Journal de Marie, dix ans
L’incendie s’épuisait enfin. Les flammes bleues achevaient lentement d’avaler ce qu’il restait de Babylon en Tchéquie, distante seulement de quinze minutes en voiture de Furth-im-Wald, en Allemagne. La bombe à plasma chinoise avait anéanti en une fraction de seconde le village et ses 483 habitants. Le coût de cette bombe était démesuré par rapport à la surface détruite et au nombre de victimes, mais l’essentiel n’était pas là. Le principal était que le souffle de l’explosion avait été ressenti dans le village allemand et que des vitres avaient volé en éclat, afin de bien marquer les esprits. Les habitations et les 483 vies anéanties n’étaient qu’un dégât collatéral parmi d’autres. L’armée russe continuait son avancée malgré les mises en gardes répétées des Européens. Avec l’aide logistique – non assumée – des États-Unis et le nouvel armement chinois, elle avait pris confiance en elle et continuait d’annexer de nouveaux territoires sans trop de difficulté. Ne pouvant utiliser l’armement américain sans le consentement de ceux-ci, les Allemands espéraient que l’armée russe s’arrêterait à leur frontière, et tant pis pour la Tchéquie. Le bloc sino-soviétique était en marche et rien ne pourrait l’arrêter. Les pays de l’Europe de l’Ouest étaient économiquement très instables et la France se trouvait maintenant sous la tutelle du FMI. De plus, Moscou et Pékin savaient qu’elle ne prendrait jamais le risque de provoquer une guerre nucléaire, du coup, sa pseudo-force de dissuasion ne lui servait à rien.
Extrait du journal de Marie Poitevin.
Livry-Gargan, le 18 / 06 / 2035
Mamie ne décolère pas, elle râle sans arrêt contre tout et tout le monde. C’est fatiguant à la longue. En plus, la pluie tombe depuis deux jours sans s’arrêter. Ça aussi, c’est fatiguant à la longue. À l’école, le prof principal a dit qu’il fallait qu’on se prépare dans l’éventualité d’un départ anticipé à cause de la guerre qui approche. Font chier ces adultes à se foutre sur la gueule continuellement !!! Je vois bien que maman et papa font ce qu’ils peuvent pour pas nous alarmer, mais je sais bien qu’ils ont peur eux aussi. Y a que Bastien qui se rende compte de rien et qui continu à me faire chier dès qu’il peut. Je dis ça, mais en vrai, je suis pas sûre qu’il ait pas peur. L’autre soir, je crois que je l’ai entendu pleurer dans son lit. Moi aussi, j’ai pleuré hier soir. Pas longtemps bien sûr, je suis plus grande que lui, mais quand même un peu. Ce matin, ma correspondante en Allemagne m’a dit qu’une bombe a cassé les vitres de la fenêtre de sa chambre et plusieurs autres de sa maison. Heureusement, personne n’a été blessé. Elle m’a dit qu’elle a eu très peur et que, elle aussi, elle a pleuré. Aujourd’hui à l’école, j’ai bien senti que personne ne voulait parler de la guerre, comme si le fait de rien dire pouvait faire en sorte qu’elle ne vienne pas ici. Je sais que c’est con, mais j’ai fait comme les autres, on sait jamais. Ce soir, j’ai pas voulu regarder les infos à la télé, je suis allée dans ma chambre sans rien dire. Je crois que c’était pour m’y réfugier.
Extrait du journal de Marie Poitevin.
Livry-Gargan, le 27 / 07 / 2035
Hier soir, mamie est rentrée d’une manif dans Paris dans un sale état. Je comprends pas pourquoi, au lieu de faire en sorte que tout aille mieux, elle continu avec son groupe d’aller foutre la merde ailleurs. Elle voit pas que toute sa famille va mal ? Que j’ai besoin d’elle. Que Bastien aussi a besoin d’elle. Je voudrais tellement qu’elle nous prenne dans ses bras, juste ça, rien qu’un peu, pour nous faire plaisir. Mais non, elle râle. Je crois que je la déteste de plus en plus. À l’école, je me fais chier de plus en plus aussi, j’ai plus envie d’apprendre quoi que ce soit. De toute façon, ça sert plus à rien. Maman et papa, parlent de quitter Livry pour partir à la campagne, mais ils n’ont pas dit où. Helga m’a écrit qu’elle et ses parents ont quitté Furth-im-Wald, pour aller à Nuremberg pour prendre les parents de son père et partir vers Stuttgart, chez les parents de sa mère. Elle dit que c’est pour s’éloigner le plus possible de la guerre. Elle dit aussi qu’elle pleure de plus en plus et ça me fait de plus en plus de la peine pour elle. Je l’aime bien Helga, elle parle super bien le français, du coup, j’ai un peu honte de pas parler l’allemand aussi bien qu’elle. J’aimerais qu’on puisse se voir en vrai un jour.
Extrait du journal de Marie Poitevin.
Mauriac, le 22 / 10 / 2035
Ça fait un mois aujourd’hui que mamie est morte, renversée par une voiture dans Paris. Je lui avais dit, un jour, qu’elle devait plus y aller pour manifester contre ou pour, je sais pas quoi. C’est malin, maintenant, elle est morte !!! Je sais pas pourquoi maman et papa ont décidé d’aller dans le Cantal, mais au moins ici, c’est calme. Les gens nous regardent un peu bizarrement, mais la croix rouge nous a bien aidé et il y a des gens très gentils aussi. Il y a aussi plein de vaches marron, qui s’appellent des Salers, il faut pas prononcer le S à la fin sinon c’est nul. Bastien adore les regarder et aller à côté d’elles pour les caresser. Moi, elles me font un peu peur, mais je fais semblant que pas du tout, pour pas me faire chambrer. Tous les jours, il y a des avions qui passent pour s’entraîner, papa dit que ce sont des Rafales, j’aime bien les voir voler, mais je trouve qu’ils font beaucoup de bruit. Helga est à Stuttgart, mais on se parle de moins en moins. Son père s’est engagé dans l’armée allemande, j’espère que papa va rester avec nous.
Extrait du journal de Marie Poitevin.
Mauriac, le 24 / 12 / 2035
Ce soir, c’est le repas de Noël, mais j’ai l’impression que tout le monde se force à être content. Je vais faire comme eux. Helga n’a pas vu son père depuis presque trois mois, mais il leur envoie des nouvelles régulièrement. Elle me dit qu’elle est complètement perdue, qu’elle ne sait plus quoi penser et souhaite que tout redevienne comme avant. Apparemment, les Allemands ont trouvé le moyen d’utiliser leur armement américain sans avoir leur accord. Maman et papa ont trouvé du travail dans Mauriac. Maman est secrétaire à la mairie le matin et papa fait le taxi pour l’hôpital. Je me suis fait des amies et Bastien est dans une équipe de foot. Nous partons souvent faire des balades avec l’école et j’aime ça. Je lis aussi beaucoup, les dames de la médiathèque sont sympas et j’aime bien discuter avec elles. Ça me permet de pouvoir dire des choses que je n’ose pas dire à maman et papa. Je crois que j’ai les seins qui poussent.
Extrait du journal de Marie Poitevin.
Mauriac, le 12 / 05 / 2036
Hier, j’ai eu une grande discussion avec maman, à propos du sang qui coule et des douleurs dans mon ventre.
Extrait du journal de Marie Poitevin.
Mauriac, le 01 / 07 / 2036
Si j’ai bien compris, les Russes sont en train de retourner chez eux. Tant mieux, comme ça Helga va peut-être pouvoir retourner habiter chez elle. Son père a été blessé et cela doit être grave parce que sa mère ne veut pas en parler. En tout cas, je ne voudrais pas être à sa place. Finalement, on est bien ici, je crois que j’aimerais y rester, d’ailleurs, maman et papa en parlent de temps en temps. Je me suis mise à la peinture, je fais des vaches et aussi des arbres. Surtout des arbres, mais je ne sais pas trop pourquoi. Surtout des arbres morts, parce que sinon, les feuilles cachent tout. Je trouve que c’est beau, un arbre mort. Il ne triche pas, il est tel qu’il est vraiment, sans rien pour cacher ses blessures. Parfois, j’aimerais être un arbre mort. Je crois que je suis amoureuse de Vincent.
Extrait du journal de Marie Poitevin.
Mauriac, le 04 / 08 / 2036
Mon ordi est tombé en panne et pour l’instant, je dois me servir de l’ordi de la médiathèque parce que papa dit que cela coûte trop cher d’en acheter un autre, que ce n’est plus comme avant la guerre. Helga m’a écrit que sa maison est encore debout, mais qu’elle a été pillée, du coup, il faut tout racheter. Son père a un bras en moins, mais au moins, il n’est pas mort. Papa a récupéré un chien, il s’appelle Barjot et il porte bien son nom. Il est gentil comme tout, mais des fois, il fait des trucs bizarres complètement idiots. Hier soir, maman a eu un malaise et j’ai eu peur. Sinon, je suis résolument amoureuse de Vincent.
Extrait du journal de Marie Poitevin.
Mauriac, le 21 / 12 / 2036
Maman est très malade, elle est à l’hôpital, mais personne ne veut nous dire, à Bastien et à moi, de quoi il s’agit. Je ressens cela comme une trahison et Bastien également. Je crois que c’est pour nous protéger, mais nous trouvons que c’est quand même injuste. Nous avons le droit de savoir. Nous avons décidé d’en parler à papa demain et d’être intraitable à ce sujet.
Extrait du journal de Marie Poitevin.
Mauriac, le 01 / 05 / 2036
Je n’ai plus envie d’écrire. Je ne sais plus quoi écrire. Vincent est un con. Je n’ai plus de nouvelles d’Helga. En plus, le temps est pourri. Maman est décédée. La guerre est finie. J’arrête là.
Extrait du journal de Marie Poitevin.
Mauriac, le 05 / 05 / 2036
Juste pour dire que Helga va peut-être venir ici l’été prochain, j’ai hâte qu’elle soit là. Ce serait génial de pouvoir se prendre dans nos bras.
Nous pourrions même pleurer ensemble.