de femmes et d’enfants, promettait un énième plan quinquennal de réforme de la société, mais loin de l’effet escompté, ces mouvements de panique unifiaient la population. Son portrait gigantesque, bras tendu montrant le chemin nous agressait partout. La télévision d’état tournait en boucle avec les images d’archives de la prise du pouvoir mais plus personne n’allumait son poste.
Aujourd’hui il n’y a plus naissances du tout. Le parti bunkérisé dans son mode de pensée n’a pas de réponses à cette rébellion silencieuse. La répression s’accentue. Le pouvoir se met en avant dans de grands conclaves ou des médecins pratiquant l’IVG, épuisés par des mois de détention, font leur mea culpa scénarisé.

     Le peuple avait gagné mais à quel prix.

      Le locataire de l’appartement du dessus s’est suicidé hier, demain ce sera un autre dans la rue. Peut-être moi, peut-être cette femme que je croise certains matins les yeux rougis. Sa beauté triste me rend malade, dans une autre vie, celle d’avant, je lui aurai souri, je l’aurai désiré, cela aurait meublé mes nuits et mes jours, et un matin enfin dans ses yeux j’aurai vu un espoir et je me serai pris à rêver.
      Au lieu de cela, j’écris. J’écris pour qu’un jour, quand cette idéologie et ceux qui la propagent auront disparu, il reste une trace de cette dérive, de cette folie d’un individu mégalomane obsédé par le pouvoir qui décida un jour qu’il allait commander aux hommes et la civilisation.

« Modifié: 24 Octobre 2025 à 17:22:55 par Mic Ester »

Hors ligne Delnatja

  • Grand Encrier Cosmique
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  • Ailleurs et au-delà
Re : Menace
« Réponse #1 le: 23 Octobre 2025 à 10:12:16 »
Bonjour Mic Ester, merci pour ton texte.
Il me semble que la dépression te gagne (itou pour moi).
Belle journée quand même.
Michèle

Hors ligne Choumi

  • Prophète
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Re : Menace
« Réponse #2 le: 23 Octobre 2025 à 10:20:05 »
Bonjour Mic
Pas gai comme avenir
Raison de plus pour s’en inquiéter et se mobiliser pour que ça n’arrive pas.
À l’image de la météo chez moi ce matin
À te lire
Amicalement
Michel

Hors ligne Cendres

  • Comète Versifiante
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Re : Menace
« Réponse #3 le: 23 Octobre 2025 à 13:24:37 »
Merci pour le partage de ton texte. Ça me fait penser à 1984 de George Orwell

Au début de ton récit, je pensais que ça se déroulait maintenant, dans notre société, mais au fil de tes mots, nous découvrons ton monde et ce qui s'y passe.
C'est un avenir qui ne fait pas rêver.

C'est bien écrit, car tu nous racontes une histoire tour en décrivant en même temps ton univers, en gardant ton texte fluide.
"Celui qui désespère des événements est un lâche, mais celui qui espère en la condition humaine est un fou."
Albert Camus

Hors ligne Mic Ester

  • Troubadour
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Re : Menace
« Réponse #4 le: 23 Octobre 2025 à 14:44:56 »
Merci à vous pour vos lectures et commentaires.
Delnatja : Un petit coup de déprime, c’est de saison, voila l’automne, l’hiver et le pompon samedi avec le changement d’heure !

Choumi : Il n’y a pas si longtemps, des pays fonctionnaient comme ça, DDR, Cuba, etc…
Bon, j’ai forcé le trait, pour faite flipper un peu plus. Je pense pas que ça se reproduise en France, mais tu as raison, faut être vigilant, ça vient tout doucement, en rampant, ces saloperies là.

Cendres : 1984 de Orwell, bien sûr, la référence absolue pour ce genre de texte dystopique. Il y a aussi « le meilleur des mondes » d’Huxley, et de mémoire plusieurs de Zamiatine.
Ok avec toi, cela ne fait pas envie mais ça a existé, les gens vivaient avec. La liberté c’est comme respirer, tu ne t’en rends pas compte, tu trouves ça normal … quand il n’y a plus d’air, c’est autre chose.
Merci encore à bientôt pour vous lire.
Mic



Hors ligne HELLIAN

  • Grand Encrier Cosmique
  • Messages: 1 152
Re : Menace
« Réponse #5 le: 23 Octobre 2025 à 20:55:05 »
 ton t texte est fort bien construit :

Il démarre sur un fait banal, presque anodin (le suicide du voisin).Puis il élargit peu à peu la perspective jusqu’à la décadence d’une civilisation entière. et pour finir, il revient à l’intime : le regard sur "cette femme aux yeux rougis" et la conclusion sur l’écriture comme dernier acte de résistance.

C’est une boucle narrative parfaite qui distille une ambiance insoutenable digne des meilleurs récits du genre.
 
 
cent fois sur le métier...

Hors ligne Fred Pollux

  • Calligraphe
  • Messages: 147
Re : Menace
« Réponse #6 le: 23 Octobre 2025 à 21:39:43 »
Bonsoir Mic,
J'ai également beaucoup apprécié ce petit texte d'anticipation, qui de mon côté m'a un peu fait penser à Andrevon. Je trouve que tu racontes très bien, de façon assez glaçante, la capacité de l'Homme à l'inhumanité, à s'acharner sur  sa propre perte ("Le peuple avait gagné..."). Il y a matière à réflexion...

Hors ligne Mic Ester

  • Troubadour
  • Messages: 353
Re : Menace
« Réponse #7 le: 24 Octobre 2025 à 17:18:34 »
Bonjour et merci à vous deux pour vos lectures et commentaires.
Hellian :
Une montée en puissance c’est ce que j’ai essayé de faire, un homme qui se pose des questions, une ambiance délétère et une victoire amère pour le peuple.
Pour finir avec une note un peu plus optimiste, un homme et une femme qui se regardent.
La chute manque peut-être de puissance … mais bon j’avais rien d’autre !

Fred :
Andrevon ? connais pas, SF apparemment, faudra que j’essaye.
Il y a matière à réflexion...
Tout à fait d’accord, étrangement le genre humain arrive toujours à s’adapter, à tout, au manque de liberté, à l’oppression … bonne ou mauvaise chose ?
Bon week-end et à bientôt pour vous lire.
Mic

« Modifié: 24 Octobre 2025 à 17:23:34 par Mic Ester »

Hors ligne Alan Tréard

  • Vortex Intertextuel
  • Messages: 7 765
  • Optimiste, je vais chaud devant.
    • Alan Tréard, c'est moi !
Re : Menace
« Réponse #8 le: 24 Octobre 2025 à 20:50:52 »
Bonjour Mic,


Je viens de découvrir ton récit dystopique avec une certaine curiosité.

Et c'était pour moi une agréable lecture qui me questionne et m'interpelle. Le ton alarmiste du texte m'a touché et m'a parlé. Je me suis demandé où va le monde et ce qu'il adviendra de moi dans un futur proche. Je me suis alors interrogé sur ce qui avait bien pu motiver tes inquiétudes aujourd'hui dans notre quotidien.

En ce qui concerne la baisse de la natalité, elle en trouble certains qui se demandent ce qu'il adviendra de nos peuples. Et toi ? Penses-tu que cette baisse de la natalité ait, comme dans ton texte, une signification particulière ? Elle serait alors comme un message adressé à nos dirigeants.

Ce sont toutes les questions qui sont ressorties de ma lecture.


Merci à toi pour ce moment de lecture.

Et à bientôt sur le Monde de l'Écriture.

Hors ligne Mic Ester

  • Troubadour
  • Messages: 353
Re : Menace
« Réponse #9 le: 26 Octobre 2025 à 08:51:32 »
Salut Alan et merci d’être passé.
Concernant le texte en lui-même, c’est une fiction politique ou un régime totalitaire échoue a contrôler le peuple qui n’a d’autres solutions que de se saborder.
La baisse de la natalité dans les pays dits développés est une évidence aujourd’hui, les choix de vie des jeunes couples sont différents, vie professionnelle, voyages, incertitude pour l’avenir etc …
C’est un sujet qui devrait faire réfléchir, mais nos dirigeants ben ... comment dire ...
A+
Mic

 


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