Il fallait laver, éponger, encaisser, veiller du coin de l’œil à la porte d’entrée, encore éponger, rincer, servir, encaisser, sourire, toujours sourire, les mêmes gestes machinaux, ces mêmes gens, des habitués, ces autres qu’on ne reverra jamais mais qu’il faut servir, et sourire, rincer, encaisser, coup de torchon sur le comptoir, sempiternelle discussion de bar, heureusement la télévision est éteinte, pas de match pour ce soir, ce même type s’est déjà levé vingt fois ce soir, s’approche puis repart, il n’a toujours rien commandé, et pourtant j’éponge, j’encaisse, je rince, je souris, je souris même au type que je connais pas et qui n’a rien pris.
Tiens, des enfants, rarement des enfants, jamais les soirs de match, trop tard, trop d’effusions, trop de tumulte, tumulte… Qui a éteint la musique ? Ah oui. J’avais oublié the Friday Freaks ce soir. Sympa leur saxophoniste. Je lave, j’encaisse, je souris, souris au saxophoniste. Font leur gamme dans le brouhaha. J’aime bien quand ils jouent, ça change, quelqu’un sort, c’est le type bredouille, le pauvre, peut même pas se payer une bière, il fait tout comme, se lève, va au comptoir, tapote parfois le bar et dès que je le regarde, il repart s’asseoir. Personne ne le remarque. Ni le mignon saxophoniste, ni les gosses, ni cette nana en train d’étaler sa vie privée aux deux types peu concernés, non personne à part moi. Peut-être le poisson.
On a un poisson depuis peu. Rachmaninov. C’est le patron ça. Il l’a mis près de la scène parce qu’apparemment c’est un mélomane. J’ai de la bière plein les mains. Rincer, éponger, encaisser. Quelqu’un s’amène. C’est le saxophoniste. J’ai même pas remarqué qu’ils n’avaient pas commencé. Il tient le bocal dans ses mains et le pose sur le comptoir.
« In the way »
« SORRY ? »
J’ai crié je crois, je deviens sourde dans cet endroit. J’entends vaguement « it’s ... way … guys ...nd I … nee … ot, I’ll bring it … fter … con... ».
« ALLRIGHT »
J’espère que j’ai crié mais avec le sourire. Le patron il aime pas ça quand je souris pas. Il est peut-être mignon le saxophoniste mais il est un peu gonflé, me ramener Rachmaninov alors que je suis en train de tout astiquer en permanence et qu’avec un geste mal placé je risque de faire basculer le mélomane du mauvais côté de la scène, le côté face, face contre terre, et ça, pour un poisson, c’est pas bon.
Raclements dans la salle, le concert va bientôt commencer, ruée au comptoir pour se recharger avant les premières notes. J’écoute, je souris, je verse, j’encaisse, je trime. Coup d’œil à la porte d’entrée, les enfants sortent avec leurs parents et se prennent dans les jambes de nouveaux venus qui ont entendu par les fumeurs que le concert allait démarrer. Nouvelle tournée pour les nouveaux venus. Je souris, je souris, je souris. Mes jambes me lâcheront bientôt.
Tout le monde est servi, ils s'éloignent, me laissent un peu de répit, je plonge.
Le patron a encore baissé la lumière sans me prévenir, je manque de casser le verre contre le comptoir. Par contre, je goûte à deux minutes de silence. Les décibels ont chuté drastiquement. Bientôt, le chanteur va prendre la parole, présenter le groupe. Les spots sont allumés sur la petite scène et la lumière de l’un d’eux traverse le bocal de Rachmaninov avant de venir s’échouer en moi. C’est une bulle successivement bleue, rose, verte. Je m’approche. J’entends le chanteur s’adresser aux clients. Ma tête se colle au bocal et je regarde Rachmaninov irradier.
L’eau.
C’est d’abord l’eau qui me pénètre.
Les galets remués par le courant lorsque Rachmaninov, au rythme de la scène, bouge ses nageoires. Je vois sa bouche s’ouvrir et dans les bulles émises, des sons. Des « Graouff », des « Schpluff », des « Pilipilipili », des « Schoschoshpiff », des « Falafash » et des « Poulouki ».
Graouuufff
Pilipilipilipili
Falafalafalashhh
Schchchpluuuff
Poulouki Poulou
Schoschosh Schoschoshpifffff
Ma main est en train de passer l’éponge sur le bocal. Rachmaninov cherche à la manger. Je relève la tête et il n’y a plus personne. Quelqu’un a laissé allumé le spot qui éclairait le bocal.
Je m’écarte et vois sur le comptoir deux petits mots.
« Something about the fish, 020 8765 4321 » griffonné sur un essuie.
« Where’s the smile ? You’re fired ! » scotché sur la caisse.
Je suis sortie avec Rachmaninov.
Merci Luna :) bien vu pour la coquille ;)
Merci Mercurielle :)
Merci BeeHa :) Oui, moi aussi il m'a intriguée cet homme.
Bonjour Danieluc, tout est dit dans le texte, je te laisse lire ce qui précède la dernière phrase ;)
Hey Rémi !
ça fait plaisir de te retrouver par ici.
Un essuie c'est euh... bin un essuie quoi :mrgreen:
Je pense que c'est plus une formulation belge.
Mais un "essai-tout" haha, c'est une entrée de plein-pied dans l'absurde, j'aime bien ;D
Yep, probablement un peu fantastique, je t'avoue que j'ai pas spécialement cherché à me l'expliquer sur le moment, son endormissement ; possible que c'était en lien avec le fait d'arrêter le son qui commençait sévèrement à me chauffer les tympans.
Merci beaucoup pour ton sympathique retour !