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Saint poète
Un banal lundi d'automne. Fin de journée. Dans un cabinet médical . Un docteur et son patient, M. Pietater. Ce dernier porte un costume débraillé, et a l'air épuisé. Il pénètre dans le bureau du docteur.LE DOCTEUR —
(se levant) Bonjour, M. Pietater !
M. PIETATER —
(remontant sa braguette qu'il vient de remarquer ouverte) Bonjour, docteur !
J'apporte mon malheur !
LE DOCTEUR —
(s'asseyant) Alors, qu'est-ce qui vous amène ?
M. PIETATER —
(de même) Et bien ! Voilà qui pour vous devrait être fort louche
Pourtant, il est rare qu'un tel mal ne me touche
Témoignez, vous savez, que de votre cabinet,
Dieu m'en garde, je ne suis point abonné !
LE DOCTEUR —
(il hausse le sourcil) En effet, non ?
M. PIETATER — Et bien, voilà, je vous le dis !
Docteur, je vais de mal en pis !
LE DOCTEUR — Et bien ! Où avez-vous mal ?
M. PIETATER — C'est bien ça le problème.
Je n'ai mal nulle part,
Je ne me trouve guère blême,
Je suis même plutôt brave
Mais mon état est grave,
Ca n'est point le hasard !
LE DOCTEUR —
(légèrement décontenancé) Mais que puis-je pour vous, alors ?
M. PIETATER — D'après moi, rien, vous n'y pourrez jamais rien,
Mais je dois l'avouer : c'est ma femme qui y tient !
LE DOCTEUR — Allons bon ! Votre femme ?
M. PIETATER — Nettement, docteur, elle me fait des menaces !
Le toubib ou la porte : « Tu es fou tu m'agaces ! »
LE DOCTEUR — Moi ou la porte ? Les problèmes psychologiques, on peut aussi les soigner, M. Pietaterre ! Que se passe t-il ? Dépression ?
M. PIETATER — Je dois bien l'avouer : tout allait pour le mieux,
Jusqu'à ce vendredi, qui me rendit précieux !
LE DOCTEUR — Vendredi ? Dernier ?
M. PIETATER — Et bien, voilà qui n'est pas faux
Je le précise même : c'était à mon bureau ! .
LE DOCTEUR — Quelle est votre profession ?
M. PIETATER — J'ai l'art de manigance, je suis dans la finance !
Alors que mes compères, dans une discussion dense,
Parlaient d'émoluments et flux compensatoires,
Je me suis décroché : j'ai raté leurs histoires !
LE DOCTEUR — Décroché ?
M. PIETATER — Il fallait voir, aussi : c'était une belle fenêtre,
L'oiseau y est passé, tout fugace qu'il puisse être,
Au devant d'un copalme, dont les feuilles s'allongeaient
Sur ce petit chemin, où mon esprit plongeait.
LE DOCTEUR —
(légèrement agacé) Euh ..Bien... et ? En quoi est-ce grave ?
M. PIETATER — Oh, ici, ce n'est que le début !
Rien de grave, c'est bien net,
Si, par malheur, de suite il n'y eut :
Je l'affirme, docteur : me voici un poète !
LE DOCTEUR — Poète ? Et c'est une maladie, ça ?
M. PIETATER — Pour Baudelaire, Verlaine, et autre faiseurs de vers,
J'envisage, bien logique, que c'est fait pour leur plaire,
Génie je ne suis point, voyez : j'ai la tête à l'envers,
Pour moi, nulle place au doute : c'est horrible calvaire !
Je ne puis calculer, je ne puis réfléchir,
Devant les éléments je sens mon âme fléchir,
Je ne peux assister aux nouvelles réunions,
Et face à mes travaux me retrouve infécond !
LE DOCTEUR — Je peux concevoir que c'est embêtant. De là à envisager un traitement !
M. PIETATER — Si, par bonheur, c'était là mon seul mal !
Mais jugez par vous même : la nuit, je me trimballe !
LE DOCTEUR — Vous.. vous trimballez la nuit ?
M. PIETATER — Si j'en crois mon épouse, qui me sert de compagne,
Je me lève comme un mort et allume une bougie,
Marche, fantômatique, vers mon mat de cocagne :
C'est mon bureau d'entrée, oui, sur lequel j'écris !
LE DOCTEUR – Qu'écrivez-vous ?
M. PIETATER — Ah, il faut dire qu'elle est bien prévoyante,
Elle me l'avait prédit, celle qui est mon amante,
Voici donc, j'en ai honte, et j'en suis désolé,
Ce que le soir j'écris, comme une âme damnée !
(il fouille sa poche, en ressort un papier froissé qu'il tend au médecin.) LE DOCTEUR — Hmm..
(il attrape la feuille, la déplie, et commence la lecture à voix haute) : « ô, cruels démons ! Vices insoupçonnés ! Quel sera donc le triste sort réservé à ces âmes en peine qui s'égarent lentement le long des tortueux chemins de la corruption, du vol et du pouvoir...
(il lève un œil ahuri vers M. Pietater, saute quelques nombreuses lignes).. et dans une lumière d'été les miséricordieux seront illuminés par la grâce des Humanismes... »
M. PIETATER — Et voilà ! Constatez, maintenant !
Ce sont là quelques mots : je les trouve terrifiants !
LE DOCTEUR — C'est surtout terriblement mauvais. Mais ce n'est pas de la poésie, ça !
M. PIETATER — De ma femme, ici, vous rejoignez l'avis :
Pour elle, diantre, c'est un saint que je suis !
LE DOCTEUR — Saint-poète ! Pourquoi pas ! Mais qu'est-ce que j'ai à voir là-dedans, moi ?
M. PIETATER — Il me faut préciser - chaque chose en son temps !
Que de mon hygiène je ne suis plus tenant :
Lorsque je me rase, tout repousse sur l'instant,
Débraillé, décoiffé : voilà mon châtiment !-
(il marque un temps) Et puis, infortune ! Il me faut bien le dire,
C'est de cette agression que je redoute le pire.
LE DOCTEUR —
(complètement décontenancé) : L'agression ?
M. PIETATER — Je le jure sur ma tête : on m'accuse à tort !
Je n'ai fait que défendre un magnifique trésor,
Cet enfant qui jouait, en lâchant ce papier,
N'avait pas le respect qu'ensuite il exigeait !
N'était-il point au calme, bien assis sur le sable,
Quand la dune s'étendait, ô merveille ineffable,
L'océan, bleu azur, y soufflait son ressac,
Et le voilà, démon : voilà qu'il lâche son sac !
LE DOCTEUR — Un enfant ? Mais qu'avez-vous donc fait ?
M. PIETATER — Aux jeux des imbéciles,
Je sais tenir les fils !
Quoi d'autre qu'un croche-patte,
Pour cette âme scélérate ?
LE DOCTEUR — un croche patte ?
M. PIETATER — Et bien, j'assume, oui, quoi, voilà.
Avec en résultat que l'on hurla sur moi !
Ma fierté j'oubliais, ramassais le papier,
Et fuyais à toutes jambes sans trop me retourner !
LE DOCTEUR — Bien, Bien...
(il mordille ses lunettes) Bien. Je sais ce qu'il vous faut, M. Pietater : il vous faut un bon psy !
M. PIETATER — Ah, les voici : les escrocs, les voleurs !
Mon portefeuille, lui, reconnaît les menteurs !
Pour le prix d'une séance, je construis un empire :
Non, si fou à lier je suis, je me choisis d'écrire !
LE DOCTEUR — Mais écrire ne vous guérira pas ! Non, malgré les coûts – parce que j'ai le malheur de vous annoncer que votre maladie n'est pas reconnue par la sécurité sociale – pour vous, c'est un psy, ou la plume !
M. PIETATER — La plume ? Et puis quoi d'autre encore !
Ah, non, ça, je ne suis pas d'accord !
Déjà que ça me bouffe la vie, la nuit...
Ma femme en menace de me quitter !
(il boutonne ses manches.) Et puis, 70 euros la séance, à minimum 4 séances par mois..
(se redresse et se recoiffe)
Ca va me couter au moins 23 % de mon salaire..
(recadre sa veste) Si on multiplie l'économie par douze, et que je contacte mon conseiller en placement d'usufruits sur les quote-parts subventionnés
(il pose les mains sur la table), je pense que...
LE DOCTEUR — M. Pietater, ne bougez plus ! Je crois que je tiens quelque chose.
M. PIETATER — Vraiment, docteur ?
(rassuré) Oh, vous êtes formidable !
LE DOCTEUR —
(rassuré lui aussi) : Voilà, votre problème, à vous, c'est l'oisiveté ! Si vous ne calculez pas, ne pensez pas, si vous ne faites rien, M. Pietater, vous divaguez ! Et votre cerveau se perd dans les méandres du langage... Cortex surdéveloppé, M. Pietater, c'est grave ! Très grave
(il s'avance de son fauteuil en agitant la main) C'est évident ! Il vous faut.. Des anxiogènes ! Il vous faut du stress ! Voyons... hmmm... Etes vous sûrs d'avoir bien réglé tous vos dossiers avant de partir du bureau, vendredi ?
M. PIETATER (se ronge les ongles) — Le bureau... les dossiers... c'est vrai qu'on a cet impératif sur la bulle spéculative X38...
LE DOCTEUR (ravi)— Vous voyez ! Vous avez parlé normalement !
M. PIETATER —Mais.. Mais oui ! Je vis toujours à cent à l'heure, c'est vrai, et j'allais tout juste être en vacances, ce que je ne supporte pas ! Je prends toujours des dossiers.. mais là, avec la crise, on avait un trou. J'avais déjà passé la journée de vendredi en stand-by...
LE DOCTEUR — Et bien ne prenez plus le temps ! Plus jamais ! Calculez, contactez, planifiez, managez, éduquez, dirigez, menez ! Faites ! Comme anxiogène... je vous recommande de mettre votre maison en hypothèque ! Voilà ! Devenez locataire, achetez trois voitures, où que sais-je.. mais du stress, M. Pietater, du stress !
M. PIETATER —
(a ressorti son portefeuille, plié ses jambes, et repris son air assuré) : Oh, Docteur, si vous saviez... Comme je suis soulagé ! Je vais vous payer. Payer, c'est ne pas penser. Quand même ! Quelle peur ! Saint poète !
(il pouffe) LE DOCTEUR — C'est bien connu, c'est un état qui coûte. La plupart des grands poètes avaient des vies sociales anarchiques...
M. PIETATER — Quand même ! Se lever la nuit pour écrire, redevenir enfant pour un croche-patte sur une plage immaculée.. Quelle honte !
LE DOCTEUR — J'ai vu bien pire, vous savez. J'ai vu bien pire !
M. PIETATER — M'enfin, vous savez, ceci dit... C'était... c'était fort.
LE DOCTEUR — Fort ? Que voulez-vous dire ?
M. PIETATER — Et bien... connaître les arbres - que disais-je ? Un quoi ? Copalme ? -, révéler les couleurs, sentir la puissance du langage au service des choses, des éléments... c'était quelque chose. Presque reposant, presque magique.
(il jette son regard dans le vide et s'affaisse sur sa chaise). Je me souviens si bien, de l'odeur des feuilles mortes,
Comme de n'être qu'un rien, au milieu de cohortes,
Epris par une nature si puissante et si forte,
A la sensibilité, c'est mon cœur qu'elle exhorte !
LE DOCTEUR — M. Pietater ! Vous rechutez ! 70 euros, votre salaire, votre travail ! Les...
(il hésite)... Les monuments d'intérêts, les fruits subventionnés, ou que sais-je d'autre !
M. PIETATER —
(se redressant d'un coup) : Mon dieu ! Que c'est traitre ! On s'y reprend vite !..
(Il se frappe les genoux) Oh, je sais ! Je vais utiliser davantage mon smartphone. Les réseaux sociaux, l'actualité, la télé 4G, les mails, les sms ! Tout ce qui demande du temps !
LE DOCTEUR — Excellente idée ! Tout ce qui vous évitera d'être oisif ! Un boulot dans la finance, trois voitures, un smartphone, voilà ce qu'il vous faut !
(Un silence) Bien, M. Pietater, je crois que tout est réglé. Je vous fais donc un arrêt de travail pour aujourd'hui ?
M. PIETATER — Oui, simplement aujourd'hui. Je vais retourner bosser ! Mettre des volets à mon bureau. Travailler à la lumière de l'ampoule : pas de soleil, pas de bougie !
LE DOCTEUR —
(lui donnant l'arrêt maladie) : Bon, et n'hésitez pas, surtout, en cas de rechute ! Je me renseignerai quant à savoir s'il existe des traitements anxiogènes... On pourrait vous détecter une maladie grave, voilà qui serait contre-poétique !
M. PIETATER — Voilà qui serait une solution : quoi de plus stressant !
(il rigole)
M. Pietater se lève, salue le docteur qui le raccompagne jusqu'à la porte, puis s'en va. Ce dernier retourne à son bureau.LE DOCTEUR —
(il marmonne un peu) : Pas commun, comme dernière consultation pour la journée, ça.. Un Saint Poète.. pouet, ouais !.
(il pouffe) Qu'est-ce qu'il faut pas entendre...
(il range quelques dossiers, puis s'affale. Son téléphone sonne)TELEPHONE —
voix aigüe et étouffée qu'on ne comprend pasLE DOCTEUR —
(il soupire) Oui, oui, amour, bien sûr, je ramène du pain, oui. Oui, on se fait toujours un petit plateau télé en amoureux, oui. Oui, je sais, c'est ton émission préférée. Je suis là dans vingt minutes, amour.
TELEPHONE —
voix aigüe et étouffée qu'on ne comprend pas
Le docteur raccroche, souffle, se lève, met son manteau et s'apprête à franchir la porte, mais, une fois cette dernière ouverte, il retient son geste.LE DOCTEUR (reniflant l'air arrivant de l'extérieur)— Je me souviens si bien, de l'odeur des feuilles mortes... Comme de n'être qu'un rien...
Remontant sa braguette qu'il vient de remarquer ouverte, le docteur passe la porte.