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Coin écriture => Textes courts => Discussion démarrée par: élisabeth 59 le 06 Février 2018 à 20:30:27

Titre: blanc mariage
Posté par: élisabeth 59 le 06 Février 2018 à 20:30:27
Chapitre 1

LE nouveau commandant en chef de l’armée de leur majesté et protecteur du peuple, Michel, quitta le château de la reine et partit dans la contrée de la Pie pour aller chercher son ami. Il n’aimait pas beaucoup le prénom de son ami, Ute, qui signifiait « monstre » dans la langue du premier sorcier, mais cela ne l’empêchait pas d’apprécier ses qualités, au point même de vouloir en faire son lieutenant.
La contrée de la Pie était située à la frontière du royaume de la reine, une contrée parmi les vingt et une que comptait la planète sur laquelle il habitait. Pour s’épargner un voyage de deux nuits, il utilisa un vortex qui ne mit que dix minutes pour l’amener dans le point de transport le plus proche de sa destination. Il n’avait encore jamais utilisé cette technologie et fut surpris de constater l’état d’épuisement de son cheval, comme s’il avait lui-même parcouru toute la distance. Fort heureusement, il ne restait qu’un kilomètre avant d’arriver au village où vivait Ute. Il fit adopter à l’animal un pas tranquille pour la ménager, malgré sa hâte d’arriver, songeant au proverbe populaire empreint de bon sens, comme souvent : « Qui veut aller loin ménage sa monture ».
Le soir se couchait lorsqu’il atteignit les premières maisons. La lumière avait d’abord pâli avant de se parer de sublimes teintes orangées. Le village portait un nom signifiant « l’angélique ». La légende racontait que la première femme envoûtrice était née dans cette bourgade et avait fait disparaitre une terrible maladie ravageuse grâce à un remède de son invention.
Au bruit provenant du grand bâtiment qui trônait au centre du village, le commandant comprit qu’un bal populaire s’y déroulait. Ute y était sûrement, aussi décida-t-il de laisser son cheval dans la seule écurie qu’il trouva, déserte mais ouverte Il prit soin de détacher harnais et selle et d’offrir à boire et un peu de foin à sa monture épuisée, puis se dirigea vers la salle de bal où il pénétra. Une émotion soudaine le cloua sur place : son ami était en train de danser avec une merveilleuse créature. Grande, fine, elle devait bien mesurer 1m85, elle avait de beaux yeux bleus, des cheveux marrons clairs aux reflets cuivrés, et sa peau joliment hâlée témoignait d’une exposition régulière ou récente au soleil. Ute et cette femme se parlaient sans cesser leur danse, elle souriait. Sa tête faisait un petit mouvement en arrière quand la main de son cavalier la serrait un peu plus. La danse s’arrêta bien trop vite au goût de Michel, fasciné par le joli spectacle qu’ils offraient à son regard. Il aurait voulu contempler encore cette femme dont la tenue si sensuelle et colorée le fascinait. Sa robe de couleur orange, comme le ciel qu’il avait admiré une demi-heure plus tôt, avec des reflets jaunes sur toute la longueur, la grandissait en moulant son corps parfait. Les manches étaient entièrement fendues,  simplement reliées à la robe par de fines bretelles de dentelle orangée. Certainement l’œuvre d’un grand couturier, manifestement confectionnée sur-mesure.
Soudain, balayant du regard la foule de villageois, Ute aperçut son ami. Il fut étonné de constater qu’il ne portait pas l’uniforme ; c’était bien la première fois depuis qu’ils se connaissaient ! Michel ne voyait que sa sœur, qu’il ne connaissait pas, a priori, et ce regard énamouré le fit sourire. A ceci près que le l’officier n’admirait pas tant la femme que la robe somptueuse, si lumineuse. Taquin et se méprenant sur ses sentiments, Ute prit la résolution de ne pas lui dire qu’elle faisait partie de sa famille ; c’était une coureuse d’hommes, les jeunes lui plaisaient plus encore que ceux de son âge et il n’adviendrait rien de bon pour le commandant s’il se rapprochait d’elle.
Ute avait quitté l’armée depuis deux lunes, juste après la démission du commandant en chef des armées, et il se dit que si son ami était là, qui plus est en civil, c’est qu’il devait lui aussi avoir démissionné. Cela ne lui ressemblait pas… mais Ute était la preuve qu’un homme pouvait changer en seulement deux lunes.
Il garda la main de sa sœur dans la sienne et l’entraina parmi les danseurs, jusqu’au commandant.
- Michel ! Que fais-tu ici ?
Le regard du commandant se détourna un instant de la femme et de son somptueux vêtement, si original, pour saluer son ami.
-   Je sais que ma venue est inattendue, mais j’ai quelque chose à te proposer. Un travail bien payé.
Ute fronça les sourcils, se demandant si sa sœur allait agir comme d’habitude et engager la conversation sur un sujet banal pour ensuite l’attirer dans son lit, lui qui n’avait sans doute jamais connu l’amour. Du moins, Ute ne l’avait jamais vu avec une femme. Il craignait le pire mais sa sœur dit simplement :
-   Vous voulez danser, Michel ?
-   Je ne sais pas danser, Madame.
-   Et bien, c’est le moment idéal pour apprendre, nous avons une belle salle et de la bonne musique.
Elle tendit la main à Michel qui la prit et il suivit la jeune femme, plus pour relever ce nouveau défi que pour le plaisir de la danse. Après tout, savoir danser pouvait s’avérer utile, qui sait ? Son maître de sagesse lui avait dit un jour :
-   On apprend à tout âge, même à la dernière minute de sa vie.
Au grand étonnement de Ute, le couple commença à virevolter sur la piste de danse tandis qu’il prenait conscience de ce que son ami avait dit. Il venait de réaliser que Michel lui avait proposé de travailler avec lui et que lui ne lui avait même pas présenté sa sœur. Il voulut le rattraper pour en savoir plus sur le travail en question quand une magnifique créature blonde lui prit la main d’autorité pour l’emmener danser.
« Bah », songea-t-il, « je demanderai à Michel tout à l’heure, tant pis ».
Les danses se suivaient, la jeune femme expliquait les pas à Michel pour chacune d’elles. Il se concentrait sur ses paroles. Peu habituée à un tel comportement, elle n’en revenait pas de le voir aussi attentif sur ses paroles et non sur sa plastique. Elle portait pourtant une robe sublime confectionnée pour l’occasion, dont le décolleté raisonnable laissait entrevoir une magnifique poitrine sur laquelle reposait un collier de pierre noire, un cadeau de son regretté père. Elle avait elle-même imaginé cette robe et sa mère la lui avait conçue. Elle avait aussi laissé ses cheveux en liberté, exceptionnellement, les faisant simplement boucler.
Dans les bals de village, les musiciens avaient pris l’habitude de jouer deux fois d’affilée le même type de danse : deux slows, deux rocks, deux madison ou autre. Ils joueraient ainsi plus de trente danses différentes durant la soirée, qui venait de débuter.
Elle était un peu déçue, elle n’avait pas pu lui apprendre la danse de la reine. Michel l’écoutait toujours attentivement, son maitre de sagesse lui avait appris à compartimenter son cerveau pour apprendre la théorie et la mettre en pratique juste après. A la fin de la dernière danse, il vit qu’il y avait un problème, le regard de sa partenaire avait changé soudainement.
- J’ai si mal dansé que ça ?
-   Non, vous êtes parfait, vous apprenez vite. Simplement, je voulais vous apprendre la danse de la reine, mais ils ne la joueront pas, manifestement.
-   On peut peut-être arranger ça, je vous abandonne juste cinq minutes.
Cinq minutes ? songea la jeune femme en passant une main dans ses cheveux légèrement humides de sueur à la racine. Comment pense-t-il arriver à convaincre le chef d’orchestre ?
Elle le vit se diriger vers les musiciens qui rangeaient leurs instruments dans leur housse, le bal étant déjà terminé. Il s’adressa au chef d’orchestre :
-   Bonjour, la demoiselle qui se trouve au milieu de la piste rêve de danser la danse de notre reine, serait-il possible de réaliser son rêve ?
L’homme le regarda, puis tourna ses yeux vers la fille et sourit, songeant : « Elle n’est pas jeune, il doit y avoir au moins vingt-cinq printemps de différence d'âge, le gamin veut se la faire. Les jeunes sont prêts à tout pour séduire une fille. Après tout, on peut l’aider, on a connu ça, nous aussi. En plus, c’est la première fois qu’on me demande cette danse, personne, dans les villages où on se produit, ne la demande ».
-   On te joue cette danse si tu payes une tournée.
-   Marché conclus !
Michel se dirigea vers la piste de danse alors que les musiciens ressortaient les instruments de leurs housses. Elle le regarda avec la tête légèrement penchée sur le côté. Il lui tendit la main.
-   Est-elle facile à danser, madame ma professeure ?
-   Ils vont la jouer ?
-   Bien sûr.
Les premières notes résonnèrent dans la salle. Un grand sourire apparut sur son visage.
« Elle est encore plus belle quand elle a ce sourire », songea Michel. Elle lui prit la main et se dirigea vers le milieu de la piste en lui demandant :
-   Comment avez-vous fait ?
-   Dois-je vraiment révéler mon secret ?
-   Non, vous avez raison. Cette danse n’est pas très complexe et elle est absolument merveilleuse, surtout si le cavalier suit le rythme de la musique et donne la bonne pression avec la main qu’il met sur la hanche de la fille.
Il la vit de nouveau sourire en laissant apparaitre ses dents, posa une main sur sa hanche et s’enquit :
-   Et maintenant, concrètement, je fais comment ?
-   Cette danse est très simple, ce sont toujours les même pas. Comme cette danse est celle de sa majesté, ils la commencent au centre de la piste comme nous et se déplacent toujours vers la droite en diagonale pour aller effectuer un tour complet de la piste, sur le cercle extérieur. Une fois le tour accompli, les danseurs font des diagonales, pour qu’à la fin de la danse, leurs majestés se retrouvent au milieu de la piste.
Michel essaya de visualiser ce parcours dans sa tête. Elle reprit :
-   Nous pouvons effectuer deux tours complets de la salle et ensuite, repartir vers le centre.
Tout en évoluant gracieusement sur la piste, à son bras, elle lui expliqua que cette danse était le plus souvent exécutée par les notables ou gouverneurs des provinces.
Beaucoup de personnes étaient déjà parties et le peu de monde qui restait se mit à les regarder. Ute les observait, jamais il n’avait vu sa sœur sourire comme ça. Le chef d’orchestre les regardait, lui aussi. « Ils semblent vraiment faits l’un pour l’autre, on va leur en offrir une deuxième et au prochain bal, on va programmer cette danse ».
Il se retourna vers ses musiciens, les dix personnes qui composaient le groupe ne perdaient pas une miette de la danse du couple ; il faut dire qu’ils étaient désormais les seuls danseurs sur la piste. Les musiciens virent le regard de leur chef et approuvèrent sa décision. Quand il leur signifia en levant le petit doigt qu’ils joueraient « la courtelle », leurs yeux se mirent à pétiller. Ils s’entrainaient depuis des lunes pour pouvoir la jouer correctement, cette fois, ils allaient le faire devant un public restreint et comme envouté par les danseurs. Aucun ne détournait les yeux.
Michel ne quittait pas non plus la jeune femme des yeux. Il était un peu plus grand qu’elle, donc son regard descendait vers son joli minois. Cette danse était un peu plus rapide que les précédentes mais pas bien compliquée, elle avait raison. Il lui sourit et ne réfléchit plus aux pas. Elle rêvassait. « Comme j’aimerais que cette danse ne finisse jamais. Serait-il celui que je cherche depuis mon enfance ? Mais il est si jeune... »
A la fin de la deuxième danse, qui avait été parfaite, Eléodore lui demanda, d’un air volontairement dubitatif :

- Vous êtes sûr que vous n’aviez jamais dansé ?
-   Oui, bien sûr.
Elle n’en revenait pas.
Lui ne disait que le strict nécessaire, n’ajoutait aucun commentaire. Elle allait lui répondre quand son frère vint à leur rencontre avec Miranda accrochée à son bras. « Mais qu’est-ce qu’il trouve à cette fille ? »
-   Michel, je te présente Miranda, une amie.
-   Mademoiselle.
Eléodore vit le regard de Michel explorer le décolleté de la nouvelle venue, nettement plus provocateur que le sien. Il lui fit un baisemain. Miranda apprécié le geste à sa juste valeur : « Génial, un garçon qui se comporte en véritable gentlemen, un baisemain parfait, dommage que le bal soit fini. Et c’est encore cette garce d’Eléodore qui va se le faire ! »
Elle allait le remercier quand Ute prétendit que son amie était fatiguée et qu’il la raccompagnait. Elle en fut estomaquée : « Quoi ? Qu’est-ce qu’il me fait ?»
Michel vit Miranda bouder et se renfrogner à cette annonce. Il regarda Eléodore qui souriait en laissant voir légèrement ses dents.
« Comme elle est belle avec ce sourire sensuel. »
-   Je raccompagne Miranda et on se voit après, proposa Ute. Bonsoir petite sœur, passe une bonne nuit.
« Pourquoi a-t-il dit petite sœur ? Elle est beaucoup plus vieille que lui.  En tout cas, il a une sœur magnifique. Si elle pouvait être ma Céline… Non, personne ne la remplacera, je dois me concentrer sur mon travail, apparemment, on doit raccompagner la fille avec qui on a dansé, je n’ai pas le choix. Bon allez, on se lance. »
Eléodore vit un sourire apparaitre sur le visage de Michel.
-   Je dois m’absenter cinq minutes, vous m’attendez ? demanda-t-elle.
- Bien sûr. Je vous en prie mademoiselle, je vous attendrai au bar. Cela vous convient-il ?
Elle acquiesça et il la regarda quitter la piste de danse, puis se dirigea vers le bar.
-   Très belle danse, bravo à vous, le complimenta le patron.
-   Merci. J’offre deux tournées à vos musiciens, vous le leur ferez savoir.
-   Aucun problème. Et vous, vous buvez quoi ?
-   Un jus de fruit et je ne sais pas ce que ma partenaire aime boire.
-   Moi je le sais, je vous apporte ça.
Quand elle revint, il avait déjà bu la moitié de son jus de fruit, ce qui la choqua un peu. Elle eut un petit rictus nerveux. Sans le voir, il lui tendit son verre en lui demandant :
-   Vous permettez que je vous raccompagne jusqu’à votre domicile, mademoiselle ?
Elle prit le verre machinalement et en but une gorgée. C’était sa boisson favorite, un cocktail composé de trois fruits.
« Ça alors, il s’est déjà renseigné sur ma boisson favorite ! Il est vraiment efficace et attentionné, même s’il ne m’a pas attendue pour boire. Mon frère ne m’a jamais vraiment parlé de lui, dommage ».
-   Avec plaisir mais est-ce que ça vous dérange si nous faisons un détour ?
« Un détour, c’est bien les filles ça. Si je n’ai pas le choix… »
Elle le vit sourire.
« Aurait-il une idée derrière la tête ? Ce qui n’est pas forcément fait pour me déplaire. »
-   Non, j’ai tout mon temps, je ne repars qu’au lever du jour.
« Il repart déjà ? Dommage. »
Elle finit son verre, le posa sur le bar et lui prit la main. Le barman les regarda partir. A chaque bal, elle était là avec une nouvelle robe, tous les voyageurs passaient dans ses bras et peut-être aussi par son lit. Aucun des hommes qui étaient revenus au village n’en avait jamais parlé. Un était resté pour s’établir et avait pris la fille du barman pour femme. Il lui avait posé la question un soir où ils étaient seuls sur la terrasse, leurs femmes parlaient dans le salon. Son gendre lui avait répondu qu’Eléodore avait un caractère épouvantable une fois sortie de la piste de danse, il n’avait réussi à tenir que dix minutes en sa compagnie, mais elle dansait merveilleusement bien. Cette fille ne parlait à aucun célibataire du village, pourtant, bien des hommes avaient essayé, mais elle ne s’attardait jamais auprès d’eux.
Eléodore décida d’emmener Michel à la lisière du bois, près du lac. Elle voulut s’assoir sur le tronc d’arbre, il la retint par le bras, sans voir son petit geste d’agacement.
« Il va vouloir m’embrasser ».
-   Je ne ferais pas ça si j’étais vous.
-   Pourquoi ?
Un peu décontenancée, elle le vit enlever sa veste et la poser sur le tronc d’arbre.
-   Il est humide, vous allez salir votre belle robe.
-   Ça ne vous dérange pas de salir votre veste ?
-   Non, le spectacle va bientôt commencer.
« Il connait les carnasouies, serait-il cultivé ? On va jouer les ignorantes pour le sonder ».
- De quoi parlez-vous ?
-   C’est la période de reproduction des carnasouies.
-   Vous êtes un spécialiste de reproduction animale ?
-   Non.
-   Bon sang, vous répondez toujours comme ça ?
-   Vous voudriez que je réponde comment ?
-   En faisant une vraie phrase, tout simplement.
Elle le vit rigoler, ce qui la mit aussitôt en colère, car elle estimait qu’il se moquait d’elle. Il redevint sérieux et se confia :
-   Je n’ai jamais eu de vraie conversation avec une demoiselle, je dois donc en dire plus pour que cela vous fasse plaisir ?
Elle ferma les yeux et secoua la tête. « D’où sortait-il celui-là ? »
-   Tout dépend de ce que vous allez dire.
Elle aurait aimé évaluer son niveau de culture par rapport à elle. Il fallait donc qu’il parle, en effet. Mais pas de n’importe quoi. Comme s’il avait lu dans ses pensées, il lui demanda :

- De quoi voulez-vous parler ?
-   Vous aimez les pierres ?
-   On a répertorié 4705 sortes de pierres. Votre collier est fait en staurolite très bien travaillée, on ne voit pas les reflets blancs de la pierre, c’est une merveille que vous portez là.
-   Vous avez retenu ça d’un cours et vous le ressortez pour impressionner une fille qui porte un simple collier de pierre noire ?
-   Non, j’ai lu des livres sur le sujet, tout simplement. Votre collier est une pure merveille.
« Il connait les pierres, voyons jusqu’où vont ses connaissances ».
-   Nous n’avons pas lu les mêmes ouvrages, un des miens précisait, à la dernière page, que l’on pouvait ajouter trois autres pierres d’origine inconnue.
Elle le vit sourire.
-   Vous parlez de ces trois météorites qui ont été ramassées par des enfants et apportées à des envoûteurs, car les pierres ont brûlé les mains des enfants ?
« Il sait ça. Intéressant comme garçon. »
-   Combien avez-vous lu de livres, Michel ?
-   Les femmes sont-elles toujours aussi curieuses ?
-   La plupart, oui.
Elle avait parlé plus sèchement, il commençait à l’énerver.
-   Ça ne me dit pas combien.
-   J’ai arrêté de compter à partir de 10.000. Cela vous convient comme réponse, mademoiselle ?
-   Pour ma part, c’est à partir de 5000. Je lis et parle les vingt et une langues de nos contrées, et vous ?
Cette fois, un large sourire apparut sur le visage de Michel.
-   Nous avons beaucoup de points communs. Je parle aussi également tous ces dialectes et votre frère en connait pas mal, lui aussi.
-   En réalité, il les connaît tous mais adore le dissimuler. Vous êtes encore jeune et vous auriez lu autant de livres ?
Les yeux de Michel luisirent et Eléodore pencha la tête pour se concentrer sur la suite.
-   Oui, je lis énormément de livres, j’ai la faculté de lire en diagonale. Vous aussi, si je ne m’abuse.
-   Je l’avoue.
Il lui prit la main et l’observa avec attention. Il vit une ombre passer fugacement dans ses yeux tandis qu’elle songeait : « Il est comme les autres, les hommes sont vraiment décevants, aucune imagination. »
-   Vous dessinez ?
Michel lâcha sa main juste après avoir posé sa question, se demandant pourquoi elle lui en voulait. Elle parut déçue mais répondit :
-   C’est ma passion.
-   Des sujets plus que d’autres ?
-   Je dessine selon l’inspiration du jour.
Michel laissa son regard dériver vers le lac, qui brillait comme une flaque de mercure sous la lumière de la lune.
-   Ça commence, voulez-vous entendre l’histoire des carnasouies ?
-   Je la connais déjà. Le ciel est très brillant ce soir, fit-elle remarquer en levant les yeux.
- C’est dû à l’alignement de nos deux lunes…
-   Vous aimez l’astronomie, le coupa-t-elle ?
-   Pas plus que ça, je n’ai lu que trente-sept livres sur le sujet.
-   Et toutes ces lectures ont abouti à quel travail dans votre vie ?
-   Vous posez beaucoup de questions.
-   Et vous ne donnez pas beaucoup de réponses, répliqua-t-elle, de nouveau un peu sèchement.
- Est-ce vraiment important ? Regardez plutôt, les mâles entament la danse et leurs chants vont commencer, asseyons-nous.
« Elle est vraiment curieuse cette fille, est-ce que toute les femmes sont comme elle ? »
« Mais qu’est-ce qu’il fait, là ? »
Michel déplia sa veste pour que deux personnes puissent prendre place, les fesses au sec. Elle s’assit machinalement. Elle regardait le lac mais son esprit était très loin.
« Il est attentionné, intelligent, mignon, respectueux. Peut-être serait-il l’homme que je cherche ? Il reste encore d’autres critères  pour qu’il soit parfait… ou il y a une autre fille dans l’histoire. Oui, forcément, il doit y avoir une autre fille. Un chagrin d’amour ? Il n’a pas essayé de m’embrasser, est-ce une manœuvre pour me déstabiliser ? Il a l’art de m’énerver et soudain, ça redevient merveilleux d’être à ses côtés. C’est un très bel homme, mais jeune, peut-être trop jeune. Pourquoi ne m’a-t-il pas dit quel travail il exerce ? Ça, c’est énervant, il évite  de répondre aux questions. Pourquoi ? Ou alors, il préfère les hommes ? Peut-être. Enfin… Non, je ne crois pas, il ne fait pas efféminé. »
Elle fut sortie de ses pensées lorsqu’il lui parla, elle n’avait pas entendu le début de sa phrase.
-… était magnifique.
Elle regarda le lac en silence.
« Ça fait déjà une heure que nous sommes là, ça alors ! Un homme avec qui le temps passe si vite, c’est génial. »
-   Oui, c’était un très beau spectacle.
-   -Magnifique, confirma-t-il. C’est la deuxième fois que j’ai la chance de le voir en compagnie d’une personne qui garde le silence. Leur chant était sublime.
-   Je sais aussi me taire.
-   C’est une qualité que j’apprécie, et votre frère l’a aussi. J’espère pouvoir le convaincre de revenir avec moi.
-   Ça, c’est très facile, il suffit de trouver la faille.
-   La faille ? Il n’en a pas beaucoup, commenta Michel avec un soupir.
-   Trois, très précisément. Vous le connaissez à quel point ?
-   J’ai passé deux printemps en sa compagnie.
Soudain, les propos de son frère lui revinrent à l’esprit, elle établit le lien :
-   Vous êtes le fameux Michel du régiment des cadets, l’homme qui passe sa vie dans les bibliothèques?
- Non, je ne passe pas ma vie dans une bibliothèque, mais je reconnais que j’aime lire, marmonna-t-il, sourcils froncés.
« Je l’ai vexé, génial. Voyons ce qu’il va faire. »
-   Il commence à faire froid, dit Eléodore en se frictionnant les bras.
-   Je vous raccompagne. Merci pour cette délicieuse soirée, grâce à vous, je sais danser.
Il s’était levé et lui avait tendu la main pour l’aider à se relever. Elle fit semblant de tomber, il la rattrapa et l’écarta aussitôt de lui comme s’il avait peur de son contact.
-   Vous êtes fatigué, j’ai abusé de votre temps de repos, vous m’en voyez désolé.
-   Tout va bien. Mais il commence à faire frais, enfilez ma veste, ça vous réchauffera.
-   Merci.
Elle aurait aimé qu’il l’embrasse enfin, cela l’énervait un peu qu’il reste si distant, mais d’un autre côté, s’il n’avait pas essayé, c’est qu’il était un gentleman. Elle se blottit dans la veste qui sentait l’homme, un parfum viril un peu poivré. Il la raccompagna jusque chez elle sans un mot. Il n’ouvrit la bouche que devant sa porte :
-   Merci encore pour cette excellente soirée, mademoiselle.
« Pourquoi il ne m’appelle pas par mon prénom ? »
Elle se contenta de le saluer d’un mouvement de tête puis lui rendit sa veste et rentra sans se retourner. Son frère n’était pas dans sa chambre, elle sourit en regardant le lit vide. Michel resta seul devant la porte close, un peu déboussolé, les sens en émoi.
« Quelle fille, elle connait les pierres, elle dessine, elle a regardé le spectacle sans rien dire. Si elle pouvait me demander en mariage… non, elle ne le ferait pas. Aucune fille ne ferait ça, mais si jamais une fille le faisait, elle deviendrait ma femme. Oui, si une fille formule la demande, ça ne peut être que la bonne personne. Je me demande comment se prénomme cette chère inconnue... J’aurais dû lui demander. ».
Michel retourna vers la salle de bal, et se mit à la recherche de son ami. Il trouva des badauds qui rejoignaient leur demeure en se soutenant l’un l’autre, complètement ivres. Il apprit ainsi que la cavalière de son ami logeait au-dessus de la boulangerie. Il attendit devant cette maison qu’Ute en sorte. Il attendit longtemps, jusqu’au petit matin, tout en continuant à penser à la belle inconnue de la veille.
-   Bonsoir mon ami. Ou plutôt bonjour.
-   Michel ? Que fais-tu là ?
-   J’espérais pouvoir enfin te parler de la raison de ma venue. J’ai un travail pour toi.
-   C’est payé combien ? demanda Ute, sceptique.
-   Dix fois ce que tu gagnes ici.
« Un travail payé dix fois ce que je gagne ? Voyons ce qu’il est prêt à mettre pour m’avoir. »
-   Cela m’étonnerait fort, je gagne cent fois le salaire que j’avais à l’armée.
Michel sourit.  « Un très bon négociateur, il ment très bien. Sacré Ute ».
-   Jolie somme mais ce ne sera pas un problème, mon patron veut une personne compétente et tu l’es.
-   Ça représente la somme de 150.000 dim par lune, il est prêt à mettre une telle somme ?
-   Oui, l’argent n’est pas un problème pour lui, tes compétences lui seront très utiles,  et comme tu es un perfectionniste, il ne sera pas déçu par ton travail. J’en suis sûr.
-   Ce travail, c’est pour combien de temps ?
-   Tu le commences à partir du moment où tu me dis oui, et le contrat initial est pour un printemps. Si tu n’exprimes pas le désir de partir, le contrat se renouvellera.
-   Un printemps payé 150.000 dim par lune ?
Michel acquiesça sans la moindre hésitation.
-   Je vais y réfléchir.
-   L’offre est à prendre immédiatement. J’ai beaucoup de travail, je ne peux pas attendre ta décision.
-   Du moment que ces bien payer et dans mes compétences.
-    Tu es un perfectionniste et c’est exactement ce dont nous avons besoin. Avec un salaire exceptionnel, tu peux en convenir !
-   Hum…
« Après tout, je n’ai rien à perdre en disant oui, il n’y a rien qui me retienne ici, juste ma mère, ma sœur. Non, même pas. »
-   J’accepte, décida Ute. Compte tenu du lien amical qui nous nourrit et nous rapproche, je te fais confiance. Si tu formules cette proposition, c’est que tu considères que l’offre est intéressante.
-   Je te le confirme ! Tu ne le regretteras pas. Prépare tes affaires, nous partons, dit aussitôt Michel. Tu emportes le strict minimum et on ferra envoyer un chariot pour le reste. Je vais chercher les chevaux, je te rejoins chez toi.
Ute le vit partir à l’écurie d’un pas décidé. Il sourit. Qu’allait lui réserver la vie auprès de la seule et unique personne qui lui avait dit, lors de leur première rencontre, qu’elle n’aimait pas son prénom ? Il se dirigea vers la maison de sa mère.

Chapitre 2

Q
UAND Ute pénétra dans le vestibule, sa mère l’attendait en haut de l’escalier.
-   Maman, tu ne dors plus ?
-   Comme tu vois. Tu vas partir ?
Il ne comprenait pas comment elle était déjà au courant. Elle ne pouvait pas savoir, en vérité. Il mit cela sur le compte de l’instinct maternel et expliqua :
-   Mon ami vient de me proposer un travail très bien payé.
Sa mère descendit l’escalier et alla serrer son fils dans ses bras.
-   Prends soin de toi, je t’aime mon fils, lui chuchota-t-elle à l’oreille.
-   Moi aussi maman.
Il la serra tendrement contre lui, longuement, en passant une main affectueuse dans son dos, puis monta l’escalier. Sa mère soupira et gagna la cuisine. Il s’empara du premier sac qu’il trouva sur son chemin et y fourra quelques vêtements et affaires de toilette. Il quitta ensuite la maison. La porte de sa chambre claqua, ce qui fit sursauter Eléodore, qui sommeillait. Elle regarda par la fenêtre. Ute attendait quelqu’un ou quelque chose en compagnie de sa mère, devant la maison. Elle passa à la hâte une jupe culotte de couleur vert d’eau, sans sous-vêtement, enfila un chemisier blanc, accrocha son collier de pierre verte, enfila ses chaussures noires, passa une fine ceinture noire autour de sa taille et se regarda dans la glace. Elle sourit, peigna ses cheveux rapidement avec la brosse. Quand elle entendit par la fenêtre restée ouverte les chevaux arriver, elle se dirigea vers le carreau. Il était là, droit sur sa monture ; un pantalon bleu roi tranchait avec ses bottes noires. Il portait une chemise blanche et à son cou, un foulard vert d’eau ; cette coïncidence la fit sourire. Elle admira sa position parfaite sur sa selle, elle aimait les hommes qui se tenaient correctement à cheval.
Elle vit son frère caler un sac à l’arrière de la selle. Elle prit alors la boite sur sa table de chevet et descendit prestement les escaliers, passa par l’arrière pour emprunter le chemin qui descendait vers la sortie du village. Elle remarqua que les fleurs « colinas », dites aussi fleurs d’une nuit, étaient ouvertes. De nouveau, elle sourit, c’était un très bon présage.
Michel et Ute s’étaient mis en route sans attendre. Michel fit un signe de tête à la mère de son ami avant de la quitter, celle-ci les salua et les regarda partir en souriant. La direction prise par les deux hommes était celle du château de Leurs majestés ; la prophétie allait peut-être se réaliser ? Elle retourna dans la cuisine et se prépara une infusion. En attendant que l’eau chauffe, elle alla admirer son jardin, et aperçut Eléodore qui se dirigeait vers le fond du terrain. Elle compta les colinas encore ouvertes, il y en avait dix.
 « Si Eléodore les avait vues, les dix prochaines années lui seraient heureuses ».
La mère sourit à l’avenir, un bon présage.
Eléodore accéléra le pas, franchit un petit porche et se retrouva sur la ruelle qui l’amenait à la dernière intersection  du village. Elle entendit les chevaux arriver, ils étaient au pas sur les pavés glissants. Michel observait les côtés de la route et la vit immédiatement, elle marchait vite mais s’il continuait à ce rythme, il serait loin quand elle arriverait à l’intersection. Il fit ralentir son cheval, Ute ralentit lui aussi et regarda dans la même direction que son ami.
-   Tu lui manques déjà.
-   Je ne pense pas, pourquoi ?
-   Tu as passé ta nuit avec elle ?
-   Question indiscrète, mon ami.
-   Ça veut dire oui ?
Michel lui sourit sans répondre.
-   Ma sœur a un très grand savoir mais un caractère épouvantable, prends garde à toi. Et je te conseille de ne jamais lui faire du mal, de quelque façon que ce soit. Elle est merveilleuse… quand elle ne se met pas en colère. Si tu lui fais du mal, elle te le fera payer cher.
-   Un très grand savoir, tu dis ?
« Elle a donc toutes les qualités dont une femme a besoin… »
Les chevaux s’arrêtèrent d’eux-mêmes a la vue de la fille.
-   Michel, je voudrais vous parler.
-   Fais attention à toi, conseilla une dernière fois Ute, un peu tendu.
Michel descendit de son cheval, regarda son ami avec un large sourire destiné à le rassurer, et lui tendit les rênes. Eléodore lui prit la main et l’emmena dans l’une des quatre granges qui se dressaient à chaque sortie de la ville. La particularité de ce village était qu’à chaque entrée se trouvaient quatre granges, toutes de tailles différentes, de part et d’autre de la route. Eléodore choisit la plus petite. On venait d’y entasser le foin pour l’hiver. Ce foin remisé devant la porte n’était pas encore tout à fait sec, il dégageait une merveilleuse odeur qui montait dans la grange.
- Que puis-je faire pour vous mademoiselle ? Je dois me rendre à un rendez-vous très important.
-   Si important que ça ?
-   Oui.
« Il le fait exprès ? »
-   Vous voulez devenir mon mari, Michel ?
-   Je vous remercie de votre proposition, peut-être un peu rapide, cependant, nous nous connaissons à peine ; surtout, j’ai un nouveau travail qui va m’obliger à partir en mission pratiquement tous les jours, je n’aurais pas beaucoup de temps à consacrer à une jeune épouse. Néanmoins, si vous êtes prête à accepter le fait que vous serez toujours en deuxième position dans ma vie, confirmez-moi votre demande, mais ne pensez pas que je pourrai changer sur ce point-là.
« Il me fait quoi, là ? En deuxième position ? Son travail est donc plus important à ses yeux qu’une épouse ? Ou alors l’autre fille existe bien, comme je le pensais. Mais je suis sûre qu’il est l’homme que je cherche. »
Eléodore avait mis sa main dans sa poche et serrait la petite boite. Elle se décida à la sortir et à l’ouvrir, et lui tendit une alliance.
-   Je te refais ma demande. Michel, veux-tu devenir mon époux, jusqu’à ce que la mort nous sépare ? Cette alliance a appartenu à la première femme de notre famille, nous serons la cinquantième génération à prendre cette alliance comme symbole de notre amour.
« Si elle passe l’alliance à mon doigt, alors ce sera la bonne épouse. Elle sera parfaite, peut-être un peu vieille pour moi mais sans excès. De toute manière, comme je ne peux pas épouser celle que j’aime et que je n’aurai pas le temps nécessaire pour prendre soin d’elle, j’arriverai bien à l’occuper en la faisant travailler. Ce n’est pas un si mauvais compromis. Tendons la main et voyons jusqu’où elle est prête à aller ».
Elle le vit sourire et tendre sa main, l’air benêt, ce qui eut le don de l’énerver.
« Mais c’est pas vrai, il tend sa main. Pourquoi il n’enfile pas la bague tout seul, est-ce un défi ? Veut-il me signifier que je dois le servir ? Et bien, je vais lui mettre si c’est ce qu’il veut. S’il aime les défis, avec moi il va être servi ! La vie va avoir du piquant, c’est ce que j’aime ».
Eléodore passa la bague au doigt de Michel et lui tendit l’autre alliance.
« Elle a mis la bague à mon doigt, génial. Mais… comment elle s’appelle ? »
A l’extérieur, le frère d’Eléodore s’impatientait, il se mit à crier.
-   Eléodore, laisse-le partir, on a rendez-vous.
Michel apprécia son intervention : « Génial, j’ai le bon lieutenant. Il est celui qu’il me fallait, maintenant, comme je l’ai dupé, il ne me reste plus qu’une chose à faire pour le garder, cela va être facile. La fille à présent. La reine veut que j’aie une vie privée, elle va être servie. Eléodore est très jolie, un peu vieille, toutefois nos différences ne sont pas importantes à mes yeux. Elle a un merveilleux sourire. Même quand elle boude comme maintenant. Notre premier sorcier a vraiment très bien réorganisé nos lois, excellente idée de lancer un sort sur l’union ».

A cet instant précis, un courant d’air s’engouffra dans un couloir au premier étage du château de la reine et le Livre des sorts lancés par le premier sorcier, exposé sur un lutrin en bois doré, s’ouvrit à la page 63. Le bibliothécaire royal chargé de le surveiller s’en amusa et, par curiosité, lut le début de cette page :
« Le mariage ne sera plus un acte pris à la légère, il sera désormais  sans retour possible. Nos souverains seront les premiers à faire valoir cette loi. Le mariage ne sera plus jalousé par quiconque et ne pourra plus être refusé par les parents, amis, amants. Deux êtres qui éprouveront un amour réciproque pourront se marier où qu’ils se trouvent. Une fois que les alliances, qui devront obligatoirement être merveilleuses à leurs yeux, seront passées au doigt de l’être aimé, tout le peuple acceptera cette union.
Une union pourra être constituée d’un trio, à la condition unique que les trois personnes unies le veuillent vraiment, pour respecter certaines lois de nos contrées. Des pactes d’union auront le droit d’être prononcés par les époux, ces pactes seront ancrés dans leurs esprits pour la vie.
Par ma volonté.
Par ma bonté.
Par ma générosité.
Pour le bien de mon peuple, je proclame le sort ‘union’ pour les générations futures. »

Eléodore vit soudain Michel changer de regard et eut un peu peur. Il prit la parole solennellement :
- Moi, Michel, te demande toi, Eléodore, comme épouse. Tu seras mon ilot secret, la seule personne qui verra qui je suis dans la vie privée, mais tu n’auras pas le droit d’en parler, resteras toujours ma deuxième priorité, ne tiendras compte d’aucun ragot qui pourrait arriver à tes oreilles, ni même ne les démentiras. Tu resteras devant tout le monde une femme qui ne montrera aucun acte de tendresse ou de sentiment qui pourrait faire voir que nous avons une quelconque affection l’un pour l’autre. Par cette bague, tu acceptes mes conditions, si elles te paraissent  trop dures, ne la prends pas et reprends ton merveilleux anneau.
Elle prit l’anneau et le passa à son doigt. Elle regarda Michel et vit qu’il souriait, avec un regard qu’elle ne lui avait encore jamais vu.
« Ça alors, ses yeux luisent, il est détendu. Et pourquoi mon corps est-il aussi chaud ? Va-t-il m’embrasser cette fois ? »
« C’est drôlement amusant de voir sa tête, ou je l’ai choquée ou c’est une simplette. Non, ce n’est pas une simplette, elle est intelligente. J’aime bien le fait qu’elle fasse un petit « o » avec sa bouche. Comment embrasse-t-on une femme ? Bon, on verra ça plus tard, là je dois vraiment partir, je trouverai bien un livre sur l’amour. »
-   Madame Eléodore, je dois partir. Un chariot viendra vous récupérer dans deux nuits. D’ici là, faites de beaux rêves en ma compagnie. Préparez toutes vos affaires, vous allez désormais habiter dans une autre maison. Je vous aime Eléodore, à très bientôt.
Il s’approcha d’elle, déposa un chaste baiser sur les lèvres et disparut en enfilant ses gants, pour que son ami Ute ne voit pas l’alliance. Elle avança jusqu’à la porte et le vit monter souplement sur son cheval sans utiliser les étriers.
« Je suis mariée avec un cavalier parfait. Il a dit deux nuits pour préparer mes affaires. J’ai du travail, moi. Du travail ? Je n’ai jamais travaillé. Mais quand même, il aurait pu m’embrasser correctement. Quel gougnafier ! Il a à peine apposé ses lèvres sur les miennes. Il va falloir que ça change. »
Elle repartit vers sa maison par la route d’où elle était venue. Elle rencontra quelques hommes qui partaient travailler, leur dit bonjour et leur parla du temps avec enthousiasme. Ils n’en revenaient pas, jamais elle ne leur avait dit plus de deux mots.
Quand elle arriva chez elle, sa mère était en train de boire son infusion.
-   Maman, j’ai du travail.
A ces mots, totalement incongrus dans la bouche de sa fille, sa mère s’étrangla.  Eléodore la regarda, inquiète.
-   Maman, ça ne va pas ?
-   Tu as trouvé du travail ?
-   Bien sûr que non, j’ai trouvé un mari et il envoie un chariot dans deux nuits. Il faut que je prépare toutes mes robes. Ce n’est pas vraiment un travail, enfin… je ne sais pas comment exprimer le fait que je doive prendre toutes mes affaires, une corvée ? Non, un mari ne peut pas donner une corvée à accomplir à son épouse. Cet homme, non gamin, enfin je n’arrive pas à déterminer pourquoi on s’est mariés dans cette grange, moi qui voulais me marier dans un jardin rempli de fleur comme le nôtre. Tu devrais aller le voir, les fleurs d’une nuit sont encore ouvertes.
-   Je les ai vues.
-   Ah ! Très bien. Je dois boucler ma valise ou préparer mes affaires, même ça, j’ai du mal à le déterminer.
Elle laissa sa mère éberluée dans la cuisine. Celle-ci en resta muette. Elle posa sa tasse sur la table, reprit ses esprits et se dirigea vers sa chambre, où elle ouvrit, à l’aide d’une clé qu’elle portait à son cou, un petit coffre en bois. Son regretté époux lui avait fait jurer de ne l’ouvrir que le jour où leur fille lui annoncerait son mariage. Dans le coffre, il y avait une lettre. Le papier était jauni par le temps. Elle s’assit sur le lit et commença à la lire. Le parchemin commença a s’effriter sur les bords.
« A la cinquantième génération, il ne doit naitre de cette génération qu’un fils et une fille. Le fils n’aura pas de descendance. Nous espérons que le protecteur qui lui a été attribué sera à même de protéger sa famille. Ce fils est destiné à seconder l’homme qui protègera la future princesse de notre royaume. La fille sera prénommée Eléodore par sa mère, au grand dam de son père qui aurait préféré Maiynie. Nous nous sommes assurées que les enfants qui naitront de cette union n’auront jamais à travailler.
L’enfant mâle aura du mal à accepter de ne rien faire et accomplira tout au long de sa vie des travaux très variés qui lui seront très utiles pour l’avenir qui lui est promis. Nous espérons que le destin que nous lui avons prédit se réalisera.
L’enfant femelle sera très heureuse. Néanmoins, nous avons trouvé une faille. Sa mère saura, le jour de son mariage, le nombre de printemps heureux qu’ils auront ensemble. Nous espérons qu’en lisant cette missive, cette mère saura donner à sa fille les conseils pour commencer une vie bien différente de ce qu’elle a vécu auparavant. La fille ne devrait pas écouter celle-ci.
Nous savons que la femme choisie par la quarante-neuvième génération n’est pas celle qui aurait dû être. Cette missive s’adresse donc à cette femme. Nous espérons que vous avez été heureuse. En vous choisissant, votre regretté époux a choisi la voie la plus courte pour sa propre vie. Il a choisi d’être heureux et nous espérons que vous l’avez été, vous aussi. Néanmoins, nous vous adressons cette missive pour que vous veilliez sur votre fille.
Nous ne savons quelle éducation vous lui avez donnée. Celle-ci nous a été voilée. Nous savons que son futur époux lui vouera un amour sans limite, mais personne ne pourra jamais l’affirmer ni le contredire.
Nous espérons que vous aurez la capacité d’être la mère qui la guidera. Vous seule désormais pourrez veiller sur elle, à votre façon. Les femmes qui vous ont précédées étaient de la famille de sorcier. Nous n’avons pu voir aucun présage sur votre famille. Si vous êtes de ces familles qui ont dupé notre premier sorcier, nous espérons que votre cœur de mère l’emportera sur la destinée tragique qu’une voie nous a fait connecter sur votre fille.
Il est dit que l’enfant issue de la quarantième-neuvième génération sera confrontée à un amour aveugle et passionné envers un mari qui ne laissera que des mystères autour de lui.
Nous ne savons pas qui vous êtes. Nous ne savons pas si cette enfant a été conçue par amour. Mais nous savons que cette fille sera, par la lignée de son père, la femme qui laissera sur son passage une empreinte qui marquera toutes les générations futures. Nous ne savons malheureusement pas par quel moyen votre fille la laissera.
Nous ne savons pas non plus si elle sera en faveur de notre premier sorcier ou pour le retour du « roi maudit ». Qui que vous soyez, vous devez savoir que si jamais votre fille réunit tous les points suivants, elle sera de notre côté :
Si votre fille n’a jamais adressé la parole, sauf pour les politesses courantes, aux personnes de votre village.
Si votre fille danse à la perfection.
Si avant le mariage, votre fille ne prenait des amants que pour une soirée.
Si votre fille ne mettait jamais la même robe pour les bals organisés dans ce village.
Si votre fille dessine habilement.
Si votre fille n’a jamais travaillé ou cherché un travail.
Si votre fille est une dévoreuse de livres.
Si votre fille lit et parle les vingt-et-un dialectes.
Si votre fille a un caractère marqué, voire coléreux.

Si votre fille réunit tous ces critères, réjouissez-vous : elle représente notre espoir et ce pourquoi nous avons travaillé dans l’ombre de nos rois. La lignée que notre premier sorcier a déterminée pour le bien du peuple va reprendre l’avantage, votre fille en sera en partie responsable.
Elle doit réunir ces trois conditions :
-   votre fille doit se marier dans une grange.
-   Votre fille doit avoir vu « les colinas » juste avant son mariage.
-   Votre fille doit porter votre alliance.
Nous espérons que la lecture de cette missive, ainsi que ces derniers conseils, vous apporteront l’énergie pour votre futur et guideront vos pas.
Votre aïeule, Malverik Maillard »

- Non, non, non, non, non, non, non !
La mère ne comprenait pas la fin de la missive. Les larmes se mirent à couler sur les pages. Elle les  serra entre ses jambes, les larmes coulaient à n’en plus finir. Soudain, Eléodore entra dans la chambre.
-   Maman, tu n’aurais pas une malle à me prêter pour ranger mes robes ? Maman ?
-   Eléodore, tu pourrais me traduire la fin du texte ?
Elle tendit la page concernée à sa fille.
-   Maman, c’est illisible ton vieux machin. Tu n’aurais pas une malle pour mes robes ?
La mère reprit la page et regarda les autres : ses larmes avaient noirci les pages, l’encre s’était diluée puis étalée, comme si l’on avait renversé un encrier. Elle plia les feuilles en veillant à ne pas mettre de l’encre sur ses mains.
-   Maman, as-tu une malle ou pas ? Tu vas bien ? Pourquoi tu ne me réponds pas ?
Comme d’habitude, quand sa fille avait une idée dans la tête, plus rien ne comptait à ses yeux. Elle lui sourit un peu tristement.
-   Eléodore, si nous allions dans la cuisine pour organisere ton déménagement ? Je suppose que tu vas vouloir emporter autre chose que tes robes. Une malle n’y suffira pas.
- Je dois emporter autre chose que mes robes ?
Elle s’assit sur le lit et se coucha sur le dos.
-   J’ai épousé un homme merveilleux.
Sa mère se leva, déposa les feuilles dans les flammes de la cheminée, puis retourna sur le lit et s’allongea à côté de sa fille.
-   Ma petite fille est devenue une femme. As-tu une idée sur l’avenir, ma fille ?
-   Oui, je pars rejoindre mon époux et passer le reste de ma vie avec lui. Je t’enverrai une lettre tous les cinq jours.
-   Nous communiquerons comme quand nous nous amusions à faire enrager ton père !
-   Génial ! Par contre, mon mari m’a posé un ultimatum.
-   Un ultimatum ? Raconte !
-   Il veut tout simplement que notre vie privée soit vraiment privée, je n’aurai le droit d’en parler à personne.
-   Tu vas faire une exception avec moi, comme quand on mettait ton père en furie avec nos petits secrets. Tu te souviens, il essayait de déchiffrer la lettre et le message était dans la recette de cuisine. On va recommencer. En plus, ton mari t’a interdit d’en parler, pas de l’écrire. La prochaine fois, il réfléchira avant de parler. Il est vraiment différent, cet homme ?
-   Il me déstabilise au point de me mettre en colère et soudain, il prononce un petit mot qui fait battre mon cœur. Jamais personne n’avait réussi à me faire oublier le temps qui passe. Devant le spectacle « des carnasouies », tu te rends compte ? Un homme, non, presque un gamin, je n’arrive pas à déterminer le degré de maturité de cet homme, ce gamin. Et voilà, ça me met encore dans tous mes états.
« Devant le spectacle « des carnasouies », comme son père. »
-   Je t’aime ma fille, respecte son pacte. Moi aussi, ton père m’a imposé un pacte. Mais il m’a surtout aimée plus que n’importe quel homme sur cette planète.
-   Après Leurs majestés, maman.
-   Oui, c’est évident, ma chérie. Leurs majestés incarnent le couple parfait.
-   J’ai rempli une malle avec mes robes préférées mais il en reste encore cinq armoires.
-   Nous avons des malles au grenier, je vais aller louer un chariot et nous allons commencer à ranger tes affaires dedans. Tu vas déménager tes meubles aussi ?
-   Je ne sais pas. Tu crois que je dois prendre mes meubles ?
-   Tu as dit pour la vie, Eléodore, il n’y a donc pas de retour prévu dans cette maison.
-   Alors j’ai vraiment du travail ! Un mari, ça donne du travail, dis-moi, maman ?
-   On pourrait considérer que c’est une forme de travail, ma fille, oui.
-   Je n’ai jamais travaillé, ça ne sert à rien, on a de quoi subvenir à nos besoins.
« J’ai dû oublier quelque chose dans l’éducation de ma fille, pourtant, elle sait cuisiner, coudre un bouton, faire le ménage, dessiner, lire, écrire, compter, danser, s’occuper des enfants, faire les courses, gérer un budget, elle connait la valeur de l’argent, elle a suivi des cours d’architecture et a obtenu son diplôme, elle a aussi un diplôme de styliste. Non, j’ai très bien éduqué ma fille. Pour la signification du mot travail, son mari lui fera comprendre, après tout, il faut bien qu’il serve à quelque chose ».
-   Maman, elles sont où tes malles vides ?
-   Viens avec moi au grenier.
Arrivées dans la vaste pièce obscure et poussiéreuse, elles jetèrent leur dévolu sur une malle en cuir de couleur rouille qu’elles descendirent dans la chambre d’Eléodore. Sa mère regarda la chambre et un éclat de tristesse voila fugacement son regard ; bientôt, elle serait vide. Elle descendit et alla voir le loueur de chariots.
-   Bonjour monsieur Laval, j’aurais besoin de louer un chariot et aussi de personnel pour le charger de meubles.
-   Bien sûr madame Maillard, j’ai deux modèles, petit ou grand ?
-   Je vais prendre le grand. Vous auriez des couvertures pour protéger les meubles et aussi des malles pour les petits objets ?
-   Oui madame Maillard, tout sera là dans une heure avec deux personnes. Il vous en coûtera 300 dim puis 25 dim par journée de location du chariot. Cela vous convient ?
-   Ce sera parfait. Bonne journée monsieur Laval.
Il alla aussitôt annoncer à son épouse :
-   Madame Maillard déménage, je pense que ça devrait t’intéresser.
-   Ca, c’est impossible.
-   Elle vient pourtant de commander un grand chariot et deux personnes pour porter les meubles.
- Ah ? Je vais voir Isa, à tout à l’heure.
Son époux la regarda partir, le réseau des commères était en route. Dans une heure, tout le village serait au courent, mais au courant de quoi ? Telle était la question… Il s’en amusa à l’avance.
La mère était retournée à sa maison. Elle inspecta les pièces une par une ; dans chacune, Eléodore avait acheté et installé des meubles. Elle sourit. Son mari s’attendait-il à la voir arriver avec des meubles tous plus bizarres les uns des autres ?
-   Maman, j’ai rempli les deux malles et j’ai encore plein de robes, tu crois que je dois toutes les prendre ?
-   Tes créations sont merveilleuses, ton mari a le droit de les admirer. S’il a aimé celle d’hier soir, il va être subjugué par les autres. Tu ne crois pas ?
-   J’ai vidé deux petites armoires et j’ai une pièce complète de robes, sans compter les meubles.
- J’ai pris les devants, un chariot va arriver, j’ai commencé à dresser l’inventaire. Tu m’aides pour le reste ?
Quand le gros chariot envoyé par Michel arriva, deux nuits plus tard, les hommes trouvèrent très vite madame Eléodore. Ils s’étaient demandé tout le long du chemin qui elle était. Deux autres chariots débordant de valises et de meubles attendaient devant la maison. Les hommes auraient aussi bien pu venir à cheval ! Leur chariot serait probablement inutile.
Pendant le retour, elle ne leur adressa pas la parole, elle passa tout son temps à dessiner. Ils n’en revenaient pas, aucune femme « normale » ne se serait comportée de cette façon. Elle était assise à côté du garde Pascale, sans formuler une seule parole. Jamais ils n’avaient connu une femme qui ne parle pas. Plus ils se rapprochaient du château, plus ils se posaient de questions à son sujet.
Titre: Re : blanc mariage
Posté par: élisabeth 59 le 25 Février 2018 à 10:50:16
Chapitre 1

LE nouveau commandant en chef de l’armée de leur majesté et protecteur du peuple, Michel, quitta le château de la reine et partit dans la contrée de la Pie pour aller chercher son ami. Il n’aimait pas beaucoup le prénom de son ami, Ute, qui signifiait « monstre » dans la langue du premier sorcier, mais cela ne l’empêchait pas d’apprécier ses qualités, au point même de vouloir en faire son lieutenant.
La contrée de la Pie était située à la frontière du royaume de la reine, une contrée parmi les vingt et une que comptait la planète sur laquelle il habitait. Pour s’épargner un voyage de deux nuits, il utilisa un vortex qui ne mit que dix minutes pour l’amener dans le point de transport le plus proche de sa destination. Il n’avait encore jamais utilisé cette technologie et fut surpris de constater l’état d’épuisement de son cheval, comme s’il avait lui-même parcouru toute la distance. Fort heureusement, il ne restait qu’un kilomètre avant d’arriver au village où vivait Ute. Il fit adopter à l’animal un pas tranquille pour la ménager, malgré sa hâte d’arriver, songeant au proverbe populaire empreint de bon sens, comme souvent : « Qui veut aller loin ménage sa monture ».
Le soir se couchait lorsqu’il atteignit les premières maisons. La lumière avait d’abord pâli avant de se parer de sublimes teintes orangées. Le village portait un nom signifiant « l’angélique ». La légende racontait que la première femme envoûtrice était née dans cette bourgade et avait fait disparaitre une terrible maladie ravageuse grâce à un remède de son invention.
Au bruit provenant du grand bâtiment qui trônait au centre du village, le commandant comprit qu’un bal populaire s’y déroulait. Ute y était sûrement, aussi décida-t-il de laisser son cheval dans la seule écurie qu’il trouva, déserte mais ouverte Il prit soin de détacher harnais et selle et d’offrir à boire et un peu de foin à sa monture épuisée, puis se dirigea vers la salle de bal où il pénétra. Une émotion soudaine le cloua sur place : son ami était en train de danser avec une merveilleuse créature. Grande, fine, elle devait bien mesurer 1m85, elle avait de beaux yeux bleus, des cheveux marrons clairs aux reflets cuivrés, et sa peau joliment hâlée témoignait d’une exposition régulière ou récente au soleil. Ute et cette femme se parlaient sans cesser leur danse, elle souriait. Sa tête faisait un petit mouvement en arrière quand la main de son cavalier la serrait un peu plus. La danse s’arrêta bien trop vite au goût de Michel, fasciné par le joli spectacle qu’ils offraient à son regard. Il aurait voulu contempler encore cette femme dont la tenue si sensuelle et colorée le fascinait. Sa robe de couleur orange, comme le ciel qu’il avait admiré une demi-heure plus tôt, avec des reflets jaunes sur toute la longueur, la grandissait en moulant son corps parfait. Les manches étaient entièrement fendues,  simplement reliées à la robe par de fines bretelles de dentelle orangée. Certainement l’œuvre d’un grand couturier, manifestement confectionnée sur-mesure.
Soudain, balayant du regard la foule de villageois, Ute aperçut son ami. Il fut étonné de constater qu’il ne portait pas l’uniforme ; c’était bien la première fois depuis qu’ils se connaissaient ! Michel ne voyait que sa sœur, qu’il ne connaissait pas, a priori, et ce regard énamouré le fit sourire. A ceci près que le l’officier n’admirait pas tant la femme que la robe somptueuse, si lumineuse. Taquin et se méprenant sur ses sentiments, Ute prit la résolution de ne pas lui dire qu’elle faisait partie de sa famille ; c’était une coureuse d’hommes, les jeunes lui plaisaient plus encore que ceux de son âge et il n’adviendrait rien de bon pour le commandant s’il se rapprochait d’elle.
Ute avait quitté l’armée depuis deux lunes, juste après la démission du commandant en chef des armées, et il se dit que si son ami était là, qui plus est en civil, c’est qu’il devait lui aussi avoir démissionné. Cela ne lui ressemblait pas… mais Ute était la preuve qu’un homme pouvait changer en seulement deux lunes.
Il garda la main de sa sœur dans la sienne et l’entraina parmi les danseurs, jusqu’au commandant.
- Michel ! Que fais-tu ici ?
Le regard du commandant se détourna un instant de la femme et de son somptueux vêtement, si original, pour saluer son ami.
-   Je sais que ma venue est inattendue, mais j’ai quelque chose à te proposer. Un travail bien payé.
Ute fronça les sourcils, se demandant si sa sœur allait agir comme d’habitude et engager la conversation sur un sujet banal pour ensuite l’attirer dans son lit, lui qui n’avait sans doute jamais connu l’amour. Du moins, Ute ne l’avait jamais vu avec une femme. Il craignait le pire mais sa sœur dit simplement :
-   Vous voulez danser, Michel ?
-   Je ne sais pas danser, Madame.
-   Et bien, c’est le moment idéal pour apprendre, nous avons une belle salle et de la bonne musique.
Elle tendit la main à Michel qui la prit et il suivit la jeune femme, plus pour relever ce nouveau défi que pour le plaisir de la danse. Après tout, savoir danser pouvait s’avérer utile, qui sait ? Son maître de sagesse lui avait dit un jour :
-   On apprend à tout âge, même à la dernière minute de sa vie.
Au grand étonnement de Ute, le couple commença à virevolter sur la piste de danse tandis qu’il prenait conscience de ce que son ami avait dit. Il venait de réaliser que Michel lui avait proposé de travailler avec lui et que lui ne lui avait même pas présenté sa sœur. Il voulut le rattraper pour en savoir plus sur le travail en question quand une magnifique créature blonde lui prit la main d’autorité pour l’emmener danser.
« Bah », songea-t-il, « je demanderai à Michel tout à l’heure, tant pis ».
Les danses se suivaient, la jeune femme expliquait les pas à Michel pour chacune d’elles. Il se concentrait sur ses paroles. Peu habituée à un tel comportement, elle n’en revenait pas de le voir aussi attentif sur ses paroles et non sur sa plastique. Elle portait pourtant une robe sublime confectionnée pour l’occasion, dont le décolleté raisonnable laissait entrevoir une magnifique poitrine sur laquelle reposait un collier de pierre noire, un cadeau de son regretté père. Elle avait elle-même imaginé cette robe et sa mère la lui avait conçue. Elle avait aussi laissé ses cheveux en liberté, exceptionnellement, les faisant simplement boucler.
Dans les bals de village, les musiciens avaient pris l’habitude de jouer deux fois d’affilée le même type de danse : deux slows, deux rocks, deux madison ou autre. Ils joueraient ainsi plus de trente danses différentes durant la soirée, qui venait de débuter.
Elle était un peu déçue, elle n’avait pas pu lui apprendre la danse de la reine. Michel l’écoutait toujours attentivement, son maitre de sagesse lui avait appris à compartimenter son cerveau pour apprendre la théorie et la mettre en pratique juste après. A la fin de la dernière danse, il vit qu’il y avait un problème, le regard de sa partenaire avait changé soudainement.
- J’ai si mal dansé que ça ?
-   Non, vous êtes parfait, vous apprenez vite. Simplement, je voulais vous apprendre la danse de la reine, mais ils ne la joueront pas, manifestement.
-   On peut peut-être arranger ça, je vous abandonne juste cinq minutes.
Cinq minutes ? songea la jeune femme en passant une main dans ses cheveux légèrement humides de sueur à la racine. Comment pense-t-il arriver à convaincre le chef d’orchestre ?
Elle le vit se diriger vers les musiciens qui rangeaient leurs instruments dans leur housse, le bal étant déjà terminé. Il s’adressa au chef d’orchestre :
-   Bonjour, la demoiselle qui se trouve au milieu de la piste rêve de danser la danse de notre reine, serait-il possible de réaliser son rêve ?
L’homme le regarda, puis tourna ses yeux vers la fille et sourit, songeant : « Elle n’est pas jeune, il doit y avoir au moins vingt-cinq printemps de différence d'âge, le gamin veut se la faire. Les jeunes sont prêts à tout pour séduire une fille. Après tout, on peut l’aider, on a connu ça, nous aussi. En plus, c’est la première fois qu’on me demande cette danse, personne, dans les villages où on se produit, ne la demande ».
-   On te joue cette danse si tu payes une tournée.
-   Marché conclus !
Michel se dirigea vers la piste de danse alors que les musiciens ressortaient les instruments de leurs housses. Elle le regarda avec la tête légèrement penchée sur le côté. Il lui tendit la main.
-   Est-elle facile à danser, madame ma professeure ?
-   Ils vont la jouer ?
-   Bien sûr.
Les premières notes résonnèrent dans la salle. Un grand sourire apparut sur son visage.
« Elle est encore plus belle quand elle a ce sourire », songea Michel. Elle lui prit la main et se dirigea vers le milieu de la piste en lui demandant :
-   Comment avez-vous fait ?
-   Dois-je vraiment révéler mon secret ?
-   Non, vous avez raison. Cette danse n’est pas très complexe et elle est absolument merveilleuse, surtout si le cavalier suit le rythme de la musique et donne la bonne pression avec la main qu’il met sur la hanche de la fille.
Il la vit de nouveau sourire en laissant apparaitre ses dents, posa une main sur sa hanche et s’enquit :
-   Et maintenant, concrètement, je fais comment ?
-   Cette danse est très simple, ce sont toujours les même pas. Comme cette danse est celle de sa majesté, ils la commencent au centre de la piste comme nous et se déplacent toujours vers la droite en diagonale pour aller effectuer un tour complet de la piste, sur le cercle extérieur. Une fois le tour accompli, les danseurs font des diagonales, pour qu’à la fin de la danse, leurs majestés se retrouvent au milieu de la piste.
Michel essaya de visualiser ce parcours dans sa tête. Elle reprit :
-   Nous pouvons effectuer deux tours complets de la salle et ensuite, repartir vers le centre.
Tout en évoluant gracieusement sur la piste, à son bras, elle lui expliqua que cette danse était le plus souvent exécutée par les notables ou gouverneurs des provinces.
Beaucoup de personnes étaient déjà parties et le peu de monde qui restait se mit à les regarder. Ute les observait, jamais il n’avait vu sa sœur sourire comme ça. Le chef d’orchestre les regardait, lui aussi. « Ils semblent vraiment faits l’un pour l’autre, on va leur en offrir une deuxième et au prochain bal, on va programmer cette danse ».
Il se retourna vers ses musiciens, les dix personnes qui composaient le groupe ne perdaient pas une miette de la danse du couple ; il faut dire qu’ils étaient désormais les seuls danseurs sur la piste. Les musiciens virent le regard de leur chef et approuvèrent sa décision. Quand il leur signifia en levant le petit doigt qu’ils joueraient « la courtelle », leurs yeux se mirent à pétiller. Ils s’entrainaient depuis des lunes pour pouvoir la jouer correctement, cette fois, ils allaient le faire devant un public restreint et comme envouté par les danseurs. Aucun ne détournait les yeux.
Michel ne quittait pas non plus la jeune femme des yeux. Il était un peu plus grand qu’elle, donc son regard descendait vers son joli minois. Cette danse était un peu plus rapide que les précédentes mais pas bien compliquée, elle avait raison. Il lui sourit et ne réfléchit plus aux pas. Elle rêvassait. « Comme j’aimerais que cette danse ne finisse jamais. Serait-il celui que je cherche depuis mon enfance ? Mais il est si jeune... »
A la fin de la deuxième danse, qui avait été parfaite, Eléodore lui demanda, d’un air volontairement dubitatif :

- Vous êtes sûr que vous n’aviez jamais dansé ?
-   Oui, bien sûr.
Elle n’en revenait pas.
Lui ne disait que le strict nécessaire, n’ajoutait aucun commentaire. Elle allait lui répondre quand son frère vint à leur rencontre avec Miranda accrochée à son bras. « Mais qu’est-ce qu’il trouve à cette fille ? »
-   Michel, je te présente Miranda, une amie.
-   Mademoiselle.
Eléodore vit le regard de Michel explorer le décolleté de la nouvelle venue, nettement plus provocateur que le sien. Il lui fit un baisemain. Miranda apprécié le geste à sa juste valeur : « Génial, un garçon qui se comporte en véritable gentlemen, un baisemain parfait, dommage que le bal soit fini. Et c’est encore cette garce d’Eléodore qui va se le faire ! »
Elle allait le remercier quand Ute prétendit que son amie était fatiguée et qu’il la raccompagnait. Elle en fut estomaquée : « Quoi ? Qu’est-ce qu’il me fait ?»
Michel vit Miranda bouder et se renfrogner à cette annonce. Il regarda Eléodore qui souriait en laissant voir légèrement ses dents.
« Comme elle est belle avec ce sourire sensuel. »
-   Je raccompagne Miranda et on se voit après, proposa Ute. Bonsoir petite sœur, passe une bonne nuit.
« Pourquoi a-t-il dit petite sœur ? Elle est beaucoup plus vieille que lui.  En tout cas, il a une sœur magnifique. Si elle pouvait être ma Céline… Non, personne ne la remplacera, je dois me concentrer sur mon travail, apparemment, on doit raccompagner la fille avec qui on a dansé, je n’ai pas le choix. Bon allez, on se lance. »
Eléodore vit un sourire apparaitre sur le visage de Michel.
-   Je dois m’absenter cinq minutes, vous m’attendez ? demanda-t-elle.
- Bien sûr. Je vous en prie mademoiselle, je vous attendrai au bar. Cela vous convient-il ?
Elle acquiesça et il la regarda quitter la piste de danse, puis se dirigea vers le bar.
-   Très belle danse, bravo à vous, le complimenta le patron.
-   Merci. J’offre deux tournées à vos musiciens, vous le leur ferez savoir.
-   Aucun problème. Et vous, vous buvez quoi ?
-   Un jus de fruit et je ne sais pas ce que ma partenaire aime boire.
-   Moi je le sais, je vous apporte ça.
Quand elle revint, il avait déjà bu la moitié de son jus de fruit, ce qui la choqua un peu. Elle eut un petit rictus nerveux. Sans le voir, il lui tendit son verre en lui demandant :
-   Vous permettez que je vous raccompagne jusqu’à votre domicile, mademoiselle ?
Elle prit le verre machinalement et en but une gorgée. C’était sa boisson favorite, un cocktail composé de trois fruits.
« Ça alors, il s’est déjà renseigné sur ma boisson favorite ! Il est vraiment efficace et attentionné, même s’il ne m’a pas attendue pour boire. Mon frère ne m’a jamais vraiment parlé de lui, dommage ».
-   Avec plaisir mais est-ce que ça vous dérange si nous faisons un détour ?
« Un détour, c’est bien les filles ça. Si je n’ai pas le choix… »
Elle le vit sourire.
« Aurait-il une idée derrière la tête ? Ce qui n’est pas forcément fait pour me déplaire. »
-   Non, j’ai tout mon temps, je ne repars qu’au lever du jour.
« Il repart déjà ? Dommage. »
Elle finit son verre, le posa sur le bar et lui prit la main. Le barman les regarda partir. A chaque bal, elle était là avec une nouvelle robe, tous les voyageurs passaient dans ses bras et peut-être aussi par son lit. Aucun des hommes qui étaient revenus au village n’en avait jamais parlé. Un était resté pour s’établir et avait pris la fille du barman pour femme. Il lui avait posé la question un soir où ils étaient seuls sur la terrasse, leurs femmes parlaient dans le salon. Son gendre lui avait répondu qu’Eléodore avait un caractère épouvantable une fois sortie de la piste de danse, il n’avait réussi à tenir que dix minutes en sa compagnie, mais elle dansait merveilleusement bien. Cette fille ne parlait à aucun célibataire du village, pourtant, bien des hommes avaient essayé, mais elle ne s’attardait jamais auprès d’eux.
Eléodore décida d’emmener Michel à la lisière du bois, près du lac. Elle voulut s’assoir sur le tronc d’arbre, il la retint par le bras, sans voir son petit geste d’agacement.
« Il va vouloir m’embrasser ».
-   Je ne ferais pas ça si j’étais vous.
-   Pourquoi ?
Un peu décontenancée, elle le vit enlever sa veste et la poser sur le tronc d’arbre.
-   Il est humide, vous allez salir votre belle robe.
-   Ça ne vous dérange pas de salir votre veste ?
-   Non, le spectacle va bientôt commencer.
« Il connait les carnasouies, serait-il cultivé ? On va jouer les ignorantes pour le sonder ».
- De quoi parlez-vous ?
-   C’est la période de reproduction des carnasouies.
-   Vous êtes un spécialiste de reproduction animale ?
-   Non.
-   Bon sang, vous répondez toujours comme ça ?
-   Vous voudriez que je réponde comment ?
-   En faisant une vraie phrase, tout simplement.
Elle le vit rigoler, ce qui la mit aussitôt en colère, car elle estimait qu’il se moquait d’elle. Il redevint sérieux et se confia :
-   Je n’ai jamais eu de vraie conversation avec une demoiselle, je dois donc en dire plus pour que cela vous fasse plaisir ?
Elle ferma les yeux et secoua la tête. « D’où sortait-il celui-là ? »
-   Tout dépend de ce que vous allez dire.
Elle aurait aimé évaluer son niveau de culture par rapport à elle. Il fallait donc qu’il parle, en effet. Mais pas de n’importe quoi. Comme s’il avait lu dans ses pensées, il lui demanda :

- De quoi voulez-vous parler ?
-   Vous aimez les pierres ?
-   On a répertorié 4705 sortes de pierres. Votre collier est fait en staurolite très bien travaillée, on ne voit pas les reflets blancs de la pierre, c’est une merveille que vous portez là.
-   Vous avez retenu ça d’un cours et vous le ressortez pour impressionner une fille qui porte un simple collier de pierre noire ?
-   Non, j’ai lu des livres sur le sujet, tout simplement. Votre collier est une pure merveille.
« Il connait les pierres, voyons jusqu’où vont ses connaissances ».
-   Nous n’avons pas lu les mêmes ouvrages, un des miens précisait, à la dernière page, que l’on pouvait ajouter trois autres pierres d’origine inconnue.
Elle le vit sourire.
-   Vous parlez de ces trois météorites qui ont été ramassées par des enfants et apportées à des envoûteurs, car les pierres ont brûlé les mains des enfants ?
« Il sait ça. Intéressant comme garçon. »
-   Combien avez-vous lu de livres, Michel ?
-   Les femmes sont-elles toujours aussi curieuses ?
-   La plupart, oui.
Elle avait parlé plus sèchement, il commençait à l’énerver.
-   Ça ne me dit pas combien.
-   J’ai arrêté de compter à partir de 10.000. Cela vous convient comme réponse, mademoiselle ?
-   Pour ma part, c’est à partir de 5000. Je lis et parle les vingt et une langues de nos contrées, et vous ?
Cette fois, un large sourire apparut sur le visage de Michel.
-   Nous avons beaucoup de points communs. Je parle aussi également tous ces dialectes et votre frère en connait pas mal, lui aussi.
-   En réalité, il les connaît tous mais adore le dissimuler. Vous êtes encore jeune et vous auriez lu autant de livres ?
Les yeux de Michel luisirent et Eléodore pencha la tête pour se concentrer sur la suite.
-   Oui, je lis énormément de livres, j’ai la faculté de lire en diagonale. Vous aussi, si je ne m’abuse.
-   Je l’avoue.
Il lui prit la main et l’observa avec attention. Il vit une ombre passer fugacement dans ses yeux tandis qu’elle songeait : « Il est comme les autres, les hommes sont vraiment décevants, aucune imagination. »
-   Vous dessinez ?
Michel lâcha sa main juste après avoir posé sa question, se demandant pourquoi elle lui en voulait. Elle parut déçue mais répondit :
-   C’est ma passion.
-   Des sujets plus que d’autres ?
-   Je dessine selon l’inspiration du jour.
Michel laissa son regard dériver vers le lac, qui brillait comme une flaque de mercure sous la lumière de la lune.
-   Ça commence, voulez-vous entendre l’histoire des carnasouies ?
-   Je la connais déjà. Le ciel est très brillant ce soir, fit-elle remarquer en levant les yeux.
- C’est dû à l’alignement de nos deux lunes…
-   Vous aimez l’astronomie, le coupa-t-elle ?
-   Pas plus que ça, je n’ai lu que trente-sept livres sur le sujet.
-   Et toutes ces lectures ont abouti à quel travail dans votre vie ?
-   Vous posez beaucoup de questions.
-   Et vous ne donnez pas beaucoup de réponses, répliqua-t-elle, de nouveau un peu sèchement.
- Est-ce vraiment important ? Regardez plutôt, les mâles entament la danse et leurs chants vont commencer, asseyons-nous.
« Elle est vraiment curieuse cette fille, est-ce que toute les femmes sont comme elle ? »
« Mais qu’est-ce qu’il fait, là ? »
Michel déplia sa veste pour que deux personnes puissent prendre place, les fesses au sec. Elle s’assit machinalement. Elle regardait le lac mais son esprit était très loin.
« Il est attentionné, intelligent, mignon, respectueux. Peut-être serait-il l’homme que je cherche ? Il reste encore d’autres critères  pour qu’il soit parfait… ou il y a une autre fille dans l’histoire. Oui, forcément, il doit y avoir une autre fille. Un chagrin d’amour ? Il n’a pas essayé de m’embrasser, est-ce une manœuvre pour me déstabiliser ? Il a l’art de m’énerver et soudain, ça redevient merveilleux d’être à ses côtés. C’est un très bel homme, mais jeune, peut-être trop jeune. Pourquoi ne m’a-t-il pas dit quel travail il exerce ? Ça, c’est énervant, il évite  de répondre aux questions. Pourquoi ? Ou alors, il préfère les hommes ? Peut-être. Enfin… Non, je ne crois pas, il ne fait pas efféminé. »
Elle fut sortie de ses pensées lorsqu’il lui parla, elle n’avait pas entendu le début de sa phrase.
-… était magnifique.
Elle regarda le lac en silence.
« Ça fait déjà une heure que nous sommes là, ça alors ! Un homme avec qui le temps passe si vite, c’est génial. »
-   Oui, c’était un très beau spectacle.
-   -Magnifique, confirma-t-il. C’est la deuxième fois que j’ai la chance de le voir en compagnie d’une personne qui garde le silence. Leur chant était sublime.
-   Je sais aussi me taire.
-   C’est une qualité que j’apprécie, et votre frère l’a aussi. J’espère pouvoir le convaincre de revenir avec moi.
-   Ça, c’est très facile, il suffit de trouver la faille.
-   La faille ? Il n’en a pas beaucoup, commenta Michel avec un soupir.
-   Trois, très précisément. Vous le connaissez à quel point ?
-   J’ai passé deux printemps en sa compagnie.
Soudain, les propos de son frère lui revinrent à l’esprit, elle établit le lien :
-   Vous êtes le fameux Michel du régiment des cadets, l’homme qui passe sa vie dans les bibliothèques?
- Non, je ne passe pas ma vie dans une bibliothèque, mais je reconnais que j’aime lire, marmonna-t-il, sourcils froncés.
« Je l’ai vexé, génial. Voyons ce qu’il va faire. »
-   Il commence à faire froid, dit Eléodore en se frictionnant les bras.
-   Je vous raccompagne. Merci pour cette délicieuse soirée, grâce à vous, je sais danser.
Il s’était levé et lui avait tendu la main pour l’aider à se relever. Elle fit semblant de tomber, il la rattrapa et l’écarta aussitôt de lui comme s’il avait peur de son contact.
-   Vous êtes fatigué, j’ai abusé de votre temps de repos, vous m’en voyez désolé.
-   Tout va bien. Mais il commence à faire frais, enfilez ma veste, ça vous réchauffera.
-   Merci.
Elle aurait aimé qu’il l’embrasse enfin, cela l’énervait un peu qu’il reste si distant, mais d’un autre côté, s’il n’avait pas essayé, c’est qu’il était un gentleman. Elle se blottit dans la veste qui sentait l’homme, un parfum viril un peu poivré. Il la raccompagna jusque chez elle sans un mot. Il n’ouvrit la bouche que devant sa porte :
-   Merci encore pour cette excellente soirée, mademoiselle.
« Pourquoi il ne m’appelle pas par mon prénom ? »
Elle se contenta de le saluer d’un mouvement de tête puis lui rendit sa veste et rentra sans se retourner. Son frère n’était pas dans sa chambre, elle sourit en regardant le lit vide. Michel resta seul devant la porte close, un peu déboussolé, les sens en émoi.
« Quelle fille, elle connait les pierres, elle dessine, elle a regardé le spectacle sans rien dire. Si elle pouvait me demander en mariage… non, elle ne le ferait pas. Aucune fille ne ferait ça, mais si jamais une fille le faisait, elle deviendrait ma femme. Oui, si une fille formule la demande, ça ne peut être que la bonne personne. Je me demande comment se prénomme cette chère inconnue... J’aurais dû lui demander. ».
Michel retourna vers la salle de bal, et se mit à la recherche de son ami. Il trouva des badauds qui rejoignaient leur demeure en se soutenant l’un l’autre, complètement ivres. Il apprit ainsi que la cavalière de son ami logeait au-dessus de la boulangerie. Il attendit devant cette maison qu’Ute en sorte. Il attendit longtemps, jusqu’au petit matin, tout en continuant à penser à la belle inconnue de la veille.
-   Bonsoir mon ami. Ou plutôt bonjour.
-   Michel ? Que fais-tu là ?
-   J’espérais pouvoir enfin te parler de la raison de ma venue. J’ai un travail pour toi.
-   C’est payé combien ? demanda Ute, sceptique.
-   Dix fois ce que tu gagnes ici.
« Un travail payé dix fois ce que je gagne ? Voyons ce qu’il est prêt à mettre pour m’avoir. »
-   Cela m’étonnerait fort, je gagne cent fois le salaire que j’avais à l’armée.
Michel sourit.  « Un très bon négociateur, il ment très bien. Sacré Ute ».
-   Jolie somme mais ce ne sera pas un problème, mon patron veut une personne compétente et tu l’es.
-   Ça représente la somme de 150.000 dim par lune, il est prêt à mettre une telle somme ?
-   Oui, l’argent n’est pas un problème pour lui, tes compétences lui seront très utiles,  et comme tu es un perfectionniste, il ne sera pas déçu par ton travail. J’en suis sûr.
-   Ce travail, c’est pour combien de temps ?
-   Tu le commences à partir du moment où tu me dis oui, et le contrat initial est pour un printemps. Si tu n’exprimes pas le désir de partir, le contrat se renouvellera.
-   Un printemps payé 150.000 dim par lune ?
Michel acquiesça sans la moindre hésitation.
-   Je vais y réfléchir.
-   L’offre est à prendre immédiatement. J’ai beaucoup de travail, je ne peux pas attendre ta décision.
-   Du moment que ces bien payer et dans mes compétences.
-    Tu es un perfectionniste et c’est exactement ce dont nous avons besoin. Avec un salaire exceptionnel, tu peux en convenir !
-   Hum…
« Après tout, je n’ai rien à perdre en disant oui, il n’y a rien qui me retienne ici, juste ma mère, ma sœur. Non, même pas. »
-   J’accepte, décida Ute. Compte tenu du lien amical qui nous nourrit et nous rapproche, je te fais confiance. Si tu formules cette proposition, c’est que tu considères que l’offre est intéressante.
-   Je te le confirme ! Tu ne le regretteras pas. Prépare tes affaires, nous partons, dit aussitôt Michel. Tu emportes le strict minimum et on ferra envoyer un chariot pour le reste. Je vais chercher les chevaux, je te rejoins chez toi.
Ute le vit partir à l’écurie d’un pas décidé. Il sourit. Qu’allait lui réserver la vie auprès de la seule et unique personne qui lui avait dit, lors de leur première rencontre, qu’elle n’aimait pas son prénom ? Il se dirigea vers la maison de sa mère.

Chapitre 2

Q
UAND Ute pénétra dans le vestibule, sa mère l’attendait en haut de l’escalier.
-   Maman, tu ne dors plus ?
-   Comme tu vois. Tu vas partir ?
Il ne comprenait pas comment elle était déjà au courant. Elle ne pouvait pas savoir, en vérité. Il mit cela sur le compte de l’instinct maternel et expliqua :
-   Mon ami vient de me proposer un travail très bien payé.
Sa mère descendit l’escalier et alla serrer son fils dans ses bras.
-   Prends soin de toi, je t’aime mon fils, lui chuchota-t-elle à l’oreille.
-   Moi aussi maman.
Il la serra tendrement contre lui, longuement, en passant une main affectueuse dans son dos, puis monta l’escalier. Sa mère soupira et gagna la cuisine. Il s’empara du premier sac qu’il trouva sur son chemin et y fourra quelques vêtements et affaires de toilette. Il quitta ensuite la maison. La porte de sa chambre claqua, ce qui fit sursauter Eléodore, qui sommeillait. Elle regarda par la fenêtre. Ute attendait quelqu’un ou quelque chose en compagnie de sa mère, devant la maison. Elle passa à la hâte une jupe culotte de couleur vert d’eau, sans sous-vêtement, enfila un chemisier blanc, accrocha son collier de pierre verte, enfila ses chaussures noires, passa une fine ceinture noire autour de sa taille et se regarda dans la glace. Elle sourit, peigna ses cheveux rapidement avec la brosse. Quand elle entendit par la fenêtre restée ouverte les chevaux arriver, elle se dirigea vers le carreau. Il était là, droit sur sa monture ; un pantalon bleu roi tranchait avec ses bottes noires. Il portait une chemise blanche et à son cou, un foulard vert d’eau ; cette coïncidence la fit sourire. Elle admira sa position parfaite sur sa selle, elle aimait les hommes qui se tenaient correctement à cheval.
Elle vit son frère caler un sac à l’arrière de la selle. Elle prit alors la boite sur sa table de chevet et descendit prestement les escaliers, passa par l’arrière pour emprunter le chemin qui descendait vers la sortie du village. Elle remarqua que les fleurs « colinas », dites aussi fleurs d’une nuit, étaient ouvertes. De nouveau, elle sourit, c’était un très bon présage.
Michel et Ute s’étaient mis en route sans attendre. Michel fit un signe de tête à la mère de son ami avant de la quitter, celle-ci les salua et les regarda partir en souriant. La direction prise par les deux hommes était celle du château de Leurs majestés ; la prophétie allait peut-être se réaliser ? Elle retourna dans la cuisine et se prépara une infusion. En attendant que l’eau chauffe, elle alla admirer son jardin, et aperçut Eléodore qui se dirigeait vers le fond du terrain. Elle compta les colinas encore ouvertes, il y en avait dix.
 « Si Eléodore les avait vues, les dix prochaines années lui seraient heureuses ».
La mère sourit à l’avenir, un bon présage.
Eléodore accéléra le pas, franchit un petit porche et se retrouva sur la ruelle qui l’amenait à la dernière intersection  du village. Elle entendit les chevaux arriver, ils étaient au pas sur les pavés glissants. Michel observait les côtés de la route et la vit immédiatement, elle marchait vite mais s’il continuait à ce rythme, il serait loin quand elle arriverait à l’intersection. Il fit ralentir son cheval, Ute ralentit lui aussi et regarda dans la même direction que son ami.
-   Tu lui manques déjà.
-   Je ne pense pas, pourquoi ?
-   Tu as passé ta nuit avec elle ?
-   Question indiscrète, mon ami.
-   Ça veut dire oui ?
Michel lui sourit sans répondre.
-   Ma sœur a un très grand savoir mais un caractère épouvantable, prends garde à toi. Et je te conseille de ne jamais lui faire du mal, de quelque façon que ce soit. Elle est merveilleuse… quand elle ne se met pas en colère. Si tu lui fais du mal, elle te le fera payer cher.
-   Un très grand savoir, tu dis ?
« Elle a donc toutes les qualités dont une femme a besoin… »
Les chevaux s’arrêtèrent d’eux-mêmes a la vue de la fille.
-   Michel, je voudrais vous parler.
-   Fais attention à toi, conseilla une dernière fois Ute, un peu tendu.
Michel descendit de son cheval, regarda son ami avec un large sourire destiné à le rassurer, et lui tendit les rênes. Eléodore lui prit la main et l’emmena dans l’une des quatre granges qui se dressaient à chaque sortie de la ville. La particularité de ce village était qu’à chaque entrée se trouvaient quatre granges, toutes de tailles différentes, de part et d’autre de la route. Eléodore choisit la plus petite. On venait d’y entasser le foin pour l’hiver. Ce foin remisé devant la porte n’était pas encore tout à fait sec, il dégageait une merveilleuse odeur qui montait dans la grange.
- Que puis-je faire pour vous mademoiselle ? Je dois me rendre à un rendez-vous très important.
-   Si important que ça ?
-   Oui.
« Il le fait exprès ? »
-   Vous voulez devenir mon mari, Michel ?
-   Je vous remercie de votre proposition, peut-être un peu rapide, cependant, nous nous connaissons à peine ; surtout, j’ai un nouveau travail qui va m’obliger à partir en mission pratiquement tous les jours, je n’aurais pas beaucoup de temps à consacrer à une jeune épouse. Néanmoins, si vous êtes prête à accepter le fait que vous serez toujours en deuxième position dans ma vie, confirmez-moi votre demande, mais ne pensez pas que je pourrai changer sur ce point-là.
« Il me fait quoi, là ? En deuxième position ? Son travail est donc plus important à ses yeux qu’une épouse ? Ou alors l’autre fille existe bien, comme je le pensais. Mais je suis sûre qu’il est l’homme que je cherche. »
Eléodore avait mis sa main dans sa poche et serrait la petite boite. Elle se décida à la sortir et à l’ouvrir, et lui tendit une alliance.
-   Je te refais ma demande. Michel, veux-tu devenir mon époux, jusqu’à ce que la mort nous sépare ? Cette alliance a appartenu à la première femme de notre famille, nous serons la cinquantième génération à prendre cette alliance comme symbole de notre amour.
« Si elle passe l’alliance à mon doigt, alors ce sera la bonne épouse. Elle sera parfaite, peut-être un peu vieille pour moi mais sans excès. De toute manière, comme je ne peux pas épouser celle que j’aime et que je n’aurai pas le temps nécessaire pour prendre soin d’elle, j’arriverai bien à l’occuper en la faisant travailler. Ce n’est pas un si mauvais compromis. Tendons la main et voyons jusqu’où elle est prête à aller ».
Elle le vit sourire et tendre sa main, l’air benêt, ce qui eut le don de l’énerver.
« Mais c’est pas vrai, il tend sa main. Pourquoi il n’enfile pas la bague tout seul, est-ce un défi ? Veut-il me signifier que je dois le servir ? Et bien, je vais lui mettre si c’est ce qu’il veut. S’il aime les défis, avec moi il va être servi ! La vie va avoir du piquant, c’est ce que j’aime ».
Eléodore passa la bague au doigt de Michel et lui tendit l’autre alliance.
« Elle a mis la bague à mon doigt, génial. Mais… comment elle s’appelle ? »
A l’extérieur, le frère d’Eléodore s’impatientait, il se mit à crier.
-   Eléodore, laisse-le partir, on a rendez-vous.
Michel apprécia son intervention : « Génial, j’ai le bon lieutenant. Il est celui qu’il me fallait, maintenant, comme je l’ai dupé, il ne me reste plus qu’une chose à faire pour le garder, cela va être facile. La fille à présent. La reine veut que j’aie une vie privée, elle va être servie. Eléodore est très jolie, un peu vieille, toutefois nos différences ne sont pas importantes à mes yeux. Elle a un merveilleux sourire. Même quand elle boude comme maintenant. Notre premier sorcier a vraiment très bien réorganisé nos lois, excellente idée de lancer un sort sur l’union ».

A cet instant précis, un courant d’air s’engouffra dans un couloir au premier étage du château de la reine et le Livre des sorts lancés par le premier sorcier, exposé sur un lutrin en bois doré, s’ouvrit à la page 63. Le bibliothécaire royal chargé de le surveiller s’en amusa et, par curiosité, lut le début de cette page :
« Le mariage ne sera plus un acte pris à la légère, il sera désormais  sans retour possible. Nos souverains seront les premiers à faire valoir cette loi. Le mariage ne sera plus jalousé par quiconque et ne pourra plus être refusé par les parents, amis, amants. Deux êtres qui éprouveront un amour réciproque pourront se marier où qu’ils se trouvent. Une fois que les alliances, qui devront obligatoirement être merveilleuses à leurs yeux, seront passées au doigt de l’être aimé, tout le peuple acceptera cette union.
Une union pourra être constituée d’un trio, à la condition unique que les trois personnes unies le veuillent vraiment, pour respecter certaines lois de nos contrées. Des pactes d’union auront le droit d’être prononcés par les époux, ces pactes seront ancrés dans leurs esprits pour la vie.
Par ma volonté.
Par ma bonté.
Par ma générosité.
Pour le bien de mon peuple, je proclame le sort ‘union’ pour les générations futures. »

Eléodore vit soudain Michel changer de regard et eut un peu peur. Il prit la parole solennellement :
- Moi, Michel, te demande toi, Eléodore, comme épouse. Tu seras mon ilot secret, la seule personne qui verra qui je suis dans la vie privée, mais tu n’auras pas le droit d’en parler, resteras toujours ma deuxième priorité, ne tiendras compte d’aucun ragot qui pourrait arriver à tes oreilles, ni même ne les démentiras. Tu resteras devant tout le monde une femme qui ne montrera aucun acte de tendresse ou de sentiment qui pourrait faire voir que nous avons une quelconque affection l’un pour l’autre. Par cette bague, tu acceptes mes conditions, si elles te paraissent  trop dures, ne la prends pas et reprends ton merveilleux anneau.
Elle prit l’anneau et le passa à son doigt. Elle regarda Michel et vit qu’il souriait, avec un regard qu’elle ne lui avait encore jamais vu.
« Ça alors, ses yeux luisent, il est détendu. Et pourquoi mon corps est-il aussi chaud ? Va-t-il m’embrasser cette fois ? »
« C’est drôlement amusant de voir sa tête, ou je l’ai choquée ou c’est une simplette. Non, ce n’est pas une simplette, elle est intelligente. J’aime bien le fait qu’elle fasse un petit « o » avec sa bouche. Comment embrasse-t-on une femme ? Bon, on verra ça plus tard, là je dois vraiment partir, je trouverai bien un livre sur l’amour. »
-   Madame Eléodore, je dois partir. Un chariot viendra vous récupérer dans deux nuits. D’ici là, faites de beaux rêves en ma compagnie. Préparez toutes vos affaires, vous allez désormais habiter dans une autre maison. Je vous aime Eléodore, à très bientôt.
Il s’approcha d’elle, déposa un chaste baiser sur les lèvres et disparut en enfilant ses gants, pour que son ami Ute ne voit pas l’alliance. Elle avança jusqu’à la porte et le vit monter souplement sur son cheval sans utiliser les étriers.
« Je suis mariée avec un cavalier parfait. Il a dit deux nuits pour préparer mes affaires. J’ai du travail, moi. Du travail ? Je n’ai jamais travaillé. Mais quand même, il aurait pu m’embrasser correctement. Quel gougnafier ! Il a à peine apposé ses lèvres sur les miennes. Il va falloir que ça change. »
Elle repartit vers sa maison par la route d’où elle était venue. Elle rencontra quelques hommes qui partaient travailler, leur dit bonjour et leur parla du temps avec enthousiasme. Ils n’en revenaient pas, jamais elle ne leur avait dit plus de deux mots.
Quand elle arriva chez elle, sa mère était en train de boire son infusion.
-   Maman, j’ai du travail.
A ces mots, totalement incongrus dans la bouche de sa fille, sa mère s’étrangla.  Eléodore la regarda, inquiète.
-   Maman, ça ne va pas ?
-   Tu as trouvé du travail ?
-   Bien sûr que non, j’ai trouvé un mari et il envoie un chariot dans deux nuits. Il faut que je prépare toutes mes robes. Ce n’est pas vraiment un travail, enfin… je ne sais pas comment exprimer le fait que je doive prendre toutes mes affaires, une corvée ? Non, un mari ne peut pas donner une corvée à accomplir à son épouse. Cet homme, non gamin, enfin je n’arrive pas à déterminer pourquoi on s’est mariés dans cette grange, moi qui voulais me marier dans un jardin rempli de fleur comme le nôtre. Tu devrais aller le voir, les fleurs d’une nuit sont encore ouvertes.
-   Je les ai vues.
-   Ah ! Très bien. Je dois boucler ma valise ou préparer mes affaires, même ça, j’ai du mal à le déterminer.
Elle laissa sa mère éberluée dans la cuisine. Celle-ci en resta muette. Elle posa sa tasse sur la table, reprit ses esprits et se dirigea vers sa chambre, où elle ouvrit, à l’aide d’une clé qu’elle portait à son cou, un petit coffre en bois. Son regretté époux lui avait fait jurer de ne l’ouvrir que le jour où leur fille lui annoncerait son mariage. Dans le coffre, il y avait une lettre. Le papier était jauni par le temps. Elle s’assit sur le lit et commença à la lire. Le parchemin commença a s’effriter sur les bords.
« A la cinquantième génération, il ne doit naitre de cette génération qu’un fils et une fille. Le fils n’aura pas de descendance. Nous espérons que le protecteur qui lui a été attribué sera à même de protéger sa famille. Ce fils est destiné à seconder l’homme qui protègera la future princesse de notre royaume. La fille sera prénommée Eléodore par sa mère, au grand dam de son père qui aurait préféré Maiynie. Nous nous sommes assurées que les enfants qui naitront de cette union n’auront jamais à travailler.
L’enfant mâle aura du mal à accepter de ne rien faire et accomplira tout au long de sa vie des travaux très variés qui lui seront très utiles pour l’avenir qui lui est promis. Nous espérons que le destin que nous lui avons prédit se réalisera.
L’enfant femelle sera très heureuse. Néanmoins, nous avons trouvé une faille. Sa mère saura, le jour de son mariage, le nombre de printemps heureux qu’ils auront ensemble. Nous espérons qu’en lisant cette missive, cette mère saura donner à sa fille les conseils pour commencer une vie bien différente de ce qu’elle a vécu auparavant. La fille ne devrait pas écouter celle-ci.
Nous savons que la femme choisie par la quarante-neuvième génération n’est pas celle qui aurait dû être. Cette missive s’adresse donc à cette femme. Nous espérons que vous avez été heureuse. En vous choisissant, votre regretté époux a choisi la voie la plus courte pour sa propre vie. Il a choisi d’être heureux et nous espérons que vous l’avez été, vous aussi. Néanmoins, nous vous adressons cette missive pour que vous veilliez sur votre fille.
Nous ne savons quelle éducation vous lui avez donnée. Celle-ci nous a été voilée. Nous savons que son futur époux lui vouera un amour sans limite, mais personne ne pourra jamais l’affirmer ni le contredire.
Nous espérons que vous aurez la capacité d’être la mère qui la guidera. Vous seule désormais pourrez veiller sur elle, à votre façon. Les femmes qui vous ont précédées étaient de la famille de sorcier. Nous n’avons pu voir aucun présage sur votre famille. Si vous êtes de ces familles qui ont dupé notre premier sorcier, nous espérons que votre cœur de mère l’emportera sur la destinée tragique qu’une voie nous a fait connecter sur votre fille.
Il est dit que l’enfant issue de la quarantième-neuvième génération sera confrontée à un amour aveugle et passionné envers un mari qui ne laissera que des mystères autour de lui.
Nous ne savons pas qui vous êtes. Nous ne savons pas si cette enfant a été conçue par amour. Mais nous savons que cette fille sera, par la lignée de son père, la femme qui laissera sur son passage une empreinte qui marquera toutes les générations futures. Nous ne savons malheureusement pas par quel moyen votre fille la laissera.
Nous ne savons pas non plus si elle sera en faveur de notre premier sorcier ou pour le retour du « roi maudit ». Qui que vous soyez, vous devez savoir que si jamais votre fille réunit tous les points suivants, elle sera de notre côté :
Si votre fille n’a jamais adressé la parole, sauf pour les politesses courantes, aux personnes de votre village.
Si votre fille danse à la perfection.
Si avant le mariage, votre fille ne prenait des amants que pour une soirée.
Si votre fille ne mettait jamais la même robe pour les bals organisés dans ce village.
Si votre fille dessine habilement.
Si votre fille n’a jamais travaillé ou cherché un travail.
Si votre fille est une dévoreuse de livres.
Si votre fille lit et parle les vingt-et-un dialectes.
Si votre fille a un caractère marqué, voire coléreux.

Si votre fille réunit tous ces critères, réjouissez-vous : elle représente notre espoir et ce pourquoi nous avons travaillé dans l’ombre de nos rois. La lignée que notre premier sorcier a déterminée pour le bien du peuple va reprendre l’avantage, votre fille en sera en partie responsable.
Elle doit réunir ces trois conditions :
-   votre fille doit se marier dans une grange.
-   Votre fille doit avoir vu « les colinas » juste avant son mariage.
-   Votre fille doit porter votre alliance.
Nous espérons que la lecture de cette missive, ainsi que ces derniers conseils, vous apporteront l’énergie pour votre futur et guideront vos pas.
Votre aïeule, Malverik Maillard »

- Non, non, non, non, non, non, non !
La mère ne comprenait pas la fin de la missive. Les larmes se mirent à couler sur les pages. Elle les  serra entre ses jambes, les larmes coulaient à n’en plus finir. Soudain, Eléodore entra dans la chambre.
-   Maman, tu n’aurais pas une malle à me prêter pour ranger mes robes ? Maman ?
-   Eléodore, tu pourrais me traduire la fin du texte ?
Elle tendit la page concernée à sa fille.
-   Maman, c’est illisible ton vieux machin. Tu n’aurais pas une malle pour mes robes ?
La mère reprit la page et regarda les autres : ses larmes avaient noirci les pages, l’encre s’était diluée puis étalée, comme si l’on avait renversé un encrier. Elle plia les feuilles en veillant à ne pas mettre de l’encre sur ses mains.
-   Maman, as-tu une malle ou pas ? Tu vas bien ? Pourquoi tu ne me réponds pas ?
Comme d’habitude, quand sa fille avait une idée dans la tête, plus rien ne comptait à ses yeux. Elle lui sourit un peu tristement.
-   Eléodore, si nous allions dans la cuisine pour organisere ton déménagement ? Je suppose que tu vas vouloir emporter autre chose que tes robes. Une malle n’y suffira pas.
- Je dois emporter autre chose que mes robes ?
Elle s’assit sur le lit et se coucha sur le dos.
-   J’ai épousé un homme merveilleux.
Sa mère se leva, déposa les feuilles dans les flammes de la cheminée, puis retourna sur le lit et s’allongea à côté de sa fille.
-   Ma petite fille est devenue une femme. As-tu une idée sur l’avenir, ma fille ?
-   Oui, je pars rejoindre mon époux et passer le reste de ma vie avec lui. Je t’enverrai une lettre tous les cinq jours.
-   Nous communiquerons comme quand nous nous amusions à faire enrager ton père !
-   Génial ! Par contre, mon mari m’a posé un ultimatum.
-   Un ultimatum ? Raconte !
-   Il veut tout simplement que notre vie privée soit vraiment privée, je n’aurai le droit d’en parler à personne.
-   Tu vas faire une exception avec moi, comme quand on mettait ton père en furie avec nos petits secrets. Tu te souviens, il essayait de déchiffrer la lettre et le message était dans la recette de cuisine. On va recommencer. En plus, ton mari t’a interdit d’en parler, pas de l’écrire. La prochaine fois, il réfléchira avant de parler. Il est vraiment différent, cet homme ?
-   Il me déstabilise au point de me mettre en colère et soudain, il prononce un petit mot qui fait battre mon cœur. Jamais personne n’avait réussi à me faire oublier le temps qui passe. Devant le spectacle « des carnasouies », tu te rends compte ? Un homme, non, presque un gamin, je n’arrive pas à déterminer le degré de maturité de cet homme, ce gamin. Et voilà, ça me met encore dans tous mes états.
« Devant le spectacle « des carnasouies », comme son père. »
-   Je t’aime ma fille, respecte son pacte. Moi aussi, ton père m’a imposé un pacte. Mais il m’a surtout aimée plus que n’importe quel homme sur cette planète.
-   Après Leurs majestés, maman.
-   Oui, c’est évident, ma chérie. Leurs majestés incarnent le couple parfait.
-   J’ai rempli une malle avec mes robes préférées mais il en reste encore cinq armoires.
-   Nous avons des malles au grenier, je vais aller louer un chariot et nous allons commencer à ranger tes affaires dedans. Tu vas déménager tes meubles aussi ?
-   Je ne sais pas. Tu crois que je dois prendre mes meubles ?
-   Tu as dit pour la vie, Eléodore, il n’y a donc pas de retour prévu dans cette maison.
-   Alors j’ai vraiment du travail ! Un mari, ça donne du travail, dis-moi, maman ?
-   On pourrait considérer que c’est une forme de travail, ma fille, oui.
-   Je n’ai jamais travaillé, ça ne sert à rien, on a de quoi subvenir à nos besoins.
« J’ai dû oublier quelque chose dans l’éducation de ma fille, pourtant, elle sait cuisiner, coudre un bouton, faire le ménage, dessiner, lire, écrire, compter, danser, s’occuper des enfants, faire les courses, gérer un budget, elle connait la valeur de l’argent, elle a suivi des cours d’architecture et a obtenu son diplôme, elle a aussi un diplôme de styliste. Non, j’ai très bien éduqué ma fille. Pour la signification du mot travail, son mari lui fera comprendre, après tout, il faut bien qu’il serve à quelque chose ».
-   Maman, elles sont où tes malles vides ?
-   Viens avec moi au grenier.
Arrivées dans la vaste pièce obscure et poussiéreuse, elles jetèrent leur dévolu sur une malle en cuir de couleur rouille qu’elles descendirent dans la chambre d’Eléodore. Sa mère regarda la chambre et un éclat de tristesse voila fugacement son regard ; bientôt, elle serait vide. Elle descendit et alla voir le loueur de chariots.
-   Bonjour monsieur Laval, j’aurais besoin de louer un chariot et aussi de personnel pour le charger de meubles.
-   Bien sûr madame Maillard, j’ai deux modèles, petit ou grand ?
-   Je vais prendre le grand. Vous auriez des couvertures pour protéger les meubles et aussi des malles pour les petits objets ?
-   Oui madame Maillard, tout sera là dans une heure avec deux personnes. Il vous en coûtera 300 dim puis 25 dim par journée de location du chariot. Cela vous convient ?
-   Ce sera parfait. Bonne journée monsieur Laval.
Il alla aussitôt annoncer à son épouse :
-   Madame Maillard déménage, je pense que ça devrait t’intéresser.
-   Ca, c’est impossible.
-   Elle vient pourtant de commander un grand chariot et deux personnes pour porter les meubles.
- Ah ? Je vais voir Isa, à tout à l’heure.
Son époux la regarda partir, le réseau des commères était en route. Dans une heure, tout le village serait au courent, mais au courant de quoi ? Telle était la question… Il s’en amusa à l’avance.
La mère était retournée à sa maison. Elle inspecta les pièces une par une ; dans chacune, Eléodore avait acheté et installé des meubles. Elle sourit. Son mari s’attendait-il à la voir arriver avec des meubles tous plus bizarres les uns des autres ?
-   Maman, j’ai rempli les deux malles et j’ai encore plein de robes, tu crois que je dois toutes les prendre ?
-   Tes créations sont merveilleuses, ton mari a le droit de les admirer. S’il a aimé celle d’hier soir, il va être subjugué par les autres. Tu ne crois pas ?
-   J’ai vidé deux petites armoires et j’ai une pièce complète de robes, sans compter les meubles.
- J’ai pris les devants, un chariot va arriver, j’ai commencé à dresser l’inventaire. Tu m’aides pour le reste ?
Quand le gros chariot envoyé par Michel arriva, deux nuits plus tard, les hommes trouvèrent très vite madame Eléodore. Ils s’étaient demandé tout le long du chemin qui elle était. Deux autres chariots débordant de valises et de meubles attendaient devant la maison. Les hommes auraient aussi bien pu venir à cheval ! Leur chariot serait probablement inutile.
Pendant le retour, elle ne leur adressa pas la parole, elle passa tout son temps à dessiner. Ils n’en revenaient pas, aucune femme « normale » ne se serait comportée de cette façon. Elle était assise à côté du garde Pascale, sans formuler une seule parole. Jamais ils n’avaient connu une femme qui ne parle pas. Plus ils se rapprochaient du château, plus ils se posaient de questions à son sujet.
Titre: Re : blanc mariage
Posté par: Honnirique le 25 Février 2018 à 19:13:21
Salut,

J'ai bien aimé ton texte qui a fini par me convaincre au fil des paragraphes, même si j'étais un peu sceptique au début. Cette histoire de "mariage blanc" est intéressante, j'ai bien aimé le côté manipulateur de Michel et les pensées intérieures de chaque personnage qui contredisent souvent celles des autres. Le seul point qui m'échappe un peu c'est le niveau d'avancement de la civilisation : tu parles de planète et de technologie, qui sont plutôt des termes de sociétés modernes, mais les gens se déplacent à cheval et il est question de magie et de prophétie, ce qui fait plutôt fantasy.

Sinon, quelques remarques :

Citer
chef de l’armée de leur majesté

Tu le mets au pluriel plus loin, avec une majuscule à L.

Citer
Il fit adopter à l’animal un pas tranquille pour la ménager

Plutôt pour le ménager (sinon il faut remplacer animal par jument).

Citer
déserte mais ouverte Il prit

Il manque un point.

Citer
des cheveux marrons clairs

Plutôt marron clair il me semble ?

Citer
-   On apprend à tout âge, même à la dernière minute de sa vie.

Je l'aurais plutôt mis entre guillemets, comme le proverbe cité plus haut dans ton texte.

Citer
Il se concentrait sur ses paroles. Peu habituée à un tel comportement, elle n’en revenait pas de le voir aussi attentif sur ses paroles
Citer
la demoiselle qui se trouve au milieu de la piste rêve de danser la danse de notre reine, serait-il possible de réaliser son rêve ?

Répétitions.

Citer
Du moment que ces bien payer et dans mes compétences.

Plutôt "que c'est bien payé"

Citer
Elle prit alors la boite sur sa table
Citer
serrait la petite boite

Il manque un accent circonflexe à boîte, à moins qu'il s'agisse du variante correcte / réformée, comme pour naître et un autre mot de ton texte que j'ai oublié ?

Citer
Les femmes qui vous ont précédées étaient de la famille de sorcier.

Plutôt "de la famille des sorciers" ou "d'une famille de sorciers" ?

Citer
dans un jardin rempli de fleur

Fleurs au pluriel.

Citer
tout le village serait au courent, mais au courant de quoi ?

Plutôt "au courant" ? (j'ai souri en pensant que l'initiateur même de la rumeur ne sache pas ce dont il retourne et s'en amuse).



Titre: Re : blanc mariage
Posté par: kokox le 25 Février 2018 à 22:29:54
Salut,

J'ai bien aimé ton texte qui a fini par me convaincre au fil des paragraphes, même si j'étais un peu sceptique au début. Cette histoire de "mariage blanc" est intéressante, j'ai bien aimé le côté manipulateur de Michel et les pensées intérieures de chaque personnage qui contredisent souvent celles des autres. Le seul point qui m'échappe un peu c'est le niveau d'avancement de la civilisation : tu parles de planète et de technologie, qui sont plutôt des termes de sociétés modernes, mais les gens se déplacent à cheval et il est question de magie et de prophétie, ce qui fait plutôt fantasy.