On est en juillet, il fait chaud. Qu'il fasse chaud en juillet, ce n'est plus la règle dans notre région depuis plusieurs décennies, n'en déplaise à nos parents qui se gorgent de récriminations contre leurs propres parents – et ceux-ci sans doute devaient se plaindre des leurs ? Qu'en sais-je c'est une époque trop vieille et trop trouble pour que j'eusse pu rencontrer quelque survivant aïeul de ce temps. Ils se morfondent du temps qui ne se contente plus de passer, mais qui racle désormais la surface de nos vies, de nos vallées de ses coups de folies aléatoires.
J'écoute du Vivaldi, les Quatre saisons. Je lis du Hugo, Quatrevingt-treize. Le premier me donne une curieuse impression de lenteur – que renforce ce qui défile devant moi. Le second me donne envie de m'exprimer étrangement. Les deux, me font globalement rire. D'autant plus consommés – assemblés, unis, comment dit-on ? – de la sorte. Anachroniques. Je ris. Quatre saisons ou plus d'une heure chacune pour décrire trois mois de l'ancien temps ; plus d'une heure chacune pour décrire ce qui ne fait parfois que quinze minutes du capricieux changement de la météo de nos jours. Fadaises. Je ris. Anachronisme.
Les hommes d'Hugo sont risibles ; ils m'impressionnent. Tant de passion, de douleur et d'espoir mobilisés dans des si petits êtres de chair – de chair sanglante et rouge, ils le savent pourtant, du moins, ils s'en rendent compte dans leur folie et pourtant ne s'arrête pas, mais comment ? Mais pourquoi ? N'ont-ils pas compris dès les premiers boyaux sortis du ventre de leur ami que tout était vain ? – vaillants, luttant non plus contre la mort ou pour la survie mais pour « plus ».
Je ne comprends pas mais je ris, jaune. Ils se sacrifient, se dressent et brandissent des drapeaux et nous nous terrons, observons et accaparons la moindre occasion que laisse traîner ci et là une tornade oublieuse de détruire les derniers vestiges de notre humanité ratisée. Oui ratisée, j'ai lu voyez vous – coup d’œil vers la porte, je suis toujours seul. Tant mieux – je suis instruit de ce qu'était l'humanité avant et, bien que je ne la comprenne pas, j'ai retrouvé dans les mots anciens des descriptions des compagnies des rats vivants dans les catacombes des grandes mégalopoles : voilà l'humanité actuelle. Voilà la description dont je nous ai senti les plus proche ; plus que tout autre description que j'ai pu lire d'après quelque autre civilisation de quelque autre époque ou quand bien même de quelque autre espèce animale – disparue cela va sans dire – de tous les vivants nobles dans leur cohabitation entre congénères ou avec quelque autre espèce, de toutes ces descriptions de toutes sortes, rien n'a mieux correspondu à l'Homme actuel que celle de la société des rats d’égout.
Devant moi une femme se déshabille. Sa veste d'abord, en jean usé, presque blanche ; la peau candide de ses bras n'ayant connu aucun soleil. Ses bottines en cuir posées devant elle, alignées soigneusement avec ses chaussettes trouées dedans. Elle jette un coup d’œil alentour, rapidement posé en directinon de la vitre ; mi-craintive, mi curieuse. Pas sa première fois, pas une habituée non plus. Elle a une robe blanche à fleurs bleues, un peu sale, un peu usée, un peu grisâtre ; elle ne la passe pas par dessus ses épaules, d'un geste plus gracieux que ce que j'aurais pu croire – un mouvement d'épaule s'abaissant pour laisser couler la robe – la robe glisse et tombe gisante à ses pieds. Elle l'enjambe un regard planté vers moi. En plein vers moi cette fois-ci. Un peu de défi, un peu d'indifférence, un peu d'envie. D'envie, oui.
Je sens les regards, par habitude je les sens car je sais qu'ils ne s'adressent jamais directement à moi – j'ai eu le temps depuis ces années, d'en faire l'étude. Quelque fois mon attention est attirée malgré tout. J'ai levé les yeux de mon livre – je riais, je disais que je riais à cet instant il me semble, je ne sais plus – quand elle est entrée. C'est devenu rare avec le temps. Au début, bien entendu, je levais les yeux à chaque fois. Je voulais voir toutes les jeunes femmes comme elle, les voir sous toutes les coutures, voir leurs tétons roses pointant à cause du froid – cette salle aux murs en métal – voir la chair de poule se dresser sur leur bas ventre. Mais il n'y a pas que les femmes, ni les jeunes, il y a aussi les infirmes, les malades et tout autres sortes d'humains qu'aucune autre personne que moi ne peut sans doute imaginer sans détourner le regarde. Alors : j'appuie sur le bouton vert quand les voyants verts s'affichent ; j'appuie sur le bouton rouge quand les voyants rouges s'affichent. Je lis le temps passé, en attendant.
Ils regardent ou ne regardent pas en arrivant ici. Tous ne devinent pas le miroir – certains n'ont jamais connu ne serait-ce qu'un brin de civilisation – et comment, lorsque l'on vit dans les caves anti-atomique et que la seule vision permise du monde réside à travers une verrière et dans la vue de dizaines de tornades tournoyants au-dessus de soi, comme autant de rapaces et nous comme autant de fourmis. Mon enfance. Alors non, tous ne deviennent pas le miroir et qu'importe l'âge.
D'autres le savent – ils ont entendu les horreurs, n'est-ce pas ? Les gens savent. Je deviens le miroir et lui seul, je n'existe pas pour eux – le reflet de la crainte, la méfiance et la haine parfois : tout ce qu'ils voient est dans ce miroir ; le propre reflet de toute leur faiblesse, de leur vie misérable remise entre les mains d'un miroir glacial. Ce même miroir leur a sans doute déjà emporté un ami ou un père. Ils se haïssent dans leur faiblesse plus qu'ils haïssent le miroir – il décide, il n'a pas de chair et de sang qui puisse se déchiqueter. J'ai fini par me dire qu'ils se haïssent eux-même à travers le miroir. C'est la faiblesse humaine qu'ils haïssent. Dans les livres fins psychologues, les raisonnements sont toujours inversés de la sorte – et que ça paraît intelligent de comprendre la nature humaine là où elle s'ignore. Mon raisonnement peut tenir alors, pourquoi non ?
Cette femme, elle – puis-je dire cette femme tant ses petits seins paraissent si fermes et purs que même elle n'a du oser trop les toucher ? – me regarde directement. Elle regarde l'homme derrière le miroir. Elle me provoque car elle sait le désir de son corps – elle se l'imagine, le sait par expérience des envies dans les yeux, elle ne sait pas que c'est son attitude même plus que son corps seul qui le provoque.
Elle a la pose languissante sans aguicher, les hanches de ceux qui ne viennent pas de loin, les sauvés de la mort et de la faim ; elle a la coupe de cheveux des jeunes branchés de la cité des souterrains – de ces coupes de cheveux alambiquées, aux structures hautes entremêlées auxquelles les descriptions des livres du XVIIèm me font penser. La coupe des jeunes des souterrains qui traversent les cités et les vallées à la recherche de festivals de musique : la musique faite avec le bruit des tornades, des cris des enfants mourants, des drames collectifs et des entrechocs de métaux lourds. La musique composée des bruits de concerts passés et de voix qui n'existent plus, une musique d'enfer. Une musique de fin du monde. Une musique qui nous libère.
Je la regarde encore, nous attendons tout deux que nos voyants respectifs s'allument, tout deux liés par eux ; je ne veux pas que cela s'arrête. Ses deux yeux sont bleus d'un clair d'eau dilué à la couleur lait, la crème de ses joues sans plis et ce visage lisse qui semble ne rien cacher. Tout y est apparent : l'affront, le désir, l'envie de vivre et de mourir lors du même jour et plus pressant que n'importe quel autre instant : celui présent. Je vois sur le côté, derrière elle, la porte ouverte et la file de gens pouilleux qui attendent d'ôter leurs loques devant moi ; Hugo et Vivaldi. Je m'imagine rouler par terre avec elle et mes soupirs chauds se perdre dans sa chevelure rebelle, nus comme des vers sur une plaque en fer, pénétrer en elle sous le regard de gens qui ne savent pas quoi faire.
Je ris, son sourire revêche ; ces jeunes gens étincellent et représentent dans cette société de rats ce qu'Hugo décrit à travers ses héros révolutionnaires, ses pauvres héros humains de chairs sanglante qui croient vainement à un idéal et y meurent à ses pieds, nos héros délurés sont bien piètres en comparaison : ils meurent par idée mais luttent pour aucun espoir de ne jamais rien gagner. Ils offrent leurs sexes humides à tout va et disparaissent dans les tornades noires sous des boum boum de basses et de cris de morts. Ce sont les seuls à se révolter encore et ils le font simplement pour vivre.
Le voyant s'allume.
J'appuie sur un bouton.
Je me lève, quitte mon poste et me rends à mon tour dans la file d'attente du vestiaire de la Cité. La musique se coupe quand la porte se ferme et le livre gît, noir et blanc devant les néons clignotants. Métal froid ; résonnent mes pas. Mes pensées sont claires, étonnement, mon cœur bat fort cependant ; je serai ce soir peut être pour mes proches, moi aussi un nom sur la longue liste des disparus.