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19 Septembre 2025 à 12:01:55
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Le Monde de L'Écriture » Coin écriture » Textes courts (Modérateur: Claudius) » Les quatre saisons

Auteur Sujet: Les quatre saisons  (Lu 1356 fois)

Hors ligne Eskiss

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Les quatre saisons
« le: 27 Février 2018 à 00:05:17 »
Amies amis de la plume, j'inaugure mon premier texte ici ! Soyez indulgents, il n'est plus de toute jeunesse.

 

                                                                   LES QUATRE SAISONS

« Les saisons sont ce qu’une symphonie devrait être : quatre mouvements parfaits en harmonie intime les uns avec les autres. »
                                                                  Arthur Rubinstein
PRINTEMPS

« Le printemps s'annonce toujours plein de promesses, mais lui au moins les tient. »
                                                                   Félix Leclerc



Cela débute par un séisme. La terre secouée de vifs tremblements, ses hurlements de douleur. Les océans qui s'agitent follement, se renversent et se répandent. Les cris, encore. La souffrance, les fractures, le vent qui murmure à son oreille une onde d'apaisement. D'innombrables arbres broyés entre ses doigts serrés.

Et lui, le père attentif et désemparé. Qui regarde sa femme devenir l'incarnation vivante de Gaïa. Dont le ventre ressemblait chaque jour un peu plus au globe, les cratères en moins et la douceur en plus. Un étroit habitacle où un petit être avait décidé de croître, de pousser et de venir découvrir la Terre. Quel sexe? Il n'en sait rien, pas plus qu'elle. Ils aiment le hasard.
  Leur rencontre a été un hasard. Une grève de métro, un bus manqué et il était arrivé. Avait croisé son regard. N'était plus jamais reparti.
  Leur amour avait été hasard. Ils jouaient à se surprendre, rentraient dans d'obscures salles de cinéma en espérant de grandes découvertes - et ils en firent de nombreuses! - , toujours riant. A chaque seconde, riants.
  La conception de leur enfant l'avait été là encore. Rien de prémédité dans leur étreinte trop fougueuse et l'oubli de sa compagne. Il ne lui était jamais venu à l'idée qu'elle l'avait peut-être fait exprès. Et il s'en fichait au fond.

Aujourd'hui toute son âme est tendue vers le nouveau-né, la tête qui émerge doucement, sa femme qui respire à grands à-coups, les chuchotements des blouses vertes aux visages flous qui le frôlent.  Les bras apparaissent, le corps, elle lui broie la main. La sage-femme s'empare du nourrisson et déclare avec fierté :" C'est une fille!».
Une fille... petite fille née un jour de décembre, quand les flocons jouent encore à cache-cache avec le soleil. Et la question qui s'empare de lui immédiatement et prend forme dans la voix épuisée de son aimé: "Comment va-t-on l'appeler?"
Il ne sait pas. A son regard troublé, il comprend qu'elle non plus. Elle laisse ses prunelles errer sur le mobilier. Les murs nus du bloc. Puis contemple avec émerveillement sa fille qu'on vient de lui glisser entre les mains. Qui gigote et ouvre les yeux. D'un bleu intense.
"Océane".
Le même prénom a glissé de leurs bouches.
Et ils savent cette fois que ce n'est plus un hasard.

Un nouveau printemps envahit l'air frais de ce mois de mars. Les bourgeons éclosent en une joyeuse cacophonie de couleurs, les herbes s'élancent à l'assaut du ciel et les arbres se parent de leurs plus belles robes émeraude, vert pâle, sombres ramures. La Nature est en fête. Océane a six ans et elle regarde le monde avec l'acuité de celle qui sait déjà quel est le plus beau cadeau qu'on lui ait jamais fait: la vie sur cette Terre qu'elle adore.
Elle est furieusement curieuse, veut tout apprendre et obtient chaque chose qu'elle désire. Jamais petit fille n'aura été aussi entreprenante dans sa découverte de la vie végétale et animale.
Son père s'en désole souvent à grand cris quand elle rentre sale et couvertes d'écorchures, sa mère la gronde avec sa voix de maman autoritaire mais elle sait qu'au fond ils sont fiers d'elle. Pas un jour ne passe sans qu'ils ne lui fassent preuve de leur affection. Elle les aime mais ne saurait mettre un mot dessus tellement c'est une évidence à ses yeux. Les grandes personnes lui semblent parfois plus impénétrables que les plus profonds des sous-bois.

A sept ans, elle découvre que sa voisine de table, Léa, est couverte de bleus. Quand elle lui demande ce qui lui est arrivé, elle ne sait pas quoi répondre. Elle pleure. Océane ne comprend pas et elle se tait. La voit souffrir chaque jour un peu plus.
Un jour Léa ose l'inviter chez elle. Elle y découvre l'existence de ses parents. Quand elle veut les saluer aimablement, le père lui répond par un grognement, la mère par un silence hostile. Océane a honte sans savoir pourquoi. Tandis qu'elles jouent, Léa renverse une assiette qui se brise au sol.
Instant suspendu. Elle tourne vers Océane des yeux verts pâles. Remplis d'une terreur animale. Un peur telle que Océane ne peut en supporter plus, encore moins lorsqu'elle entend les pas furieux de la mère de Léa qui s'approche en hurlant. Alors elle s'enfuit, laissant derrière elle les cris et les coups.
Dix jours plus tard, Léa disparaît de l'école. "Prise en charge par une assistante sociale" murmurent les maitres. Océane se fait toute petite et prie pour oublier.
Elle n'oubliera jamais les yeux verts.

A huit ans, elle apprend à se servir du vrai pouvoir des mots en créant sa première histoire. Une histoire d'animaux, d'oiseaux perdus et de renard pernicieux. Les premières lignes qui vont la pousser de plus en plus loin sur les territoires de l'imaginaire.
Barjavel hante sa table de nuit, Rimbaud se cache sous son oreiller et Baudelaire lui sourit sur sa table de chevet. Elle ne lit plus, elle dévore. Une passion terrible qui la pousse à vouloir comprendre le monde encore plus qu'elle ne l'avait jamais fait.

A dix ans, elle déménage en Bretagne.
Elle passe l'essentiel du trajet à dormir, recroquevillée contre la portière. Quand elle s'éveille, son père la couve d'un regard bienveillant: "Chérie, réveille-toi, on est arrivé." Elle s'étire doucement, s'extirpe du véhicule et fait quelque pas sur l'herbe rase. S'arrête.
Face à elle s'étend une longue lande rocheuse parsemée de quelques touffes rachitiques. Lui faisant suite, sans aucune continuité, la mer. Parsemée de dantesques statues de granit érodées par le sel. Ses flots furieux qui roulent, ses eaux sombres qui se disloquent sur le rivage. Son chant puissant et son odeur iodée.
Océane s'approche à pas lents de la mer. Jusqu'à la frôler de ses pieds. Tend l'oreille. Laisse aller son âme à la rencontre de la déchainée.
Et la rencontre s'opère. Magique. Du grondement sourd des vagues à l'agonie émerge une sombre mélopée, âpre mélodie de fonds sous-marins, de citées englouties, de marins noyés et d'étincelants couchers de soleil. Murmurant l'enivrante immortalité, la lutte sans fin face au continent, les mille beautés de dix mille pays exotiques. Célébrant le ciel son compagnon et son azur si bleu. Racontant le bonheur d'être liquide, d'être mer et mère, mère d'une vie foisonnante en son sein, algues et poissons rivalisant de couleurs, anémones, coraux.
Et le blanc albatros qui la voit défiler sous son aile. Le voyageur infatigable qui jamais n'oublie de lancer un long cri en son hommage.

Océane. Elle comprend enfin qu'elle devait être là.
Océane au regard si troublant.
Océane, petite fille-océan.


ETE

« L'été qui s'enfuit est un ami qui part. »
                                                           Victor Hugo



 L’été a succédé au printemps. Les bourgeons ont fini d’exhaler leurs saveurs envoutantes, les fleurs se taisent et la symphonie florale s’achève doucement. Les artistes rangent déjà leurs instruments, leurs pétales et leurs feuilles en vue de l’automne et de l’hiver qui advient.
Le soleil de plomb les remplace. Il écrase de sa chaleur tout le continent, fait miroiter de brillants mirages sur le sable brûlant.
Des hordes de touristes ont envahi la plage. Tous, circoncis dans le périmètre coloré de leur serviette, s’enduisent de crème et se laissent griller à petit feu. Seuls quelques rares courageux s’aventurent dans les eaux déchainées et glaciales même par les températures les plus étouffantes. Des arêtes de pierre n’attendent que le baigneur pour le taillader, des vagues tentent de les engloutir et sans relâche le vent rabat sur eux une écume salée.
C’est que la Bretagne n’a pas un climat facile.
Pas plus qu’Océane. La fille-océan a grandi, muri. Ses cheveux ont blondis sous le regard d’Hélios, elle s’est étoffée et ses vêtements esquissent avec grâce ses formes nouvelles. Seules demeurent encore, immuables, les deux yeux marins si troublants.
Elle découvre avec plaisir son nouveau pouvoir de séduction, l’essaye sur tout le monde et s’étonne avec fraicheur, presque candeur de les voir rougir, balbutier ou détourner le regard devant elle. Elle joue à se montrer, et personne ne lui dit non, bien au contraire. Et elle en rit comme une enfant. Enfant qu’elle est encore et toujours car, quand la population de la plage devient trop importante, la faune, trop bruyante, elle fuit et va se cacher au plus profond de son repaire.

Elle l’a découvert un jour à marée basse. Sur le flanc de cet amoncellement rocailleux devant lequel elle passait chaque matin, le reflux avait dessiné une sorte d’entrée. Plus un tunnel qu’une porte par ailleurs. Mais à l’époque, fluette et agile qu’elle était, elle n’avait pu s’empêcher d’y plonger.
Elle avait rampé quelques mètres sur le sable sec qui crissait sous son poids. Elle avait manqué plusieurs fois de se blesser contre des blocs granitiques déposés ça et là. Finalement après deux virages, elle était sortie de l’exigu conduit. Et s’était aperçue qu’elle était entrée dans une caverne de fées.
Large de quelques mètres, au sable lisse et vierge de toute empreinte, de tout souffle, sa particularité résidait dans les quelques fentes qui parsemaient son toit. De ses minces fenêtres surgissait quelques rayons de soleil qui ricochait contre les parois et illuminait l’aire d’une lumière douce et apaisante. Quelques flaques brillantes se dessinaient, floues et mouvantes.
Elle s’était couchée au sol, avait tourné son regard vers le ciel et avait inspiré. Expiré. Continué à respirer ainsi jusqu’à ce que le soleil s’éteigne et que seul le noir règne dans son antre.
Alors seulement elle s’était levée et s’était décidé à rejoindre la réalité.

C’était sa cachette secrète, son temple et son ermitage tout à la fois. Quand elle avait quelque chose à confier, une colère à calmer ou une tristesse à libérer alors elle s’asseyait et respirait. Profondément. Toujours sur le même rythme, celui de la Terre mère, s’emplissant à chaque bouffée de la sérénité tranquille de cet endroit.
Ses parents la voyaient disparaitre avec le sourire. Ils n’étaient pas malheureux de constater qu’elle se plaisait ici car ils y avaient eux-mêmes trouvé la paix. Le soir, ils se rendaient sur la plage, s’enlaçaient et contemplaient le soleil couchant. Vivante caricature du bonheur, si éloignés de la réalité auquel ils accordaient une place minimum. Travailler, faire les courses, les tâches quotidiennes. Pas plus.
Quand le soleil achevait de se mourir, alors Océane revenait à eux, souvent trempée, toujours souriante. Ils la prenaient par la main et tous ensembles regagnaient le doux cocon de leur foyer.

Océane a quinze ans maintenant. Le collège s’est terminé, l’année prochaine une nouvelle aventure s’offre à elle, une nouvelle perspective : le lycée. Mais à vrai dire, elle n’y pense pas. Non, Océane occupe ses vacances à vadrouiller dans tout le village, à faire connaissances avec les hordes sauvages ou à chasser le crabe à marée basse. Dans la grouillante population de touristes, elle a rencontré plusieurs personnes, une bande d’amis qui s’est cotisé pour s’offrir un voyage de rêve. Ils sont exaucés, le ciel est vide de nuages et la température ne descend pas en-dessous de vingt-cinq degrés. Ils sont six, quatre garçons et deux filles. Ils sympathisent avec elle et ils se revoient chaque jour, jouent et refont le monde comme seuls savent le faire de jeunes adolescents idéalistes. Ils flirtent aussi, même si Léa et Agathe sont déjà en couple. La fidélité n’empêche pas le jeu amoureux, ils le savent tous et en profitent, se taquinent et roulent dans le sable en se battant.
Océane reste distante vis-à-vis de ces démonstrations. Elle n’aime pas le contact physique, préfère la proximité de l’esprit. Elle n’a jamais eu de petit ami, n’y songe d’ailleurs pas. Plus tard peut-être, quand elle saura enfin qui elle est.
Ils plongent toute la journée et se disputent joyeusement. Elle les suit, pourtant sa joie est entamée par une sourde douleur. Au ventre. Elle est déjà réglée, elle sait que ce n’est pas ça. Mais quoi ? Sans doute passager. Elle ne veut pas renoncer à ses vacances pour un peu de souffrance.

Une nuit agitée et douloureuse l’a contrainte à revoir ses positions et maintenant sa mère l’accompagne chez le médecin. Dans la salle d’attente, deux trois personnes lui jettent un œil puis se referment sur eux-mêmes. Chacun a son petit monstre qui grignote ses entrailles, son bras, sa jambe. Tous unis dans la maladie alors pourquoi sont-ils si silencieux ? Elle en rirait presque si elle n’avait pas si mal.
L’examen dure quelques minutes et elle se fait violence quand les mains du docteur se promènent sur son ventre. Après quelques palpations et des grommellements de circonstance, il lui annonce qu’elle doit passer une écographie. Il lui donne un ticket, une date et lui dit de revenir quand elle aura les résultats.

Deux jours passent. Elle les vit dans un semi-coma, toute occupée qu’elle est à détourner les griffes de son petit monstre. Les médicaments l’aident un peu. Au début. Après, elle a si mal qu’elle compte les minutes la séparant de la prochaine prise, car elle sait qu’à ce moment là seulement elle aura une heure de répit, peut-être deux voir, avec beaucoup de chance, deux heures et demi. Sa vie se décline en journée de quatre heures, chaque journée période par une prise de cachet. Junkie.
Les examens finissent par arriver et elle s’y rend à pas prudents. Sa mère la soutient, lui murmure des paroles apaisantes. On l’ausculte à nouveau, on l’installe, on lui demande de fermer les yeux. Océane suit sans les comprendre les différentes étapes qui conduisent à l’obtention d’une pochette remplies de photographies. Aussi obtenu son précieux sésame, elles se rendent chez le médecin.
Dès qu’il les a sortis de leur enveloppe, son sourcil part en arrière. Un tic nerveux qui s’accentue lorsqu’il continue à explorer minutieusement chaque image. Son visage semble soucieux. Finalement, ils les posent et se plonge dans une profonde réflexion.
Elles n’osent pas le troubler. Sa mère a vu le tic, a compris qu’il se passait quelque chose. Mais quoi ? Et cette question reste en suspens, épée de Damoclès qui laisse présager le pire.
Finalement il se lève puis demande : « Puis-je parler à votre mère en privée ? » Océane obtempère, quitte la salle. S’en écarte, ce qui ne l’empêche pas d’entendre le hoquet de surpris poussé par sa mère lorsqu’elle apprend la vérité.

Océane se ronge les ongles, elle aimerait bien regagner sa caverne et s’imprégner encore une fois de sa fraicheur. Elle voudrait fuir l’atmosphère pesante, le couloir blanc et le verdict qui plane, menaçant au-dessus de sa tête. Elle n’en peut plus. Alors pour conjurer la peur elle pousse la porte.
Le docteur semble à peine surpris. Il la fait assoir, elle regarde sa mère qui semble complètement défaite. Silencieusement, elle tourne son regard vers le praticien. En réponse à son interrogation muette, celui-ci déclare : « Vous avez des problèmes de santé mademoiselle. Dans l’immédiat, rien n’est urgent. Vous allez vivre normalement, nous allons guérir cette banale appendicite. Le plus ennuyeux c’est autre chose. C’est vos ovaires. Ils sont… Vous êtes stérile, vous ne pourrez pas avoir d’enfant. » Et d’ajouter doucement, d’une douceur presque cruelle: « Je suis désolé. »

Elle n’a pas compris d’abord. Il a parlé maladies en tous genres, malformation, impossibilité de fécondation, pas de risque pour la santé, mais elle n’écoute pas. Tout à son débat intérieur. Les enfants elle n’y a jamais songé. Même si sa mère lorsqu’elle avait eu pour la première fois ses règles lui avait dit avec tendresse que c’était certes douloureux mais que cela lui permettrait d’engendrer la vie, elle avait acquiescé d’un air songeur. Pas certaine que cela valait autant de souffrances. Aujourd’hui elle s’interroge. Ne pas avoir d’enfants ? Pas de bébé à dorloter, mais aussi pas de réveil au milieu de la nuit ; pas d’émerveillement devant ses premiers pas ou premières paroles, mais aussi pas de punitions à infliger, pas de bave à essuyer. Pas de risque de se retrouver avec un enfant malformé qu’il faudra quand même aimer. Elle ne sait pas. Elle hésite. Le pour et le contre balance et soudain elle songe à ses parents. Et à elle-même, surgie des entrailles de sa mère. Et elle comprend que peu importe les douleurs et les souffrances, les doutes et les réveils, c’est offrir le plus beau des cadeaux que de faire naître ; c’est donner la vie à un petit être.
Océane s’aperçoit alors qu’elle aimerait ne rien savoir. Elle comprend et ça lui fait mal, alors elle se lève de sa chaise sous le regard étonné du docteur et s’enfuit en claquant la porte derrière elle, en un geste vain de laisser ses malheurs derrière elle.

Elle vole plus qu’elle ne court. Où aller ? Elle ne sait pas alors ses pas la conduisent irrésistiblement vers son paradis à elle, la plage. Heureusement, elle n’en est pas éloignée. Elle bondit dans le sable chaud et se jette dans les vagues, toute habillée. Elle éclate de rire, laisse l’eau la fouetter, la mer l’envelopper et l’envahir toute entière. Elle devient liquide, elle crie sa fureur et sa tristesse comme l’océan, elle se roule en son sein et se laisse finalement porter par le reflux sur la plage. Elle reste étendue contre le sable, les yeux tournés vers le ciel, azur contre azur. Le soleil la plonge dans une douce torpeur, ses muscles se détendent. La jeune fille laisse ses pensées vagabonder à leurs aises, s’éparpiller au firmament et se mêler aux nuages. S’envoler, loin.
Elle est tirée de son monde intérieur par la voix de Luc, un des garçons de la bande :
«  Qu’est-ce que tu fais là Océane ? Tu sais que la marée est en train de remonter, là ? » Il éclate de rire en même temps et elle rit avec lui.
Elle se relève doucement et se retourne. Il est face à elle, seul. Quelques personnes observent, intrigués, cet étrange couple. L’observent elle, surtout. Il n’est pas particulièrement charismatique. Un grand échalas blond, gêné en permanence par son corps  immense. Maladroit, peu doué en sport, il préfère rire tout le temps plutôt que parler. Il n’est pas causant, ça non. Elle l’aime bien Luc, Océane. Pas comme un potentiel petit ami, il est trop effacé à son goût, mais comme un ami cher.
Ressurgit soudain comme une brûlure intense le souvenir de ces enfants qu’elle n’aura jamais. Et ce même si elle connaît l’amour, même si elle forme un couple avec quelqu’un. Jamais.

Un abîme s’ouvre en elle, terrifiant de noirceur. Un vide déchirant devant un avenir aux plumes sombres du désespoir. Alors pour le conjurer, elle prend Luc par la main et l’emmène dans sa grotte aux fées.
Il la suit en silence, elle le sait gêné. Elle le guide jusqu’à l’entrée, dissimulée par une planche recouverte de sable. Elle se retourne, plante ses yeux dans les siens et lui fait jurer le silence sur ce qu’il verra après. Il promet en balbutiant, s’empourpre et fini par baisser le regard. Elle dégage rapidement l’entrée et le pousse dedans. Il s’y engage en rampant. Elle le suit, non sans avoir oublié de replacer la porte.
Quand elle arrive à son tour dans la grotte, il est debout, émerveillé. Il va d’endroit en endroit, murmure et pousse des exclamations de ravissement. De temps à autre, il caresse doucement la pierre, comme s’il n’osait pas y croire. Dans sa fascination, il émane de lui une beauté timide. Un grand garçon qui n’a pas encore franchi les frontières de l’enfance, un doux rêveur que les fées émerveilleront toujours. Elle le trouve touchant.
Elle inspire et, sans un bruit, elle commence à danser.

Il se retourne, peut-être pour la remercier, peut-être pour lui exprimer son émerveillement mais il se fige, la bouche à demi ouverte. Ses prunelles brillent. Elle se sait belle, envoutante quand elle danse. Ses bras partent dans de gracieuses arabesques, son ventre - vide à jamais ! - se tord et ses jambes s’envolent. Tout lui semble aller au ralenti et Luc lui-même n’être plus qu’une statue de sel. Peu à peu ses craintes se dissipent et ses doutes eux-mêmes la quittent, suivant ses vêtements qui tombent en ronde éparse.
Elle tourbillonne encore et bientôt, elle est entièrement nue. Luc ne respire quasiment plus, complètement aimanté par ce spectacle. Tellement obnubilé qu’il en oublie d’être gêné. Il reprend vie seulement au moment où elle s’approche de lui.
Il recule précipitamment, bafouille et finalement tombe à la renverse. Elle se couche à ses côtés, son regard s’affole, il ne sait pas quoi faire et doucement, elle l’enlace, glisse à son oreille : « Je t’aime. Et toi ? » Il tremble et finalement chuchote « Tu m’as envouté dès le premier jour. » Elle sourit et se coule contre lui. Il reprend ses esprits peu à peu, tend une main peu assurée et effleure sa peau. Elle l’embrasse, il a les lèvres douces. Il la prend timidement dans ses bras et la serre contre lui. Ses dernières appréhensions le quittent en même temps que sa carapace de tissu.
La suite est indescriptible. Le raconter serait sacrilège mais elle se souvient de sa douceur, de sa tendresse et des mots qu’il lui murmure, de leurs peaux l’une contre l’autre, de la découverte du désir et de la joie d’être traitée en reine par ce garçon si complexé. Du plaisir qu’on peut offrir à l’autre et à soi-même. De la vie elle-même.

Il est parti deux jours après, elle ne l’a pas revu entre temps. Elle est restée cloisonnée dans sa maison, la peur de l’inconnu au ventre. Elle n’a pas honte de lui avoir dire qu’elle l’aimait alors même qu’elle sait ne jamais pouvoir aimer. Elle est juste heureuse d’avoir pu lui offrir quelque chose et qu’il l’ai aidé à se découvrir. Son ventre est toujours plat. Peut-être dans ce geste désespéré, irréfléchi - non, parfaitement réfléchi – elle avait en tête de prouver au docteur qu’il avait tort.
Il avait raison.
Elle ne regrette pas non plus de l’avoir choisi, lui. Il n’était sans doute pas le plus beau, ni le plus connaisseur. Cela aurait pu se passer différemment avec un autre, mieux peut-être. Mais pas aussi amoureusement, elle le sait au fond d’elle-même. Elle ira se frotter aux beaux garçons insensibles une autre fois. Si il y a une autre fois, car elle ne pense pas qu’elle le refera.

Deux jours après, au beau milieu d’une journée, le vide la reprend. A nouveau ses pensées sont aspirées par ce gouffre béant, ce vortex glouton qui engloutit tout bonheur et joie. Elle se sent creuse et translucide, n’a plus aucune conscience de son existence. Tel un funambule en équilibre sur un fil, elle sait qu’une seule oscillation la fera tomber. Elle ne veut pas chuter.
Alors elle court, elle rejoint la plage. Un garçon blond, deux ans de plus qu’elle peut-être, l’attire. Il est seul, se tartine rêveusement de crème solaire en contemplant la mer. Ce sera lui. Elle lui prend par la main, se présente à peine et galope jusqu’à son repaire, le traînant derrière lui. Il suit en riant, sans comprendre.
 Il ne comprendra que quand elle dansera et que leurs corps se fondront l’un en l’autre.

Océane a quinze ans, seize ans, dix-sept ans. Les étés passent et se ressemble. A chaque fois que le soleil recommencera à briller et qu’elle quittera le lycée, le vide l’attendra. Sa gueule vorace prête à l’avaler au moindre faux pas la traquera jusque dans ces rêves les plus profonds. Et pour lui échapper, elle courra sur la plage, en trouvera un beau, un grand, blond, brun ou peu importe, et ils s’aimeront. Elle se sentira moins vide sous le soleil, plus vivante. Jusqu’à la prochaine crise.

AUTOMNE

« Bientôt nous plongeons dans les froides ténèbres; adieu, vive clarté de nos étés trop courts! »
                                    Charles Baudelaire


Les couleurs ont changé. La verdure s’est enflammée subitement, chaque arbre rougeoie d’une nuance différente. Le vent les déshabille peu à peu et leurs parures tombent au sol en virevoltant. Devient un tapis doux et craquant à la fois.
Océane a vingt ans dorénavant. Les étés ne sont plus que souvenir du passé, elle est aujourd’hui plus sereine que jamais. Plus grande encore, les années écoulées ont installés une sévérité sur son visage. Elle est en fac d'art, suit ses cours avec l’attention de celle qui sait déjà qu’elle ne suivra pas la même voie que le commun des mortels. La sienne ? L’écriture. Ou le théâtre car depuis quelques temps, elle écume les planches. Elle a trouvé en cette passion une nouvelle façon de combler le vide qui creuse ses entrailles. Devenir quelqu’un d’autre, même l’espace d’une heure et demie, la libère. Elle se sent vivante sur scène, plus vivante que jamais.
Avec du recul, le souvenir de ses étés l’effrayait rétrospectivement. Tellement qu’un jour elle était allée se faire dépister dans un centre médical de son quartier. Elle s’était rongée les ongles, persuadées d’abriter au minimum une dizaine de pathologie, des IST en pagaille. Sur sa chaise en plastique, dans l’attente de l’examen, elle vacillait, l’angoisse de cinq années s’écroulant sur son dos. Et si ? Que faire alors ? Elle n’avait pas pu y songer et avait laissé son cerveau tourner à vide, ressasser les mêmes pensées inutiles et insensées. Lorsqu’elle avait enfin reçu ses résultats, elle avait laissé l’enveloppe trainer sur sa table, craignant de l’ouvrir. Comme si cela pouvait permettre à ses cauchemars de prendre forme. C’est finalement une amie qui, intriguée, avait déchiré le rabat. Quand Océane était arrivée dans sa cuisine, elle s’était figée en l’apercevant qui lisait la feuille fatidique. Elle l’avait regardé et lui avait jeté un regard interrogatif. Océane avait frémi, de peur. Son amie avait alors souri et déclaré « Tu es négative à tout. Aucun souci de santé ! » Elle s’était écroulée sur le canapé. S’était esclaffée. Forte. Libre enfin de ses fantômes, elle avait ri jusqu’à en perdre son souffle et son amie l’avait rejointe. Toutes les deux s’étaient enlacées. La vie prenait des couleurs de fête.

Elle ne regrette pourtant rien. Ni les étreintes fougueuses, ni le soleil brûlant sa peau et son esprit. Pas plus que la vive clarté de l’azur, si semblable à cela à la lumière émanant de certains de ceux qu’elle avait aimé.
Elle a quitté sa Bretagne et habite maintenant à Paris. La grisaille quotidienne se lit sur le visage des passants, tout le monde marche vite, s’ignore et s’évite. Ville fantôme où des millions d’ombres se croisent sans se connaître. Son gigantisme lui a d’abord déplu. Puis elle a aimé son étendue, car sur une telle surface, les quartiers s’étaient de plus en plus différenciés. Elle passait ses week-ends à les explorer et à découvrir leurs charmes divers. Les monuments aussi ne cessaient de l’émerveiller et elle se félicitait chaque jour d’avoir réussi à trouver un appartement avec vue sur la Tour Eiffel. Les nuits, elle les occupait à se promener sur les bords de la Seine, furetant parmi les noctambules, traquant la joie et la beauté. Des histoires aussi, qu’elle pourrait raconter à son tour. Des émotions à décrire. La nuit était le terreau de ses rêves, le sol fertile de ses différentes œuvres.


Ce soir-là, Océane s’aventure dans d’autres endroits. Des banlieues, plus sombres, qui exsudent une odeur d’angoisse. Celle d’une roue de misère infinie qui broie les êtres plus surement que n’importe quel engin. Elle n’a pas peur, elle a son appareil photo avec elle et derrière son objectif, elle se détache de tout. Rien ne l’atteint dans son monde intérieur. Pas même les cris des disputes, les braillements de la télé, les rires ou les pleurs. Elle vogue sur le trottoir comme sur un fleuve d’encre. Elle pense que ce soir sera profitable à son imagination.

Elle est tellement obnubilée par son environnement que, quand un jeune homme bondit d’un recoin, elle ne réagit qu’à peine, se contente de braquer son appareil sur lui et appuie sur le déclencheur. Clic, son visage sombre. Clic, les survêtements en mauvais états. Clic, ses baskets Adidas. Clic, ses yeux cachés derrière de larges lunettes fumées. Clic, le cutter qu’il tient serré dans sa main.
Il s'empare de son bras et la plaque contre un mur. La joue contre le béton rugueux, elle se rend soudain compte que la rue est déserte. Que le silence règne. Elle s’est aventurée loin dans les ruelles, il est tard. Elle se maudit d’être venue ici tandis qu’il fourre l’appareil dans sa poche puis lui demande son argent. La rage au cœur, la peur au ventre, elle lui donne son portefeuille, ses boucles d’oreilles, une bague, tout. Elle hésite à hurler mais il pique son cou de sa lame et lui susurre « Je ne ferai pas ça si j’étais toi… » Elle referme la bouche, se laisse dépouiller en silence.
Il la lâche mais garde son cutter toujours pointé sur elle. Il la dévisage et se s’aperçoit que sa proie d’un soir n’est pas anodine. Il murmure, passant sa langue sur ses lèvres : « T’es mignonne tu sais toi… Ca ne te dit pas de lier connaissance plus intimement ? » Et disant cela, il se colle contre elle et force le barrage de ses lèvres. Il l’embrasse, sa main parcourt son corps, s’immisce sous ses vêtements tandis que l’autre colle toujours son arme contre sa gorge. Elle est soudain envahie par la terreur et mord de toutes ses forces la langue de son agresseur.
Celui-ci recule vivement en hurlant de douleur. Elle en profite et détale. Courir. Vite. Sauver sa peau, préserver sa vie. Elle galope, entend derrière elle les pas qui se rapproche, les halètements rauques du tortionnaire, ses invectives. Elle s’oblige à ne pas y penser, juste courir.

Il la rattrape alors qu’elle arrive au tournant d’une rue et la jette à terre. Elle se fend la lèvre sur le trottoir, il l’écrase de tout son poids et, tout à sa fureur, la roue de coups. Elle sanglote, gémit, il n’entend rien. La haine l’aveugle. Elle sait qu’il va la tuer. Océane va mourir, là, sur le triste béton, loin de sa mer natale. Tandis que le sang rougit ses membres, envahit s abouche et son univers entier, elle se raccroche à la mer. Et l’océan. Douces images d’un passé qu’elle veut voir avenir. La douleur s’empare d’elle, elle hurle cette fois, une vague sanglante monte. La surplombe. S’abat et la submerge.
Océane perd connaissance.

Quand elle ré-ouvre les yeux, elle se croit un instant au paradis. Le monde est ouaté, tout est étouffé et assourdi. Ses yeux tremblent, tout est flou sous son regard, conférant à ce qui l’entoure un aspect étrange et onirique. Un visage aux contours indistincts se penche sur elle et lui sourit. Elle étire ses lèvres à son tour, grimace sous la souffrance.
Soudain, le son revient et sa vision s’éclaircit. C’est une infirmière qui la contemple. Elle parle distinctement : « Comment allez-vous ? » Océane tente de parler, remue avec difficulté sa langue et finit par ânonner : « Où…suis-je ?
-En sécurité, dans un hôpital.
-Qui…comment…
- Un jeune homme vous a trouvé inconsciente et a aperçu un homme qui s’enfuyait. Sans doute votre agresseur. Ne craignez rien, tout va bien se passer. Vous avez quelques blessures, mais superficielles, rien de cassé ! Plus impressionnant que dangereux. »
Océane rumine ces paroles. Superficielle ? Ses membres la brûlent constamment, elle aimerait hurler à cette gentille fille que ça, ça n’a rien de bénin ! Mais elle préfère se taire, endure son calvaire en silence. S’endort finalement.

Océane passe trois jours à l’hôpital avant qu’on ne l’autorise à revenir chez elle. Elle y entre un peu chancelante, s’effondre dans son canapé. Respire profondément. Elle sait ce qu’elle va faire maintenant. Faire ses valises, s’en aller en Bretagne, retourner à ses racines. Se laisser dorloter par sa mère, si inquiète au téléphone la veille. Se confier à ses soins attentifs, regarder la mer, vivre l’océan et lire. Beaucoup. Guérir surtout.
Mais avant cela, rendre visite à celui dont elle a l’adresse serrée au creux de son poing.

Il habite un HLM dans un de ces quartiers moyens qui abritent une population pluriethnique. L’immeuble est vieux et décrépi, mais l’ensemble reste propre. Il loge au troisième. Elle n’a que peu confiance en l’ascenseur et se décide donc à gravir les paliers un à un. Lentement à cause de ses douleurs. Quand elle arrive devant sa porte, elle est fourbue. Elle se sent tortue cacochyme. Ca la fait rire.
Il ouvre la porte à cet instant et croise son regard. S’y plonge et perd pied. Son hilarité redouble quand elle voit l’effet qu’elle produit sur lui. Il détourne les yeux, gêné, puis grommelle d’une voix mal assurée : « T’es qui ?
-Celle que t’as ramassé sur un trottoir dans une banlieue mal famée.
-Toi ? » Il n’arrive pas à y croire, son esprit essaye de faire le parallèle entre la jeune femme presque agonisante qu’il avait veillé et celle-là, pétulante et  irradiant une beauté lumineuse. Il n’y arrive pas.
Elle lui tend la main et se présente : « Océane.
-Je suis Hugo. Heureux de voir que tu vas mieux. » Puis, s’apercevant de son manque de galanterie, il s’exclame « Mais entre donc ! Il doit me rester un peu de café quelque part… »
Il se rend dans sa cuisine à grand pas comme pour la fuir. Elle entre à sa suite, referme la porte et se retrouve dans un studio typique de l’étudiant célibataire. Un lit, quelques meubles, un ordinateur et des vêtements sales qui trainent de ci, de là. Plus étrange, un grand étui, sans doute celui d’un instrument de musique. Lorsqu’il revient, il rougit :             « Désolé c’est un peu le bazar, je reçois rarement des visites alors… » S’apercevant de sa curiosité vis-à-vis de l’étui : « C’est ma contrebasse. Je joue dans un orchestre symphonique trois fois par semaine. Nous sommes des amateurs mais on se débrouille.
-Tu peux m’en jouer ? »
Il paraît quelque peu déstabilisé, s’apprête à refuser. Elle lui sourit et toutes ses réticences s’envolent aussitôt : « Bien sûr ! » Il s’empare de l’instrument, fait quelques réglages, saisit l’archet et se lance dans son morceau. A corps perdu.
 Il ferme les yeux, fredonne en caressant les cordes. Sa tête s’agite en rythme, il semble transporté et Océane elle-même se calme soudain. Une sérénité semblable à celle de ma mer l’envahit et l’apaise. Elle se love sur le lit, ferme les yeux et se laisse bercer par la musique. Belle, si belle.

Quand elle s’achève, elle se relève et le remercie. Dans ses yeux noirs, elle lit que sa présence lui suffit déjà. Elle sourit, le quitte avec un geste de la main en lui promettant de revenir.
Elle revient deux jours plus tard. En quête de ce nouveau calme que la musique a instillé en elle et qui commence déjà à se dissiper. Alors il joue pour elle, fait vivre les notes pour elle. Et à chaque fois ils se quittent sur un sourire, un geste de la main. Pas une parole car le silence qui suit l’écoute d’un morceau résonne encore de sa beauté.
Ils commencent à se fréquenter en-dehors de ces moments de paix. Il est étudiant en économie, elle en art, ils s’entendent pourtant parfaitement. Il la fait rire, il ne veut pas que la lueur triste de ce regard océan qu’il aime tant ressurgisse alors il fait le pitre. Vit pour deux quand des fois elle s’abime dans des réflexions sans fin.
Océane le regarde et se dit que près de lui tout est plus doux. La tendresse dans sa voix, l’émotion qu’elle ressent quand elle est proche de lui, tout contribue à l’attacher à cet être. Mais elle ne veut pas renoncer à ses projets pour autant et, deux semaines plus tard, comme promis, elle s’en va en Bretagne.

Quand elle rentre après un mois passé à se ressourcer, elle lui rend visite à nouveau. Il l’accueille avec émotion, la revoir semble le submerger de bonheur. Elle en rit, comme toujours quand elle ne sait que faire.
Leur relation se poursuit ainsi durant trois mois, cinq, dix. Un an est passé, elle a bientôt fini ses études, lui a déjà trouvé un travail qui lui laisse suffisamment de temps libre pour se consacrer parallèlement à sa musique. Pour fêter son embauche, il décide de l’inviter au restaurant. Elle accepte.
Ils discutent toute la soirée, se lancent des blagues et trinquent de nombreuses fois à son tout nouveau travail. Elle le taquine gentiment en lui répétant que, feignant comme il est, il n’arrivera jamais à se lever pour aller au boulot. Lui ne se défend pas, il la dévore juste des yeux, se lève soudain, pose un genou à terrer et dévoile un écrin. Il baisse le regard, inspire profondément et déclare d’une voix tremblante : « Océane, je te connais depuis maintenant un an, tu es la lumière de ma vie. Je ne peux pas vivre sans toi. Je t’aime. Je ne suis sans doute pas digne de toi mais…. Acceptes-tu de m’épouser ? »

Elle se fige. Panique quand elle s’aperçoit que tous les clients observent avec attention la scène. Plus de bruits. Le silence résonne, dans l’attente de la réponse fatidique. Aucune issue. Que faire ? Elle hésite, quelques secondes, puis se décide brusquement. Elle le relève et l’embrasse fougueusement sous les applaudissements des gens attablés autour d’eux.
Elle sourit mais sous ce sourire elle cache sa tristesse de ne pas aimer Hugo autant qu’il l’aime. Elle a beaucoup de tendresse pour lui, il est son meilleur ami, et c’est en cet honneur qu’elle a refusé de l’humilier devant tant de personnes. Il est doux, elle le sait travailleur et battant. Fidèle aussi. Vieillir à ses côtés ne lui déplaît pas. Elle s’est résigné depuis longtemps à ne jamais aimer, alors pourquoi pas ?

Le mariage est célébré trois mois plus tard dans l’allégresse la plus totale. Océane ne faillit jamais à son rôle d’épouse, parle quand il le faut lors de la cérémonie, accueille les félicitations par des remerciements polis, embrasse son mari. Elle y voit beaucoup de spectacle, elle n’attend plus que d’aller vivre avec Hugo dans leur nouvel appartement acheté depuis un mois. Elle ne désire plus que sa tranquillité et la douceur d’un nouveau foyer. Près de l’homme qui l’aime.

Deux ans passent, puis trois. Il l’aime toujours autant, la couvre de cadeaux et d’attentions. Il a grimpé à toute vitesse les échelons et a pu obtenir un poste important en Bretagne. Artiste indépendante, elle l'a suivie et a retrouvé avec bonheur les longues grèves salées de son enfance. Elle avait tout pour être heureuse. Sauf le plus important : un enfant.
Hugo commençait lui aussi à s’en préoccuper. Elle le voyait jouer avec ceux de leurs amis, babiller en cœur avec le bébé d’une collègue. De plus en plus son regard s’assombrissait en voyant son ventre rester plat.
Elle osa enfin lui avouer son infertilité un soir. Quand il l’entendit, il entra d’abord dans une rage phénoménale envers le monde, tempêta et finalement s’effondra entre ses bras. Elle le consola doucement, sécha ses larmes et se glissa avec lui dans leur lit.
Le lendemain matin, elle le trouva occupé à appeler son médecin. Elle soupira et l’enlaca tendrement : « Ne te bats pour une cause perdue mon chéri. Ca ne servira qu’à te faire du mal.
-Je refuse de renoncer sans avoir combattu ! Je le veux moi cet enfant ! Tu n’en veux pas, toi ? » Dans un murmure, elle acquiesça. Hugo lui sourit et l’embrassa paisiblement puis la conduisit dans sa voiture : « Allez zou ! En avant pour aller contredire ces chères blouses blanches ! » Elle rit, mais le cœur n’y était pas. Elle n’y croyait pas.

Elle passa à nouveau des examens innombrables, montra des photos, les nouvelles, les anciennes. Elle se déshabilla, se rhabilla, fut auscultée en tous sens et finalement, elle rencontra le docteur qui s’occupait de son cas. En les voyant, il se composa une mine grave. Elle s’assit sur un bout de chaise, Hugo sur l’autre. Lui tendu dans l’attente et brûlant d’espoir, elle, déjà défaite. L’un soutenant l’autre. Ce qui n’empêcha pas Océane de s’écrouler à terre quand il leur annonça qu’elle pouvait avoir des enfants.
Elle se mit à pleurer, de surprise et de colère envers les praticiens qui avaient saccagé sa vie en lui mentant. Elle sanglota sur le vide qui l’avait englouti, sur sa douleur permanente qui n’était pas. Elle s’effondra sur elle-même, se retira en son sein et se remémora chaque instant de sa vie à partir de l’annonce fatidique. Le sable. Le soleil et les amours passagers. Les étreintes par dizaines. La mer. Paris. Le béton. L’art, son agression et Hugo. Qui la sauve, la ramène à la vie et l’apaise. Leur mariage et son amour, le baume sur son cœur déchiré.
Quand elle se décide enfin à revenir à la réalité sous les caresses et mots doux d’Hugo, elle entend le médecin déclarer : « Vous n’êtes pas stériles à 100%. C'est-à-dire que vous pouvez enfanter, vos ovaire sont en bon état, les ovules aussi, l’utérus propre à accueillir un bébé. Mais les trompes sont détruites, ce qui vous empêche d’être fécondée. Avec une procréation médicalement assisté, nous pouvons régler ce problème aussi facilement qu’allumer une bougie avec une allumette ! » Elle s’esclaffa malgré les larmes qui brouillait sa vue. Hugo aussi, de soulagement. Dans le bureau aux murs blancs, un cauchemar venait de s’achever.

Il y eut encore d’autres examens, des opérations à n’en plus finir. Océane passa par des phases d’abattement profond, persuadé que tout allait échouer, et d’euphorie où elle bondissait en tous sens. Hugo l’apaisant, aussi aimant qu’au premier jour. Il la soutenait dans ses crises les plus folles, riait ou pleurait avec elle. Elle l’aima intensément d’être ce qu’il était. Elle en remercia le ciel, les dieux, l’univers.
Un fertile jour de mai, la nouvelle tant espérée finit par arriver sous la forme d’un papier à l’en-tête de sa clinique. Hugo le lut en premier, elle n’osait pas s’en emparer, son angoisse rejoignant celles qui l’avaient déjà précédé par le passé.
Il y eut un silence profond. Puis il se tourna vers elle, l’enlaça, la serra fort comme s’il voulait se fondre en elle et lui murmura au creux de l’oreille : « Nous allons avoir un enfant Océane ! » Et ces mots sonnèrent à ses tympans comme la promesse d’un nouveau printemps.

HIVER

« L'hiver à ses débuts ressemble toujours à une fête attendue. Ce n'est qu'après qu'on se demande ce qu'on pouvait bien tant attendre. »
 Marie Laberge


   Au début de sa grossesse, Océane se demandait souvent comment une vie pouvait naître dans son ventre. Elle avait comme la plupart des gens suivis des cours qui l'avaient informés du côté biologique de la chose. mais elles la laissait justement sur sa faim. Qu'on puisse expliquer une telle chose aussi simplement était à ses yeux inconcevable. C'était comme dire d'un orage qu'il n'était dû qu'à un changement de pression ou d'humidité, qu'un éclair n'était que la somme de réactions électriques entre le sol et le ciel. C'était effleurer la réponse sans comprendre toute la complexité de la chose. Elle le ressentait au plus profond d'elle-même. Le petit être niché en elle était bien plus qu'un produit biologique. C'était son enfant, né de l'amour de ses parents, d'une volonté, de vie, de rire et de peine. Peu et beaucoup à la fois. Inexplicable. L'artiste en elle s'émouvait chaque jour et essayait d'y donner sens, de transcrire cela en mots. peine perdue. Parfois les choses ne sont faites que pour être ressenties, pas décrites.

Les premiers mois furent donc placés sous le signe du doute. Doute d'avoir réussi. Doute sur l'enfant, doute sur d'éventuelles malformations ou maladies. Doute sur la capacité d'être une mère aimante, une mère présente. Doute sur la solidité de cette graine qui germait en son sein. Doutes encore et toujours, qui contaminaient aussi Hugo.
Un soir, alors qu'Océane se repose, elle sent quelque chose bouger. Elle sourit, persuadée que son estomac fait encore des siennes. Le mouvement se répète, doucement. Sous son ventre. Elle se relève brusquement, se rassoit tout aussi vivement puis pose une main tremblante sur sa peau. Et le phénomène recommence. Il bouge. Le bébé bouge. Il est vivant ! Elle ne peut s'empêcher d'éclater de rire et pleure en même temps dans une cacophonie totale de ses sentiments. Hugo survient en courant, alarmé par ces brusques éclats. Il ne comprend pas ce qu'elle lui bredouille entre ses larmes, songe à une de ses sautes d'humeurs qu'avait prédit le médecin -" Vous savez, les hormones pendant la grossesse..." - et s'empresse à ses côtés. Quand elle lui prend la main et la pose sur sa peau douce, juste sous le nombril, il le sent. Un infime mouvement, peut-être s'est-il retourné, qui sait ? Mais il bouge. Vit.
Hugo sourit de toutes ses dents. Océane l'observe, il est ému, prêt à pleurer. Elle le sent fragile, plein d'hésitations lui aussi. Il ignore sa place près d'elle, a du mal à se convaincre qu'il est pour quelque chose dans ce petit miracle de la nature. Comme tous les pères. Alors pour l'apaiser, elle garde sa main contre son ventre et le laisse le sentir se mouvoir. S'agiter. S'ébattre. Doucement...

Les premières écographies sont passées, tout se déroule normalement. Les médecins sont optimistes, elle aussi. Hugo est devenu complètement fou de ce futur bébé, il la fait beaucoup rire en lui conseillant de se ménager en permanence et en la couvrant de petites attentions. tellement qu'un jour elle le taquine à ce sujet "Dis Hugo, c'est pour notre bébé que tu me fais tous ces cadeaux ou seulement pour moi?" D'abord désemparé, il reprend rapidement de l'assurance et répond avec un grand sourire:" Mais pour les deux bien sûr!"

L'attente s'éternise mais ils ne le regrettent pas pour autant. Hugo s'est mis en tête de faire de leur enfant un grand musicien et y pourvoit en leur faisant écouter de longs CD des symphonies les plus célèbres. Il en profite même pour aller plusieurs fois à l'opéra avec elle, commente à vois basse les musiques, décrit la scène. Comme s'il pouvait entendre. Océane s'en moque des fois, il boude quelques instants et se tait mais ne peut s'empêcher de recommencer, l'incitant elle à lui faire découvrir d'autre choses puisque 'elle était "une ennemie de la plus belle musique qui soit!". Il s'enflammait parfois dans de dithyrambiques envolées, maudissait la pop et le rock, s'extasiait sur Chopin, Mozart et Bethoveen. Elle le laissait parler quelques instants puis lui souriait. Tendrement. Et il s'arrêtait net, rougissait, perdait contenance et finissait toujours par grommeler que c'était fichtrement injuste d'utiliser des moyens aussi déloyaux. La soirée finissait toujours dans leur lit conjugal, lui penché sur son ventre et écoutant les deux battements de cœurs. Ceux de la mère et ceux de son enfant. Deux mélodies différentes, deux refrains dissemblables mais à ses yeux la plus douce des musiques.

Les choses s'accélérèrent, elle cessa bientôt de bouger, consacra l'essentiel de ses journées à lui parler. Ils n'avaient pas choisi de prénoms, s'en remettait au hasard. Ils n'avaient pas non plus demandé le sexe, n'y voyant aucun intérêt. "Il sera ce qu'il sera." avait si justement conclu Hugo à la fin de leur entretien avec le docteur.
Il se décida alors à lui jouer de la contrebasse. Il improvisa de long solo, retrouva à ses côtés le bonheur de jouer de la musique, chose auquel il ne s'était plus consacré depuis quelques années, trop pris par son travail. Ces intermèdes musicaux l'apaisaient autant qu'à l'époque de leur rencontre et elle en avait besoin. Elle se sentait prise de nausées, vomissait de temps à autres. Elle ne put bientôt plus rien porter, dut se contenter de robes amples. elle s'en plaignait auprès de son mari mais tous deux savaient qu'au fond peu lui importait une ou deux tailles en plus. Plus rien n'importait depuis huit mois que leur enfant.

Elle perdit les eaux en pleine nuit. Couverte de sueur, elle ne put retenir un cri en s'en apercevant. Hugo se réveilla immédiatement et comprit de suite. Il enfila un manteau, l'aida à boutonner le sien et récupéra la valise préparée dans cette éventualité. Le trajet jusqu'à al clinique se fit dans une sorte de fébrilité anxieuse, elle se rongeait les ongles; lui conduisait brutalement, les yeux dans le vide. Soucieux.
Ils arrivèrent, elle fut prise en charge de suite par les infirmières. On lui expliqua doucement ce qui allait se passer. On l'installa sur la table d'accouchement, elle serra les dents en sentant une nouvelle contraction tordre son ventre. Quand le phénomène se répéta, elle gémis sous la douleur. Douleur. Une vague rouge encore qui monte, cette fois de ses propres entrailles. Mal. Abîme d'oubli, souffrance terrible. Seule encore, terriblement seule.
Soudain elle sent la main d'Hugo s'emparer de la sienne. Elle lui serre avec gratitude, voit à travers ses larmes son beau visage qui lui sourit. Il affiche une assurance qu'elle sait factice mais cela la rassure.

Des heures suivantes elle ne s'en souvient plus. Il y a eu un long combat acharné contre elle-même. Il y a eu ses supplications et la présence apaisante de son mari à ses côtés. Il y a eu sa main qu'elle a broyé, s'accrochant à elle comme un naufragé à un bout de bois en pleine tempête. Il y a eu des larmes, des soupirs. Et en même temps la sensation d'appartenir à un tout, de rejoindre une longue chaîne faite de milliards de femmes unies dans une même souffrance. Un même bonheur. Un même but. Liées par un même effort, dans l'attente du moment salvateur où...
Il cria. Son premier souffle gonfla ses minuscules poumons, il se contorsionna de plus belle entre les mains de la sage-femme qui l'essuya doucement et coupa le cordon ombilical après s'être tourné vers Hugo. Celui-ci, plus mort que vif, avait refusé.

Océane se détend enfin. Le vide qu'elle ressent maintenant en elle est étrange. Son petit habitant a décidé d'habiter à la surface, de découvrir le monde par ses propres yeux. Il fera ses propres découvertes, ses propres expériences. ses erreurs. elle ne pourra que l'accompagner et veiller sur lui. Mais elle sait déjà que tant qu'il lui restera un souffle, elle se consacrera à sa protection.

La sage-femme lui tend un paquet langé. dans le même temps, elle s'exclame avec un grand sourire :" C'est une fille!" et de suite, sans leur laisser de répit:" Comment allez-vous l'appeler?"
Hugo se tourne vers elle. Elle hésite, se penche sur sa fille. Celle-ci s'agite un peu et soudain ouvre de grands yeux. Verts émeraude. Pailleté d'étoiles. Plus profond que le feuillage de mille arbres en plain printemps.
Dehors règne un froid mois de janvier, la mort, la faim et l'oubli.
Devant son regard, Océane n'y pense plus. Un mot lui échappe doucement, porteur d'une vérité qu'elle sait absolue:" Jade"

Et jamais aucun autre nom ne lui paraitra aussi délicieux à prononcer.


L'éternité c'est long, surtout vers la fin

Woody Allen

Hors ligne avistodenas

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Re : Les quatre saisons
« Réponse #1 le: 27 Février 2018 à 11:59:44 »
Un boulot sérieux et appliqué (ce qui n'a rien de péjorant) pour raconter une histoire somme toute assez banale, judicieusement découpée en saisons.
Aussi, en vue de la rendre plus attrayante, j'aurais bien aimé quelques éclairs de style. Rien de plus aisé en retravaillant quelques expressions banales pour leur donner du relief. (on va dire : une flammèche toutes les dix lignes, pas plus).

Rien ne me choque au demeurant, le texte est bien écrit (les coquilles ne sont que ce qu'elles sont), il lui manque juste un peu d'assaisonnement pour être remarquable.

Hors ligne txuku

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Re : Les quatre saisons
« Réponse #2 le: 27 Février 2018 à 14:18:31 »
Bonjour

Une histoire attachante !

Je n ai pas compris les saisons.............. :'(


Parmis les coquilles dont parles avistodenas :

Citer
le hoquet de surpris
surprise.

Citer
écographie
echographie ?

Citer
jouer de la musique, chose auquel il ne s'était plus consacré
a laquelle...

Citer
Le trajet jusqu'à al clinique
la

Citer
si semblable à cela à la lumière
en cela ?


L albatros plutot dans les mers australes.

Quelques phrases qui m ont derange :
Citer
chaque journée période par une prise de cachet

Citer
Elle l’aime bien Luc, Océane
pas sur de la necessite du prenom ?

eT

Citer
Elle ne sait pas alors ses pas
Une alliteration pas tres bien venue a mon sens.

Elle se sentait prise de nausées - bien tardives ces nausees il me semble ?
Je ne crains pas d etre paranoiaque

"Le traducteur kleptomane : bijoux, candelabres et objets de valeur disparaissaient du texte qu il traduisait. " Jean Baudrillard

 


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