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Eric l'ours
« Est-ce que vous autres, humains, comprenez vos enfants ?
Avant d’avoir réussi à en faire des êtres humains ? »
Brain Stableford — Grainger des Étoiles
Quand Eric ferme les yeux, il est dans une forêt blanche. Sa tête dodeline au gré des cahots de la route, il fait chaud dans l’habitacle mais son père refuse d’ouvrir les fenêtres. Nous sommes en juin. A l’arrière de la voiture, Eric lit son livre en silence. C’est bientôt les vacances scolaires. Ils vont chez le médecin psychiatre. Eric a neuf ans, il est en CM1 ; il frappe certains de ses camarades, et il est incapable d’expliquer pourquoi ensuite.
Feu rouge, dos d’âne, parking. On sort. Porte vitrée, accueil, salle d’attente. On vient les chercher. Escorté par son père et sa maman, il entre dans un bureau à l’odeur de détergent et aux tableaux pas très bien dessinés. Ils s’asseyent ; trois chaises moelleuses face à un secrétaire derrière lequel un homme attend, se râcle la gorge. Demande : « Dites-moi pourquoi vous avez pris rendez-vous au Centre. » Eric enfonce son nez dans la reliure odorante de son livre.
Son vieux papier, l’encre au goût de magie ancienne.
Ses parents se chargent des réponses. Elle, veut que le psy aide son fils à se faire des amis. Lui en a « plein le dos » d’être convoqué en pleine journée parce qu’Eric a cassé la gueule à un autre gamin. Son âge. Sa classe. « Non, juste de fin d’année. » Pas d’antécédents psychotiques, non ; de toute façon ils ne savent pas ce que ça veut dire et le nom fait peur. Des difficultés de communication avec l’enfant, oui. Le père explique : « Il lit trop de livres. Au début on l’avait incité à la lecture, vous savez, parce que ça rend instruit ; moi je lisais pas et ça m’a fait un retard. Je voulais qu’il ait toutes les bases. Mais il lit trop. C’est à peine s’il ne fait que ça. Il lit des conneries de chevaliers et il frappe des camarades au nom de la Justice. » Sa mère ne dit rien. Une fois qu’elle est certaine qu’il a terminé, et parce que le monsieur la fixe avec insistance, elle parle vite comme pour se débarrasser de ces pépiements qui peuplent sa bouche : « Le précédent thérapeute que nous avons rencontré disait qu’Eric était brillant. Je veux dire : il n’a pas de mauvaises notes, mais quelqu’un de brillant ne... (elle hésite) tape pas ses camarades, n’est-ce pas ? » D’un coup d’œil vers son mari, elle se mord la lèvre intérieure. Lui fronce deux sourcils sur le docteur, qui se tourne vers l’enfant.
« Eric, tu veux bien me dire ce que tu lis ? »
Le titre est écrit en très gros sur la première de couverture.
«
Dragons d’un crépuscule d’automne.— Regarde-le quand il te parle ! »
D’une taloche, Eric relève le visage. Il a des taches de rousseur du bout du nez au coin de ses yeux verts. Il bredouille un sourire.
Retour à la voiture. Les séances commenceront mercredi prochain. Le mercredi, c’est la journée des enfants. Eric mémorise l’arrêt de bus : la prochaine fois il devra s’y rendre seul.
En attendant, il a intérêt à se tenir à carreau. Sur le chemin du retour, on croise une maison encerclée de voitures clignotantes. Le crépuscule se fait désirer, mais il est déjà assez tard. « Un cambriolage. » Nous sommes en juin. « Ils font un saccage, volent la télé et les bijoux ; des jeunes qui ne reculent devant rien. » Bientôt les vacances scolaires.
Le soir, ses parents lui prêtent moins attention que d’habitude, c’est comme si l’activité de l’après-midi l’avait isolé pour la soirée. Il finit un chapitre et en commence un autre. On appelle pour dîner. Son père demande à sa mère d’où elle sait pour les cambriolages, « c’est un bruit qui court au magasin. » Eric ne comprend pas tout : apparemment ce ne serait
pas le seul. Il va se brosser les dents et il est dans son lit lorsque le ton vire à l’orage dans la cuisine.
Il ferme les yeux.
La pie bavarde, au-dessus de lui, pépie. Des bouleaux, hauts comme des immeubles, tombe une neige fine qui recouvre les fougères immobiles. Clairsème l’armure de plaques. Ses épaulières. Il vient d’arriver. Sa tête résonne d’un cri assourdi par l’hiver et la forêt s’écarte pour le laisser courir un peu.
Roulé en boule dans son lit.
Il s’endormira bientôt.
Emmitonné dans son drap à la place de la couverture : les nuits sont moites. Le voile noir de l’inconscience lèche le visage barbouillé d’Eric, et bientôt recouvre complètement la forêt blanche. Il rêve de chevalerie et d’un choc lourd, qui fait trembler le ciel et les murs. Son réveil sonne à sept heures, il va se préparer. S’habiller.
Petit-déjeuner.
Sa mère a un cocard dans l’œil. Elle dépose un baiser sur son front, puis le dépose à l’arrêt de bus. « Reste sage. »
L’autocar l’emporte, ingurgite de chapitre en chapitre toujours plus d’enfants, toujours plus de corps criards aux visages blêmes ; quand l’école se profile, le véhicule tourne beaucoup – et puis s’éteint. On détache sa ceinture. Eric cligne trois fois des yeux, pour ranger le bouquin dans son sac, le chevalier se fond dans la masse des monstres, il les jauge et les respecte – pour la plupart. Un bref passage dans la cour, une sonnerie, la salle de classe ; la lumière, écrasant les arbres désertés. La chaleur. Les vitres de préfabriqués – en plastique. Les sonneries. Joris est venu avec une queue de cheval dans la récré ; le chevalier Eric est à ses côtés. Son père dit qu’il devrait plutôt se tenir éloigné de ce « con de travelo » ; Eric désobéit et le protège. Ceux qui d’habitude l’embêtent s’occupent aujourd’hui à l’épervier. Alors les sonneries se succèdent, et les loups se mangent entre eux au lieu de se mesurer au fil de sa lame. Qui se contient. Eric est un épéiste. Il joue avec Joris et surtout ne fait pas de vague. Parfois, alors qu’il se concentre pour n’être impliqué dans aucune histoire, aucun combat de gomme, aucune embrouille de fin d’après-midi, il se rend compte qu’il a oublié de respirer. Et il se demande si cela va être ça toute sa vie.
Les heures passent.
Les derniers COD sont effacés, depuis longtemps déjà, il est seul dans l’espace que les enfants ont délaissé un par un. La garderie du soir. La cour déserte. Joris est parti en tenant la main à deux papas, mais Eric patiente. Joue, solitaire. Si son père ne vient pas le chercher il rentrera en prenant un bus de ville.
Renâclements, sifflements du monstre de métal. BIP agressif de la borne à tickets. S’assied. Tourne. Attend le bon arrêt, descend. Le soleil rugit : sa grosse gueule pleine de sueur grogne. L’éblouit. Il rentre, jeudi s’est terminé sans lui. Ses parents étaient juste là – assis sur le canapé. Ils lui demandent comment était sa journée, elle s’est bien passée, oui, ils sont si paisibles l’un contre l’autre. A croire que lorsqu’Eric ne se fait pas insupportable à vivre, la maisonnée est heureuse. Il faut vraiment qu’il arrête de frapper ses camarades. Il ne comprend pas. Il pleure en silence. L’haleine mentholée de dentifrice pour adultes.
Ce soir la forêt est plus dense que d’habitude, ses oiseaux ont dû rentrer dans leurs nids, au loin un ours invisible frappe le tronc d’un grand arbre.
Eric rêve que le psychiatre raisonne un ours fou et qu’un enfant en armure apparaît sous la fourrure, retire son heaume. Dessous, se dévoile son visage. Trait pour trait.
L’alarme de son réveil crie. Il se lève plus vite que d’habitude, ses pieds fouettent le sol. Il va s’habiller. On est vendredi : c’est le jour de la douche. Mais lorsqu’il s’en souvient l’autocar l’a déjà dans son ventre, et l’emporte vers les classes lointaines. Ce matin, il n’a pas pris ses
Dragons. Il laisse son regard se perdre à travers la vitre. Le monde qui défile à toute vitesse. Les virages. Le parking. Le heaume et l’ours habitent son esprit, une sensation de malaise s’insinue dans sa nuque comme une salive froide. Glaçante. Une image en dehors de sa portée le tracasse, mais il ne s’en souvient plus.
La journée avance. Eric se sent comme un montreur d’ours, à harnacher la bête de ses émotions. Il retire son pull lorsque la matinée se défait de sa fraîcheur, et court en t-shirt à manches longues. E.P.S. : les élèves sont à l’extérieur. Il fait beau, aucun nuage ne peut troubler la quiétude du ciel. Il fait bleu. Eric court. Court. Court. Il tourne, il vire, il halète si vite autour du terrain qu’on le croirait prêt à prendre son envol. Un sentiment le hante dans les pupilles de ses camarades ; un sentiment étrange, inhumain. De la jalousie. Le regret de ne pas être Eric. Le regret de ne pas être un ours ? Eric file à coiffer le vent, dans la fuite de quelque chose de plus fort que lui qui finit toujours par le rattraper. Quand il est à bout de forces, la cloche sonne. Ils ont accompli de nombreux exercices, beaucoup de sport. Dans le bleu cristallin.
La chaleur comprime ses deux bras posés sur ses genoux, son souffle prend tout l’espace. Il pantèle. A la cantine, il enlève son manches-longues. Assis aux côtés de Joris, étend ses pieds sous la table. Son ami. Ce vendredi les tapisseries confèrent aux murs délavés des couleurs de cendre. Le malaise qui le tourmentait le rejoint, en même temps qu’un plat de coquillettes au beurre. Il dit à voix basse : « Quelque chose me tracasse. » Sans songer à son cartable, posé par terre. Joris lui demande ce que c’est. Comme Eric n’est pas sûr, il laisse son regard se perdre autour. Il dévisage des élèves du réfectoire. Des enfants qu’il n’a jamais vus, à qui il n’a jamais parlé, ou juste une fois. Il observe ces gens qui font partie du décor et à qui l’on a servi des coquillettes au beurre, à eux aussi. Le soleil darde ses rayons sur le sol de plastique depuis l’immense baie vitrée.
Il
sait ce qui le dérange. Il est incapable de le mettre en mots. L’articuler, lui dérober assez d’intimité pour le faire sortir de son crâne ; l’expulser par sa bouche.
Ce qui se conçoit clairement s’énonce clairement, mais il n’est pas plus clair qu’une aurore manquée. La grasse-matinée de sa mère jusqu’à onze heures. Il repense à cette invasion de puces qu’ils ont eue l’an dernier. A la terreur qui avait fait trembler son père, puis la colère. Sa colère qui lui empoisonne le cœur. L’ours qui hurle à l’angoisse dans la forêt blanche. Il repense aux puces, ces billes noires – multitudes – qui s’infiltrent sous les vêtements pour sucer le sang. Increvables terreurs pullulantes. Les milliers de petites morsures insignifiantes qui l’ont gratté avant de partir, oubliées. La peur vorace qui boulottait son sommeil, elle qui est restée. Respire à peine. La peur que lui inspire le monde. On a même peur de s’allonger dans l’herbe. Quelque chose tracasse Eric. Mais cette chose ne le trouble pas clairement, comme le fond d’un lac trop profond et froid. Alors il lâche juste : « Je pense qu’on se trompe à avoir raison. » et il finit ses pâtes.
Retour en cours.
Une angoisse lui pend à la gorge, comme une pomme d’Adam. Eric est un ours. Les fractions sont un langage de chevaliers, de contremaîtres, Joris se fait embêter parce que son chouchou ressemble à celui de Clara. Eric grogne. Il fiche des regards noirs, il fiche les chocottes. Il se retient parce qu’il voudrait se lever et tous les broyer. Surtout, ne pas taper. Mais sans l’épée les loups en oublient trop vite la crainte. On commence à le houspiller également.
Il craque.
« Il existe des choses en ce monde que la beauté transcende. » Eric est debout. Il crie, il ferme les yeux, quand il les rouvre c’est pour fustiger un impudent ou une idiote ; il invective.
Des dragons dans le ciel d’une nuit d’hiver. Mais cette pensée ne dépasse pas ses dents. « Il existe des arbres que vos griffures n’écorchent pas. Mais malgré cela vous vous permettez – par outrecuidance – de les dépouiller de leur écorce ! Vous ne savez rien. Ce que vous savez on vous l’a inculqué, et ce que vous apprenez se lézarde d’émotions que ces mêmes apprentissages jettent à l’abandon. » Ses crocs. « Vous vous abandonnez dans l’espoir de cohabiter avec ceux qui vous intimident. Je le sais, car moi-même j’ai une bête en moi qui hurle, qui hurle. » La voix rauque d’Eric s’enraye ; comme un timide filet de sons de plus en plus mince. « C’est... c’est bête d’avoir peur de l’inconnu, parce qu’une fois que vous vous connaîtrez l’ennui brûlera le restant de vos sentiments. » Dieu, que c’est dur de soutenir trente regards braqués sur soi, deux-cent-cinquante ans de vie mis bout-à-bout enflamment le poil comme une loupe.
Je vous méprise. « Vous vous esseulez dans les déserts cérébraux que vous-même dépeuplez. » De leurs émotions. Ses jambes le trahissent. Il retombe sur sa chaise. Il n’a pas levé la main.
Dans un grand silence des yeux ferment pour se retrouver autre part, il y a de la neige qui tombe au ralenti, des mains ivres qui s’agrippent à leur trousse, des oreilles sifflantes. L’adrénaline gonfle les sons. « Eric, tu viendras me voir à la fin des cours. » Une conclusion ridicule. Des verbes transitifs et leurs objets inchangés. L’indifférence, la punition. Il aurait dû lever la main. Mais pour dire quoi ? Il se foutait de la fonction d’un groupe nominal.
La fin du cours, Eric la passe à échafauder un plan d’évasion ; mais quand vient la dernière cloche de la semaine, il s’enfuit juste en courant. Un bus de ville l’absorbe – enfin. Il court bien, son cartable sur les épaules. L’aventure, ou la peur au ventre. C’est le début du weekend. Il fait beau, et pas encore soir. Orange infusé cyan.
De retour chez lui plus tôt, il trouve sa mère qui s’est mise à l’aise en robe de chambre. Elle se rhabille à la hâte. Son père revient du chantier bien plus tard, il fait nuit. Ils ne l’ont pas attendu pour manger – en silence. Chacun mâchant des préoccupations plus importantes que des questions futiles. On ne lui demande pas comment s’est passée sa journée. Il se couche sans savoir ce qu’il aurait répondu.
Livre, bois. Neige et rutile. Bientôt, le sommeil papillonne. Et le parquet grince.
Pas de rêve.
A la place, un matin, les gazouillements de deux petits oiseaux trop heureux de piailler dans l’été. Le samedi s’annonce chaud et chaleureux – il sera cuisant. Ce samedi sera noir. Ce samedi sera morbide. Ce samedi s’ouvre sur l’allégresse mais ne contient que du sang. Ce samedi, Eric meurt – le chevalier dépose le heaume. Eric se lève et rit, parce qu’il ne sait rien de tout cela. Eric se lève et rit car sa jambe s’articule à merveille. Des céréales dans un bol, du lait froid et sucré. Frais. Expiration, exhalaison, Eric n’a pas rêvé mais il sait qu’il est heureux, il répond « Oui ! » à son père pour le lave-vaisselle et l’oublie de suite : les mots vaquent son esprit. Il est sûr de lui lorsqu’il joue, lit, roule au sol pour sentir la fragrance de son contact, frotter sa peau sur le monde. Son bonheur est une étincelle prête à embraser l’herbe du jardin. Sa maman part voir des amies.
Quand son père reparaît harassé, le visage couvert de poussière, son livre lui réchauffe le bout des doigts. Il lui demande « Elle est où ta mère ? ». Elle est allée chez des amies. Ça énerve son père, il voudrait qu’elle soit là. Il jette un œil au lave-vaisselle, plein. Sale. Si vous ne rincez pas les assiettes, les saletés sèchent, et elles deviennent plus dures à nettoyer. « T’as pas lancé le lave-vaisselle ? » C’est trop tard, son père sait déjà qu’il va exploser : il flatte sa rage qui enfle. Sa voix tempête. « Putain ! Tu sais pourtant que ça sèche et c’est impossible à laver après ! » Son visage devient rouge, tout rouge. « Approche. » Eric ne veut pas approcher. « APPROCHE ! » Pose ce putain de livre. Le coup cogne. C’est normal. Pendant ce temps les petites cuillères, dans le lave-vaisselle, résonnent. Le crâne d’Eric résonne – heurte le beau plancher. Il comprend. Il n’y a que ça qu’il comprend de toute façon ; les poings chassent le garnement qui se recroqueville et pose ses mains sur ses cheveux. « Pourquoi tu dis ‘Oui’ si tu fais pas, tu te fous de ma gueule ? » Ce n’était
pourtant pas si compliqué, même un môme aurait pu comprendre. Eric serre les dents.
Il se jure que, la prochaine fois, il n’oubliera pas. Il est désolé. Il file dans sa chambre. Il est en colère contre lui-même. Ses côtes souffrent.
Plus tard dans l’après-midi sa mère couine quand un poing lui mord le ventre. Le sang infecte la bouche d’Eric : il écoute, il se croque la langue. Sa saveur métallique baigne son soir comme seul repas. On n’appelle pas pour manger. La maison est morte.
La forêt est pâle. Le ciel, rouge cramoisi.
Puis gris. Des nuages font d’un dimanche en juin un jour pluvieux. Quelques devoirs. Pas un mot. Un aphte qui rend les repas douloureux. Incapable de se reposer, l’ours. Malgré les feuilles ocres, malgré les heaumes. Entreposés comme des crânes. En haie d’honneur, incapables.
Le lundi le cueille dans la cour, à la récré. De sordides élèves d’une autre classe de CM1 encerclent Joris. Eric le chevalier n’hésite pas : il court. Il se précipite sur le dos d’un garçon qu’il dépasse ; celui-là tombe sur le sol en premier. Les deux amis se comprennent rapidement en se voyant : pourquoi avait-il fallu que Joris porte du rose ? A cause de ce rose pour fille, Eric se retrouve à tabasser quatre garçons dont un à terre, les autres trop surpris pour ne pas le rejoindre. A cause de cette cour bitumée, sur laquelle râclent les joues de cet imbécile, le genou de ce châtain aux yeux déjà injectés de rancœur. « Ne me regarde pas comme ça, ou j’écrase les doigts d’Aurélien. » Eric menace en montrant la semelle de ses baskets. L’abaisse quand même. On entend un gros gémissement dans la cour de l’école, qui transperce les nuages. Ce n’est peut-être pas lui qui a appelé les maîtresses, mais il change quelque chose dans le mépris qu’elles projettent sur cet enfant en armure au milieu des loups blessés, jappant. Ce ne sera plus possible d’expliquer que ce n’est pas de sa faute maintenant : il est le méchant, du sang sur les baskets. Il a mordu, il les a battus. C’est dommage, la visite chez le psy n’était que dans deux jours.
Joris n’a rien mais il s’est rendu à l’infirmerie quand même. Eric se sent flotter dans un brouillard, ses pieds de coton le portent mais vraiment ce sont les maîtresses qui depuis son dos l’escortent, le poussent. Un prisonnier de guerre. Pourquoi n’avait-il pas fait prisonniers ces jeunes malfaiteurs, tiens ? Ça, c’en était une idée.
Quand Eric ferme les yeux il est dans une forêt blême, c’est parce qu’il lit trop de livres, c’est sûrement pour ça. Il n’aurait pas dû les frapper, mais maintenant c’est trop tard. On ne lui laisse pas vraiment le temps de regretter : les parents des concernés sont déjà arrivés. Ils le regardent, du venin sur les pupilles, leurs morveux plein les mains, ils les tiennent à distance du marmot dangereux, et leurs bras protègent ces sales gosses qui auraient égorgés Joris – à une autre époque.
Ils pourraient me sauter dessus et ils me réduiraient en miettes, se dit Eric. Il se sent détaché de tout. De toute l’infirmerie, de toute l’attente ; il se sent détaché des silences et de l’infirmière mutique. Ces morveux heureux de rater le cours de français, aux jupons de leurs grands modèles scandalisés – comme si la fine fleur du monde avait arraché ses pétales. Ils ont gagné ; et il n’est pas sûr de savoir comment. Ni quand, à quel moment. Ils le narguent, narquois, comme s’ils n’avaient pas la trace de sa morsure sur leurs avant-bras éraflés. Ou plutôt,
exactement parce qu’ils l’ont. La douleur ne leur fait rien, il les déteste, il a l’impression qu’ils resteront méchants pour toujours et leurs sourires fiers le brisent en mille morceaux. Qu’ont-ils de plus que lui ? Ses parents tardent à venir.
Il ne regarde pas Joris qui pourtant cherche ses yeux depuis plus d’une demi-heure. Il se demande qui de sa mère ou son père aura effectué le déplacement. S’il devra affronter la déception ou subir le courroux. Il serre les dents, Eric l’épouvantail défaillant.
Ils sont venus à deux. Maman est amochée, les autres adultes n’osent pas poser de question, son père parle calmement. Elle rentre le nez dans un manteau trop chaud pour la saison, dans la pièce tout le monde semble avoir honte ; sauf son père. Leur venin s’est changé en regards fuyants et en interdits quinauds. Sans hésiter, il dévisage solennellement chaque personne, chaque enfant – sauf Joris –, et il s’excuse neuf fois. Il est le seul à savoir quoi faire dans cette situation.
Le père s’en va en prenant son fils par la main : tant pis pour les cours de l’après-midi. Ils rejoignent à trois la voiture, le brouillard s’est transformé en coton. Le silence en acquittement incompréhensible. Et soudain de la laine de verre écorche ses poumons.
« La prochaine fois que j’ai à m’excuser devant ces connards, Eric, je te tue. »
Dit calmement. On démarre. Eric n’attache pas sa ceinture ; il est une chiffe à la dérive dans les virages, mais il ne veut rien mettre de plus sur son cœur. Il lui semble que son torse boursouflé va exploser.
La maison assène une odeur de rage, un cri rauque interrompu. Il est l’heure du goûter. Eric ne passe même pas à la cuisine : il marche sans bruit vers sa chambre, et lit jusqu’à la fin de la journée. Les lignes défilent sans lui, il les oublie si tôt qu’il les a lues. Ça hurle dans toutes les autres pièces de la maison. Sa forêt est si vide qu’il n’ose même plus fermer ses paupières. Il ne voudrait même plus être ailleurs. On l’appelle pour manger. La table est mise pour deux ; sa maman s’assied sur la seconde chaise. Ses tempes broient en battements les murs tout autour, la pièce disparaît et ne reste plus que la fourchette, mais il est à peu près certain qu’elle ne le lâche pas des yeux. Il doit rassembler tout son courage, il doit faire cesser tous ces tremblements pour demander : « Pourquoi il ne mange pas avec nous, papa ? » d’une voix plaintive. Sa mère se fige ; puis, elle se ressaisit, et sa voix est douce comme le froid des montagnes. « Il est fâché, il est parti faire un tour. » Eric est gelé. La tendresse de sa mère l’enveloppe. « Tu veux m’expliquer pourquoi tu as... agressé ces camarades, Eric ? »
Et s’il tombait sur les cambrioleurs ? Dans la nuit noire. « Ils étaient méchants, maman.
— Si tu les frappes, c’est toi qui deviens méchant Eric ; il n’y a pas d’excuse valable à brutaliser des amis. »
Mais maman est à côté de la plaque. C’est toujours pareil : maman ne comprend jamais rien. Si vous ne les frappez pas, ce sont les loups qui vous mordent ; ce ne sont pas ses amis. La nuit bouffe les portails des maisons d’en face à travers les fenêtres. Il quitte la table en laissant la moitié de sa purée à son assiette. Des heures après, la porte d’entrée claque lourdement : son père est rentré. Eric dort déjà ; il a oublié de se brosser les dents.
Le lendemain, quand il se réveille avec des fourmis dans les jambes, un réveil encore hurlant, il est seul dans la maison. Il s’habille. Il va chercher un bol dans le placard. Il lit le petit mot sur la table de la cuisine.
Mon chéri, tu seras tout seul pour quitter la maison ce matin / Les clés sont sur le porte-manteau / N’oublie pas de fermer à clé ! Bisou. Il finit son lait à grosses lampées bruyantes. Personne pour l’entendre. Il fait son cartable, prend son manteau – ses clés –, et il part en claquant la porte.
Le bus l’avale goulûment ; son dos le colle parce qu’il a couru. A peine enfilé, le vêtement l’étouffe. En juin, la fraîcheur de la nuit s’enfuit avec la rosée. Essoufflé, la porte claquée en retard lui semble être un lointain souvenir, qui l’apaise. Des vies défilent et prennent place dans l’autocar, les retardataires ne l’habiteront que quelques minutes. La porte s’ouvre. Béante, sur le parking de l’école. En descendant les marches de fer susurrent un souvenir apaisant à Eric. Un souvenir-mensonge.
Eh… t’es sûr que t’as refermé la porte ? Mais non, pas de l’autocar, celle-ci se referme toute seule.
Tu ne te souviens pas de tenir la clé entre tes mains. Vingt centimètres, c’est environ la distance qui sépare la dernière marche du goudron. Un pas, nous nous résolvons à considérer que ce n’est pas grand-chose. Alors, quand son cœur se jette du haut de ses murailles, Eric est un peu surpris. Parce que le sol se rapproche, déjà. Vite. Puis très immédiatement ensuite il est en chute libre. Des papillons. Sa jambe atterrit et la secousse fait exploser sa moelle épinière. Son poumon gauche – un pissenlit, se souffle au vent. S’envole. La basket droite ne sait plus où se rendre, sa conscience a disparu.
Vite : des papillons s’envolent. Un petit garçon d’un mètre vingt s’effondre sur l’asphalte perlé de nuit. Il faut croire qu’il tenait à si peu de choses.
Il est sept heures.
Quand il reprend connaissance, le ciel a fini de s’allumer complètement, radieux ; deux néons agressifs lui mordent les iris. Une fenêtre lui montre les préfabriqués au loin. Si loin. Il y a des élèves à l’intérieur. L’infirmière le voit trop souvent : elle ne lui parle plus – Eric croit qu’à voir quelqu’un trop souvent, vous finissez par ne plus lui adresser la parole. Il boit un verre d’eau, il se lève, il a envie de crier Les cambrioleurs vont piller notre maison et ce sera de ma faute ! Il part sans un mot.
Quand Eric arrive en classe la maîtresse lui demande : « Tu as un mot de l’infirmerie ? » Il fait
Non de la tête. Il n’a pas de mot. Un rictus de victoire l’accuse comme une menace. Il a mal dans tout le corps, mais il arrive à s’asseoir normalement. Le cours continue et la journée avec jusqu’à ce que dans la cour il rencontre ces loups jouant avec les CM2. Ils lui assènent un regard.
Un sourire.
Eric ne veut plus ces sourires. Eric n’a pas fermé la porte à clé, Eric ne vaut rien. Du ciel au sol des points noirs et point de blanc, un caillou dans la poitrine qui trébuche – pourquoi toujours cette odieuse poitrine, ne peut-elle pas se tenir tranquille ? Du sol, il ne voit plus que le ciel, ses poings s’étendent et s’ouvrent, les CM2 sont plus forts. Ils le frappent à terre – il n’a que ce qu’il mérite – mais il ne comprend pas. Eric ne comprend pas.
Ne comprend pas.
Il ferme les yeux du plus fort qu’il peut, pour se réveiller peut-être. Sa forêt intérieure a disparu.
Eric se relève, longtemps après la sonnerie, et ne se rend pas en cours. Le ventre gorgé de tracas, sa trachée de sanglots. Il part, dépasse la cantine, la récré ; il traverse le hall d’entrée dans lequel n’entrent que les parents d’élèves. Il renifle grassement ; et continue tout cabossé au travers du brouillard. Du coton à l’haleine de vert, menthe, sa semaine hante son visage rouge et asséché. Il rentre à pied claudiquant, souffrant. Il veut voir sa chambre, il a peur de la trouver dépouillée, poussiéreuse comme au premier jour. Quand ils l’avaient achetée dans ce quartier chic grâce au travail de papa ;
poussiéreux. Il a peur de la poussière, que chacun de ses pas soulève et qui dévore tout. Il voudrait ne plus exister nulle part.
Marcher jusque chez lui lui prend trois heures. Il a bien mémorisé la route : il pourra même aller chez le psychiatre, demain. Eric prend la décision de ne plus jamais se laisser emporter par un bus. Eric a pris la décision que même si le verrou n’est pas fermé, les cambrioleurs ne l’ont pas vu, et que la maison n’a rien.
Eric prend la décision que comme la forêt de bouleaux, la pie noire et blanche, cette journée ne s’est pas passée. Disparue.
Il pense à un champ de fleurs ensoleillées.
Alors qu’il arrive enfin il est épuisé, il voit double dans la morve qui a colonisé sa face, sa gorge déshydratée lui fait l’effet d’une meule. La porte est ouverte. Alors il a du mal à se convaincre,
Il aurait dû y penser avant, il comprend ce que cela implique, mais il a du mal à percuter. Il pénètre par l’entrebâillement, il enjambe ce qui reste de son salon détruit. Les cambrioleurs sont venus, la télé ne leur a pas plu, ils l’ont brisée. Ils ont jeté les boîtes de bijoux par terre. Des éclats d’assiettes brillent dans toute la pièce.
Non ! Crierait Eric, mais il referme la porte derrière lui. La sangle du sac à main de maman sur le sol de la cuisine, dans un peu de sang noyé de salive ; ils ont dû tomber sur sa maman. Eric tourne sa clé dans la serrure, deux fois. Eric réfléchit de plus en plus vite.
Ce n’est pas de sa faute. Eric a une idée : il va casser un carreau dans la porte du garage – il décide que les cambrioleurs sont entrés en cassant un carreau.
Il décide.
Ça fera une vitre de plus à réparer, mais ce n’est plus de sa faute. Eric s’assied. Il faut attendre le retour de son père : lui saura quoi faire.
Eric s’assoit dans le noir, Eric est vitrifié. Eric devra mentir à tout le monde.
Il attend, perdu chez lui ; les yeux grand ouverts.
Des voitures clignotantes gerbent du bleu, du rouge, du bleu sur le plafond à travers la fenêtre. Du rouge.
Cric cric du verrou, grincent les gonds. Eric ne bouge pas : ce n’est pas son père. Des hommes en costume de policiers sur le seuil de la maison. Crient dans de gros téléphones.
L’aperçoivent.
« Qu’est-ce que tu fais là toi ? On a appelé partout, tu n’étais pas à l’école.
— Ce n’est pas de ma faute.— Ta mère nous as dit que tu serais là ; viens. On t’emmène la voir. »
En somme, maman était amochée, en bien plus mauvais état que lui. Elle était à l’hôpital. Il n’a pas pu voir le psychiatre le jour suivant, parce qu’elle n’en est sortie que jeudi. Hors de question de prendre le bus, et ses pieds lui faisaient mal d’avoir trop marché. Il n’avait pas pris de livre, alors à la place il écoutait les respirations de sa maman.
Toutes douces.
Apparemment ils eurent droit à la moitié de la maison, et ils ne reverraient plus papa. Ils déménagèrent quand même : dans une moitié de maison, on a toujours froid.
Eric ne reverrait plus jamais Joris, croyait-il ; mais un matin une lettre à sa nouvelle adresse leur parvint. Le nom de son ami au revers, et le sien sur la couverture. Elle commençait par :
« Bonjour... »Nous sommes en juillet. Quand Eric ferme les yeux, il est dans un champ de lavande rose. Un ours grogne dans un coin de sa tête, à l’orée d’une forêt pâle et intimidante. C’est les vacances scolaires.[/justify]