A mes épousailles avec la mort, un de mes domestiques en tenue de croque-mort, comme un criquet aux abois, vint m'apporter le breuvage divin.
- Tout ce qui est en dehors vient du mal, lui dis-je avant que la dernière goutte emplisse le verre. Gaubert, asseyez-vous et venez me tenir compagnie !
- Mais Moffieu...
- Il n'est plus de Monsieur, en face de vous, c'est un être rabougri et rance, oserais-je dire, un pantin acculé. Eh bien, voyez-vous, je vais vous faire une confidence. Je viens d'achever mon dernier poème où je me livre avec ardeur à quelques violences de langage. Ces outrages à Dieu seront mes derniers mots.
Sur mon visage, un fou-rire me prit. La scurillité du personnage, assis en face de moi, me tira des larmes à faire pâlir un quatuor de jouvencelles rémunérant de leurs charmes un éphèbe aux bras coupés.
- Je ne defrais pas fous le dire, Moffieu, mais quand fous riez, zé le diaple qui fous démanze la langue .
- Allons, allons, ne vous faites pas plus sot que vous n'êtes. Permettez-moi de vous appeler Armand, même si nous n'avons pas défloré les mêmes vierges ensemble...voyez-vous, cela sera sans nulle doute la dernière bouteille avant que le trépas ne fasse son travail d'orfèvre. Sentez-moi donc ces arômes de miel et de cannelle, de pain d'épices, de miel. Nous allons déguster le meilleur vin du monde, quelque chose d'infiniment délicieux va se produire. Ouvrez grandes vos narines, n'humectez pas votre bouche avec la langue, ce serait gâcher le plaisir.
Deux verres à pied posés sur le plateau, le vin avait été carafé plusieurs jours et ce n'est pas soixante douze heures à s'ouvrir au monde qui lui ferait peur car le vin Jaune passe avant la mise en bouteilles, plusieurs années au contact de l'air. D'ailleurs, sur les conseils de certains spécialistes, prélever un verre au clavelin, " le dégager aux épaules", l'expression est pénétrante, et le laisser s'épanouir plusieurs jours, voire plusieurs semaines, lui confère une amplitude rare.
- Voyez-vous Armand, ce qui rend supportable notre misérable condition humaine, c'est le mode de conjugaison du futur. S'il n'y avait ce temps, nous ne serions que des animaux à la recherche de nourriture, mais ce projet d'avenir qui nous tend les bras, même s'il n'est de mon point de vue qu'un mensonge éhonté, nous fait accroire à la majuscule divine. L'avenir nous contraint à porter notre liberté comme un fardeau. Le présent est faible et risible. Allons, nous allons boire lentement, jusqu'à l'aurore en nous accompagnant de cette musique si chère à mes oreilles.
Et les deux hommes partagèrent leurs conditions différentes tout au long de la journée, à l'écoute des chefs-d'œuvre de Debussy, dégustant le sang du Christ Jaune, alors que l'un s'approche de la nuit éternelle, l'autre le veillera en bas de la colline, fidèle serviteur à la voix acide comme un citron. Les à-coups de la mémoire rendront grâce au grand-guignol métaphysique...
*Karl Kraus