Une autre petite nouvelle ( toujours un peu sur le même thème que d'habitude, désolée ! hi ! Mais un peu moins polémique, je crois )
Du bout des doigts
Du bout des doigts, Chirine pioche une fraise au fond du saladier. Elle croque le fruit sucré. Juste la pointe, et sourit pour elle-même, absorbée par ses pensées.
Un claquement de doigts la ramène à la réalité.
« On peut savoir ce qui t’arrive ? Tu n’arrêtes pas de rêvasser ! »
Elle baisse les yeux et rougit sous la réprimande. Sa mère sourit, indulgente, sans quitter le fourneau où elle prépare le repas du soir.
« Moi, je sais. Elle est amoureuse ! » se moque Abia.
Elle proteste contre sa sœur aînée, mais se tait. Elle sent le rouge lui monter un peu plus aux joues. Et puis, Abia est au courant depuis longtemps et leur mère se doute de quelque chose, elle le sait. Curieuse, elle pose la question incontournable : qui est l’heureux élu de son cœur ? Qui donc la fait rougir lorsqu’elles parlent sentiments amoureux ? À qui pensait-elle en croquant ce fruit rouge juteux et parfumé ?
Elle sourit et gobe ce qui reste de la fraise. Sa mère répond à sa place.
« Walid ? »
Le jeune homme, étendu à ses côtés, sur le ventre, au milieu des draps défaits, grogne une réponse inaudible. Chirine insiste :
« Tu dors ? »
Un deuxième grognement lui répond. Le garçon ne tourne même pas la tête sur l’oreiller. Il lui présente sa nuque bronzée et ses cheveux noirs hérissés. La peau, mate et dorée, trempée d’une fine pellicule de sueur, luit un peu sous le rayon de soleil qui la caresse.
Chirine sourit, amusée par le spectacle. Malgré le milieu d’après-midi, Walid s’est aussitôt endormi. Elle l’a regardé sombrer comme un bébé, a écouté sa respiration paisible.
Elle se penche et cueille une fraise dans le saladier posé sur la table de chevet.
Ils ont fait l’amour.
Elle le regarde dormir et goûte à la chair tendre du fruit. De sa main libre, elle suit le tracé de la colonne vertébrale sous cette peau humide. La chaleur caniculaire sur Gaza accable la ville. Une coupure de courant a réduit à l’impuissance toute climatisation ou ventilateur et le bord de mer ne parvient pas à rendre moins étouffante l’atmosphère de cette chambre d’hôtel.
Ils ont pourtant fait l’amour. Avec une langueur humide, avec le goût salé de la sueur sous leurs lèvres.
Elle n’a pas eu mal. Elle n’a pas saigné.
Et Walid s’est endormi à côté d’elle, en plein après-midi.
Le jus rosé du fruit qu’elle savoure coule un peu sur la peau hâlée de son amant. Il frissonne et elle sourit.
Chirine baisse les yeux, gênée : comment sa mère a-t-elle deviné ? Ils ont pourtant fait attention à être discrets. Ils ne se sont jamais embrassés, jamais tenus par la main dans la rue. C’est à peine s’ils osent marcher côte à côte sur les trottoirs. À moins que cette femme perspicace, qui la connaît mieux que personne, ne l’ait surprise, aujourd’hui, sauter au cou du jeune homme pour lui annoncer la bonne nouvelle, en pleine rue. À moins qu’elle ne les ait vus échanger un baiser fougueux et impudique devant ce parterre d’hommes interloqués à la terrasse d’un café.
« C’est un garçon très gentil. Ne rougis pas comme ça ! Ça fait des mois que je vous vois vous tourner autour ! »
Chirine détourne le regard et dérobe une dernière fraise. Sa mère ne dirait pas cela si elle savait ce qu’ils ont fait quelques heures plus tôt.
Comment se sont-ils trahis ?
Walid est un ami de la famille. Ses parents l’invitent souvent à manger ou juste passer prendre le thé. Et ils ont bien fait attention à ne pas trop se sourire, à ne pas sembler trop s’intéresser l’un à l’autre.
Abia a-t-elle vendu la mèche ? Non, sa sœur sait garder un secret. Elle lui fait confiance pour ça. Tout comme Walid fait confiance à son ami Mahmoud, propriétaire de l’hôtel, pour couvrir leurs rencontres clandestines depuis presque dix-huit mois…
Il se réveille et tourne un regard encore embrumé de fatigue, Chirine se penche pour échanger un baiser. Il pose une main sur son sein gauche et sourit. Elle lui murmure à l’oreille la question qu’elle se pose depuis que leurs corps se sont séparés, depuis qu’il y a là un vide qui ne demande qu’à être rempli à nouveau.
« Pourquoi on ne l’a pas fait plus tôt ?
– Parce que je ne tenais pas à ce que tes frangins me fassent la peau ! »
Le sujet est sérieux, mais ils éclatent de rire. Elle adore le voir et l’entendre rire : il redevient alors un enfant. Même si son corps nu affirme combien il est un jeune adulte, Walid ressemble à un gamin avec ses yeux brillants et ce sourire qui révèle deux dents, en haut à droite, mal alignées. Loin de la rebuter, Chirine trouve ce défaut orthodontique charmant.
Cela fait des mois déjà qu’ils ont découvert le corps de l’autre, qu’ils se sont accordé des caresses, de plus en plus intimes, mais c’est la première fois qu’ils l’ont fait. Vraiment. Quoi qu’en pensent Mahmoud et son petit sourire entendu et complice, à chaque fois qu’elle sort seule de l’hôtel, elle n’a perdu sa virginité que depuis une petite heure.
Le regard noir de son amant s’inquiète :
« Tu regrettes ? »
Elle sourit : elle ne regrette rien. Elle murmure encore :
« Non. J’ai beaucoup aimé. »
Pourtant, la première fois que Walid l’a menée ici, lassé de devoir écourter leurs discussions pour ne pas éveiller les soupçons, elle l’a giflé ! La prenait-il pour une pute pour oser lui donner rendez-vous dans un hôtel ? Il avait bégayé des excuses : il cherchait juste un endroit tranquille, à l’abri des regards réprobateurs, pour discuter, apprendre à la connaître.
Ces rencontres clandestines sont devenues, au fil du temps, un rituel. Une habitude qu’elle attend impatiemment. Walid arrive toujours le premier, discute, prend le thé avec Mahmoud avant de monter dans cette chambre au dernier étage, avec vue sur la plage de Gaza. Elle le rejoint, toujours, quelque temps après. Et ils restent là à discuter, à flirter, une heure, deux heures, avant de se séparer, à regret…
Walid l’a toujours encouragée dans ses démarches pour partir suivre ses études de journalisme à l’étranger. Mais durant des mois, elle a refusé de s’asseoir sur ce lit. Le premier baiser qu’il lui a volé, elle s’en souvient, a eu lieu devant cette fenêtre, avec le bruit de la mer et l’odeur des embruns.
Et puis, il y a eu la première fois où ils se sont allongés dans les draps, la première fois où il a glissé une main sur la peau d’une hanche, d’une cuisse. La première fois où elle a vu un homme nu, un homme qui avait envie d’elle.
Et aujourd’hui, alors qu’ils avaient appris à réfréner leurs désirs, frustrés, sans oser jamais se l’avouer, l’acte est venu tout seul, tout simplement, lorsqu’elle lui a annoncé qu’elle était acceptée dans cette université londonienne, que bientôt, elle partirait. S’il l’avait aussitôt félicitée, s’était tout de suite enthousiasmé pour cette bonne nouvelle, Walid s’était également inquiété.
« Tu rencontreras un bel Anglais et tu m’oublieras ! »
Elle a ri, l’a embrassé avant de lui affirmer, avec la solennité des petits enfants qui prêtent un serment d’amitié :
« Jamais. Je reviendrai ! »
Et ils ont fait l’amour pour sceller cette promesse. Ils ont mangé des fraises et ils ont fait l’amour.
Chirine s’abîme dans la contemplation du saladier encore à moitié plein de fruits succulents. Walid le lui a donné. Seul, il n’en viendrait pas à bout avant qu’ils ne se gâtent. Ils ont ri aux éclats lorsqu’il lui a raconté comment ces kilos de fraises lui étaient parvenus. Écrivain public, l’un de ses clients, agriculteur au sud de la ville, avait cru bon de le payer ainsi, en nature. Il avait accepté.
Malgré le relatif allégement du blocus depuis quelques semaines sur la bande de Gaza, la vie restait difficile et peu de gens avaient encore les moyens de le payer en monnaie sonnante et trébuchante. La veille, une vieille dame lui avait laissé un poulet… vivant ! Le gallinacé avait eu le temps de souiller quelques dossiers avant qu’il ne se décide à l’amener au boucher voisin. Walid, en bon citadin peu habitué à ces manœuvres, avait éprouvé quelque mal à le récupérer, perché en haut d’une étagère. Et il avait détourné les yeux au moment fatal où l’homme avait tordu le cou à la volaille.
Chirine n’avait pu retenir un rire moqueur à cet aveu.
« Il devrait se décider à te demander en mariage, quand même ! »
Chirine ne répond pas aussitôt à cette affirmation maternelle inquiète. Elle déguste une nouvelle fraise : elle va se rendre malade à en manger autant ! Mais leur saison est si courte.
« Il vient dîner ce soir. Il va le faire. »
Elle appréhende la réponse de son père. Elle sait que celui-ci apprécie le jeune homme. Comment pourrait-il en être autrement ? N’est-ce pas lui qui a abrité sa fille lors de ce premier jour de bombardement israélien en décembre 2008 ? Mais l’homme ne sait pas que leur rapprochement date de ce jour où ils se sont réfugiés dans son bureau et se sont tapis au fond de la pièce, à l’écoute des explosions des bombes, toutes proches.
Non, son père ne sait pas que Walid a serré contre lui, dans ses bras, une jeune fille en pleurs, terrorisée. Il ne sait pas que leur histoire d’amour est née là, sous les missiles… Il sait juste que Walid a ramené sa fille saine et sauve à la maison.
Même si son père n’a aucune raison de dire non, Chirine appréhende ce moment où les deux hommes vont discuter d’elle. De la même façon qu’elle a eu peur, durant ses premiers pas dans la rue, malgré son foulard, malgré ses yeux baissés, que tous ces passants ne sachent ce qu’elle avait fait. Cela devait se voir dans son regard, dans son sourire, dans sa démarche. Son corps entier exprimait cette chose, cette liberté : elle était femme et elle aimait un homme, qui l’aimait en retour. Mais personne ne lui avait prêté attention. Soulagée, mais un peu déçue, elle est rentrée chez elle, au milieu de ce camp de réfugiés où vivait sa famille.
Et depuis, elle attend avec anxiété et bonheur, la visite de son amant.
Abia et sa mère commentent les qualités du garçon : gentil, intelligent, sérieux. Ses défauts aussi : peu pratiquant, insolent parfois. L’insolence de la jeunesse : il n’a que vingt ans, comme Chirine. Une situation financière précaire, pas de famille pour le soutenir. Fils unique, il a perdu ses parents, âgés, il y a déjà quelques années. Chirine sait qu’il pense à eux souvent : il a alors le regard un peu perdu dans le vague. Le reste de ses proches vit en Égypte et la seule possibilité qu’il a de les voir est de passer par ces tunnels, sous la frontière. Un voyage dangereux. Alors, chez les parents de sa petite amie, il a retrouvé un peu une famille.
Il ne devrait plus tarder. L’heure du repas approche.
Chirine rejoint les enfants dans la ruelle. Ils viennent tous piocher quelques fraises dans le saladier avant de repartir sauter, courir et s’amuser. Elle aime les enfants. Abia en a déjà trois, deux garçons et une petite fille à qui elle donne encore le sein et qu’elle a appelé Nouria. Lumière…
Ce soir, le dîner se fera à la lueur des bougies. La coupure de courant électrique s’éternise sur la ville.
Pourtant, Chirine sourit : elle veut faire des études, être journaliste, revenir à Gaza, pour faire connaître au monde entier la vie ici. Elle veut aussi se marier avec Walid, vivre avec lui, refaire ce qu’ils ont fait une seule et unique fois cet après-midi, avoir des enfants, beaucoup d’enfants. Sa mère en a eu six et elle se souvient de leurs chamailleries, de leurs jeux interminables. Walid n’a pas eu cette chance, mais elle sait qu’il partage ce désir quand elle le voit jouer avec les fils d’Abia, les prendre sur ses épaules…
Walid.
Chirine frissonne au souvenir de ses caresses, de ses baisers, du plaisir qu’il lui a procuré. Comment une telle chose peut-elle être mauvaise quand elle est partagée par deux personnes qui s’aiment ? Oui, elle est amoureuse. Elle a ce papillon dans le ventre quand elle le voit.
Et il va la demander en mariage ; ce soir. Il lui a promis.
Elle ne l’oubliera pas pour un bel Anglais. Elle le lui a promis.
L’explosion, toute proche, la tire de ses songeries, de ses projets.
Un nuage noir s’élève au-dessus d’une rue voisine. Tout le quartier met le nez à la fenêtre. Les enfants se sont tus, même les chiens et les oiseaux. Et bientôt des cris s’élèvent, perçants, désespérés. L’alarme d’une ambulance fait entendre son hurlement strident.
Chirine, comme toutes les femmes de la ruelle, comme Abia, comme sa mère, court vers le lieu de l’explosion. La carcasse calcinée d’une voiture termine de brûler. Un cratère de quelques mètres traverse la rue et empêche les passants, affolés, d’approcher des victimes.
L’explication circule dans les rangs : un missile israélien a visé le taxi. Un homme, un résistant est mort. Le chauffeur de taxi et deux passants aussi…
Chirine ne bouge pas, au bord du cratère. Sa mère essaie de la tirer en arrière, mais elle reste immobile, statufiée : un corps ensanglanté est étendu sur la chaussée défoncée.
Un cri, un hurlement prend naissance dans sa gorge, mais aucun son ne sort.
Le saladier, qu’elle a emporté avec elle, lui échappe des mains.
Le verre explose.
Les fraises, libérées de leur prison, roulent dans le sang.