Le Monde de L'Écriture

Coin écriture => Textes courts => Discussion démarrée par: Jonque le 01 Mars 2018 à 21:06:13

Titre: L'ombre d'un doute
Posté par: Jonque le 01 Mars 2018 à 21:06:13
Xavier-Henri s’endormait tout doucement sur son bureau.
Face à l’inutilité de ses efforts pour éviter cela et continuer ses recherches, il se décida à fermer la page Wikipédia du péritio et son ordinateur pour aller dans son lit.
Il était une heure du matin et pourtant le couloir qui séparait son bureau de sa destination était encore faiblement éclairé par la lumière qui s’échappait de la chambre de Dory.
Curieux, Xavier-Henri frappa à la porte et l’ouvrit.
Dory, des écouteurs dans les oreilles et un livre sous les yeux, ne le remarqua pas avant qu’il ne parle.

-Tu ne dors pas ?

La jeune fille leva les yeux vers son père.
Ils avaient le même nez droit et les mêmes yeux bruns mais si ses cheveux poivre et sel à lui se dégarnissaient peu à peu au fil des années, elle était pourvue d’une belle tignasse rousse qu’elle portait courte depuis peu, héritée de feue sa mère.

-Toi non plus.
-Je faisais des recherches. Pour mon roman. Et je n’ai pas cours demain, moi.
-Tu cherchais quoi ?
-Un monstre.
-Tu en as trouvé ?
-Plein ! L’incube, l’inugumi, le doppelgänger, la velue, et cetera. Le péritio est pas mal, un genre d’aigle avec des bois de cerf et des dents pointues qui aime la chair humaine, il pourrait être bien comme créature qui habite dans les falaises de Falldo.

Xavier-Henri écrivait des roman de fantasy sous le nom de X.H.Watson, ce qui lui valait le surnom de « Ixach » auprès de ses amis. Avant qu’il ne déménage dans ce petit village au fin fond de la Belgique, ses proches de l’époque avait plutôt tendance à laisser tomber le « Henri » et parfois à abréger « Xavier » en « Xav ». Mais il avait quelque peu perdu de vue ces gens-là. Cela faisait presque dix ans qu’il vivait là.
Les histoires qu’écrivait X.H. se déroulaient dans un monde qu’il nommait « Landohant » et avaient pour héros un groupe de cinq personnes parties dans une quête absurde pour satisfaire un tyran.
Dory avait toujours aimé lire et ne manquait pas de faire part à son père de son avis sur ses livres.
Mais faisant fi de son amour pour la lecture, elle interrompit la sienne dès que le téléphone lui signala la réception d’un message.
C’était Cyril.

« Tu me manques » disait-il.
« On se voit demain »
« Mais j’ai envie de toi maintenant »
Il ajouta :
« Pas envie de me rejoindre chez moi ? »
« Mon père me tuerait » répondit-elle. Et au lieu de, comme Cyril l’avait espéré, promettre de bientôt se jeter dans ses bras, elle s’allongea pour rejoindre ceux, moins redoutés, de Morphée.
Ce n’était pas que Dory n’aimait pas Cyril, mais juste que, du haut de ses 17 ans, elle ne se sentait pas prête.


*


Fernand allumait sa cigarette quand il vit Xavier-Henri.
Après les habituelles politesses, il déclara :

-Mon vieux, je suis amoureux.
-Vraiment ?

Fernand n’était pas vraiment le genre d’homme à se soucier d’une femme le matin venu.

-D’un boule et d’une paire de seins.

Voilà qui expliquait tout.

-Elle s’appelle comment leur propriétaire ?
-Pfff ! Aucune idée, je ne lui ai pas parlé. J’ai demandé aux potes avec qui j’étais, personne ne l’avait jamais vue. Elle était ma-gni-fique.
-Personne ne la connaissait ? Il n’y a pas tant de monde que ça par ici… Une touriste ?
-J’en sais rien, mais elle était seule.
-Et tu n’en as pas profité ?

Fernand draguait sans vergogne toute femme qu’il trouvait à son goût. Il avait trompé au moins trois fois Beth, son ex avec qui il avait eu la relation la plus longue et la plus mouvementée. Parfois Xavier-Henri se demandait pourquoi il était l’ami d’une personne aussi peu respectueuse de la gent féminine, mais Fernand l’avait tiré plus d’une fois de mauvaises situations.

-J’étais occupé avec Beth, le temps qu’on ait fini notre dispute elle était partie.
-Vous êtes de nouveau ensemble Beth et toi ?
-C’était compliqué, mais maintenant on dirait bien que c’est fini. Sinon, où tu vas comme ça ?
-À la supérette, faire des courses…

Fernand éclata de rire.

-Je me doute bien que tu n’y vas pas faire de la corde à sauter !

Il y eut un blanc, puis il reprit :

-En parlant de sauter, j’espère qu’elle retournera dans le même bar ce soir, l’inconnue, histoire que je tente ma chance. Elle est peut-être du genre à…
-Je vais te laisser, l’interrompit Xavier-Henri qui ne voulait pas en savoir plus. J’ai du retard dans l’écriture de mon roman et des trucs à faire.

Tous les amis de Xavier-Henri ne ressemblaient pas à ce petit homme aux cheveux châtain clair débauché jusqu’au cou et tout aussi misogyne.
D’ailleurs il croisa Simone à la supérette. Féministe, elle ne pouvait pas voir Fernand en peinture. Certains disaient qu’elle avait repoussé ses avances on ne peut plus sèchement et que c’était la raison pour laquelle il ne la supportait pas non plus.
Elle avait une fille de l’âge de Dory, Axelle, mais les deux adolescentes n’avaient pas vraiment d’affinités. La mère avait divorcé d’avec le père d’Axelle et s’était remariée, trois ans plus tôt, avec Thomas. Xavier-Henri avait été le témoin.
Ils parlèrent un peu mais Simone était pressée.
Il vivait dans ce village depuis qu’il avait hérité de la maison de sa tante.
Au début Dory trouvait sinistre d’aller vivre dans une maison où quelqu’un était mort. Mais pour Xavier-Henri c’était plein de souvenirs, il y avait passé de belles vacances à plusieurs reprises.


*


Le lendemain arriva comme viennent la plupart des jours : on n’y prend pas garde et puis on se rend compte qu’ils sont là et que la veille est passée.
Xavier-Henri, sorti de bonne heure, croisa encore Fernand. Celui-ci était blanc comme un linge.
Dès que la demoiselle qui l’avait précédé hors de chez lui se fut éloignée, il confia à son ami :

-Il s’est passé un truc trop bizarre…
-C’est celle dont tu m’as parlé hier ?
-Hein ? Non c’est une autre, elle rend visite à quelqu’un de sa famille. Tu as vu son visage ?
-Oui, elle est jolie.
-Et bien ce matin, quand je me suis réveillé, il n’était pas pareil.
-Quoi ?
-Il était tout ridé ! Comme celui d’une octogénaire… Je me suis précipité hors du lit et quand je l’ai regardée à nouveau, elle était redevenue jeune.
-Tu as dû rêver…Ou tu es en avance.
-En avance pour quoi ?
-Pour le premier avril.

Fernand n’avait pas l’air vraiment vexé, sans doute parce que lui-même ne croyait pas vraiment à ce qu’il avait vu, ou cru voir.


*


Un autre jour passa.

-Allo ?
-Salut Ixach, c’est Thomas.

Thomas, l’époux de Simone, le meilleur ami que Xavier-Henri ait eu depuis des années, n’avait pas l’air tranquille.

-Il s’est passé quelque chose, avec Simone…
-Quoi ?! Et c’est grave ?
-Elle m’a mis dehors, est-ce que je peux passer ? Et rester quelques jours ? Le temps de régler ça…
-Oui bien sûr, je ne bouge pas de chez moi. Passe quand tu veux.
-Merci, n’en parle pas, d’accord ?
-Ok…

Tous deux raccrochèrent.

-Qu’est-ce qui se passe ? demanda Dory.
-Ne le dis à personne mais je crois que Thomas a un problème.

Ni le père ni la fille ne prononcèrent un mot jusqu’à ce que l’heure qu’affichait l’horloge n’interpelle Xavier-Henri.

-Tu n’es pas en retard là ?

Dory regarda les aiguilles à son tour.

-Merde !


-Tu sais quoi ? s’enquit Lepetit.
-À quel sujet ? demanda Dory.

Ursule Lepetit aimait beaucoup les ragots…  beaucoup plus que son prénom.
C’était une fille à forte poitrine qui aimait mettre cette dernière en valeur. Elle décolorait ses cheveux châtain foncé en blond vénitien et en laissait tomber les épaisses boucles jusqu’à ses épaules. Elle avait de splendides yeux bleus et presqu’autant de boutons d’acné que Dory de taches de rousseur, c’est-à-dire une constellation.

-Ce matin, commença Lepetit sur le ton de la confidence tandis que Cyril entreprenait d’embrasser goulument le cou de Dory, Sibyline a quitté Billy...

La jubilation de Lepetit était lisible dans ses yeux.

-Mais hier encore ils étaient fous l’un de l’autre…

Cette remarque sembla accroître l’intérêt de Lepetit.

-C’est terrible n’est-ce pas ?
-C’est leur vie. Je vais rentrer, à demain.


Ce n’était pas normal : Sibyline et Billy…

Pendant que Dory y pensait, elle eut l’impression bizarre de ne pas être seule, que quelqu’un la suivait, l’épiait.
Son regard se posa sur son ombre, le soleil était dans son dos. S’il y avait eu quelqu’un, il y aurait eu une autre ombre.
Pourtant, cette idée ne quittait pas Dory.
Et s’il y avait quelqu’un ? Et si cette personne l’observait ? Et pourquoi ? Et que faire ?
Elle n’osait pas se retourner, de peur de voir ses craintes confirmées.
Elle essayait de chasser ces pensées de sa tête et se rendit compte qu’elle arrivait chez elle. Elle avait accéléré le pas sans le vouloir.


-C’est dingue cette histoire… remarquait Xavier-Henri quand Dory entra dans le salon.
-Ouais, tout le monde devient dingue apparemment, dit-elle sans réfléchir.
-Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Thomas.
« Oups ! » pensa-t-elle. Pas question de parler de son chemin de retour !

-Rien, juste des gens qui se sont comportés bizarrement.

« Encore ?! » se dit Xavier-Henri.
Son ami lui avait raconté que son épouse, la veille, pendant qu’Axelle était chez une amie, avait profité de l’annulation de sa réunion pour se montrer d’humeur coquine. Pour débouler un peu plus tard, toute habillée cette fois, en réclamant des explications sur la présence d’une femme plus jeune et peu vêtue dans le salon. Mais il n’y avait personne dans le salon.

-On pourrait presque croire qu’un doppelgänger rôde dans le village.
-Ce n’est pas drôle Ixach.

Dory prétexta aller faire ses devoirs ; ce mot, doppelgänger, lui trottait dans la tête.


*


« Billy est un petit con »
« Qu’est-ce qui lui vaut ce nom d’oiseau ? »
« Il veut nous dénoncer, il nous a vu dans les WC »

Dory crut d’abord que ce message ne lui était pas adressé et que Cyril avait voulu l’envoyer à un de ses amis, David peut-être, avec qui il avait fumé dans les toilettes.

« Dans les toilettes ? » répondit-elle pour lui faire comprendre qu’elle n’était pas au courant.
« Quand tu m’as rejoint »

Dory blêmit.
Et le message suivant n’arrangea pas les choses.

« D’ailleurs recommence quand tu veux »

Il avait osé !
C’est vrai qu’il avait disparu un moment pendant la journée. Qui d’autre manquait pendant ce temps ? Sybiline peut-être, Billy n’aurait que plus de raisons d’en parler. Mais Dory lui demanderait elle-même.
Dory réfléchissait depuis dix bonnes minutes à ce qu’elle allait lui dire et avait opté pour la réponse : « Il faut qu’on parle » afin de le laisser anxieux jusqu’au lendemain et lui sortir une tirade à faire pâlir d’envie un sophiste, quand elle reçut un message troublant :

« Dory ? Tu ne réponds plus ? »


*


Quelqu’un observait Dory, elle en était sûre pendant qu’elle marchait pour aller à l’école.
Mais l’apothéose de sa terreur ce matin-là, fut le moment qui suivit le bref réconfort ressenti lorsqu’un homme la dépassa dans la rue, le moment où elle s’aperçut qu’il n’avait pas d’ombre.
Elle retint à grand peine un cri, fit demi-tour et courut sans se retourner et plus vite qu’elle ne s’en serait cru capable, jusque chez elle.

Le sang battait ses tempes.

Tétanisée, blottie dans un coin de sa chambre, elle n’arrivait même pas à réfléchir.
Son père et Thomas étaient sortis. Elle était seule. Elle ne savait si cela la rassurait ou l’angoissait.

Quand elle le put, elle rechercha sur Internet « doppelgänger ».
Parfois qualifié de « double maléfique » le doppelgänger imite l’apparence, la voix, les manières de personnes existantes. C’est le danger que l’on sent arriver mais que l’on ne distingue pas assez clairement pour l’identifier, celui qui vous suit et vous épie, vous fait perdre la tête dans la paranoïa. Il ne se reflète pas dans l’eau et n’a pas d’ombre.

Pas d’ombre.

-Tu n’es pas à l’école ? Il y a un problème ?
-Papa !

Mais le regard de Dory se posa sur le plancher.

Pas d’ombre.

Bouche-bée, elle leva les yeux pour se retrouver à présent face à son sosie.
Le doppelgänger sourit tandis que la main de Dory se refermait sur une paire de ciseaux.



-Dory ?
Xavier-Henri, stupéfait, trouva sa fille debout devant un corps qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à celle-ci, l’arme improvisée toujours dans sa main, salie par le sang.
Elle regardait la morte fixement.
-Je l’ai tuée…
Elle lâcha les ciseaux et se blottit contre son père pour qu’il la console, avant toute explication.
L’idée qui ne le quitterait plus ne lui avait pas encore traversé l’esprit. Mais elle ne tarderait pas à le tourmenter.
« Qu’est-ce qui me prouve que c’est bien Dory ? »


*


Dory était lavée, la police prévenue, le village informé, une semaine passée.

La jeune fille évitait soigneusement la pièce de la maison où avait eu lieu l’incident. De manière générale, elle était mal à l’aise chez elle, comme quand, plus jeune, elle détestait vivre dans un endroit où quelqu’un était mort, comme si un fantôme s’y promenait.
Xavier-Henri avait l’impression que ce mal être ne la quitterait pas facilement. Et il se méfiait plus des fantômes qu’avant.

-C’était une mauvaise créature, et elle t’a attaquée. Tu n’avais pas le choix… D’ailleurs, on ne le savait pas mais cette chose a joué plus de méchants tours que ce que l’on croyait, elle a même pris ton apparence pour abuser tes amis… et Cyril.
-Elle n’avait tué personne.

Il faisait ce qu’il pouvait pour sa fille mais l’idée lui restait en tête.

« Qu’est-ce qui me prouve que c’est bien Dory ? »

Mais il n’eut pas à s’en inquiéter.
Dory passait beaucoup de temps à déambuler hors de la maison. La tête ailleurs. Même quand elle traversait la route...
Ce n’était qu’un accident….
Mais lorsque Xavier-Henri l’apprit, il put, inconsolable, au moins en toute certitude se dire :
« Ma fille est morte ».
Titre: Re : L'ombre d'un doute
Posté par: Léilwën le 02 Mars 2018 à 00:41:55
Désolé, vous n'êtes pas autorisé à afficher le contenu du spoiler.


Coucou Jonque !

Comme à ton habitude, ce texte-dialogue se lit tout seul ! Avec un soupçon de fantastique qui se mêle "comme si de rien n'était" à notre réalité. :)
Merci pour la lecture !

J'ai noté 2-3 coquillettes :

Citer
héritée de feu sa mère
=> feue

Citer
-Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Thomas
.
=> point à la ligne par erreur

Citer
Dory cru
=> cruT

Citer
elle s’aperçu
=> s'aperçuT

Voilààà !

A la prochaine ! :)
Titre: Re : L'ombre d'un doute
Posté par: Jonque le 02 Mars 2018 à 07:06:42
Merci pour ta lecture Léilwën :)

J'ai corrigé