Salut le Monde !
Je dépoussière encore un vieux texte. J'aime bien l'idée que j'ai eu pour ce texte, un début d'intention peut-être un peu particulier, un questionnement pour lequel je n'ai toujours pas de réponse. L'écrit de 2016 est très maladroit et ses commentaires éloquents. J'ai décidé d'effacer ce premier jet. Je ne garde que le post original, par respect pour les lectures faites.
L'univers dépeint fait très 2000/2010, inspiré par les genres de l'époque, surtout la montée en flèche des vampires et loups-garous amoureux dans la littérature pour adolescentes (comme on disait). Aujourd'hui, je veux garder cet équilibre de l'époque, de cette adolescente toute jeune femme que j'ai été et y ajouter en douceur des problématiques peut-être plus actuelles pour moi. Je ne suis pas Bella, je suis plus du genre Belle, à chercher son Prince derrière la Bête plutôt que de succomber au bellâtre ténébreux et torturé.
Le premier jet de 2024 est terminé. Bien sûr, plein de choses sont à revoir. Je pense travailler sur deux fronts : d'un côté, réfléchir à quelque chose de plus long, fouillé et travaillé, passer de l'histoire brouillonne à un format de nouvelle chapitrée ; de l'autre, reprendre ce jet de 2024 comme un texte court, mais avec un meilleur développement, parce que tout ne me plait pas.
Réflexions au fur et à mesure de l'écriture :
1. j'hésite à garder le ton de l'introduction, que je n'arrive pas à tenir ;
2. j'ai une sensation de bug dans la timeline que je mets en place ;
3. je m'en rends compte avec "dix minutes en moto", mais j'ai peut-être pas réfléchi à la taille de la ville ;
4. je fais la chasse aux ne/n' qui sont bannis de la diction d'Helena, si vous en trouvez ;
5. c'est drôle de narrer une époque où les portables sont pas encore démocratisés, de se souvenir ;
6. autant, j'aime bien cette narration presque enfant que donne l'absence de négation à Helena, autant j'ai vraiment l'impression que ça lui fait perdre en âge, qu'on passe d'une ado de 17ans à une pré-ado de 13ans (un peu aussi en maturité, mais sa maturité est un des enjeux) ;
7. à la base, le personnage que j'ai appelé ici Lupin s'appelait Damian, et c'était tout un délire (passé dans l'action) de la rencontre entre Helena et Damien, j'hésite à le remettre comme tel, mais dans le cadre d'une nouvelle courte où on n'a pas cette scène, ça peut juste perdre les lecteurs ;
En vous souhaitant une bonne lecture !
Né sous une lune
Bienvenue à Pâquerettes, petite ville de caractère ! Si vous lisez les brochures à l’office de tourisme, elles vous proposeront de visiter son musée de la bougie ou de flâner le long de la côte, de profiter d’un paysage unique avec des fleurs endémiques de la région, préservées et entretenues par une équipe de professionnels passionnés. Elles vous présenteront aussi la route culinaire de Pâquerettes : une sélection de restaurants parmi les meilleurs de la région – du cinq étoiles, rien de moins ! Et les plaines qui entourent la partie sud de la ville, recouvertes… de pâquerettes.
Je vis à Pâquerettes avec ma mère depuis deux ans. J’aime bien cette ville. Je vais au lycée, où j’ai rencontré Anaïs ma meilleure amie. Le soir, tous les ados branchés se retrouvent au bar qui fait aussi – un peu – boîte de nuit. J’y traîne assez souvent, j’y ai même rencontré mon mec, Marcus, le plus beau parmi les plus beaux : mon mec à moi ! Ah, et j’ai failli oublier ! « Prenez garde si vous vous baladez aux abords du bois aux pierres : on dit que les loups-garous rôdent et mangent l’inconscient qui s’approche trop de leur tanière ! » Une légende locale raconte que des loups-garous se cachent dans la forêt à la sortie de la ville, le genre d’histoires qui fait frémir les touristes.
Bon, je vais pas faire durer le suspense : il y a des loups-garous à Pâquerettes ! Mais pas au point de la légende. La meute s’est installée à Pâquerettes il y a dix ans et gère – entre autres – le bar ; et plusieurs soirs par mois, si on prête l’oreille, on peut les entendre hurler dans le bois aux pierres.
Est-ce qu’ils ressemblent aux loups des légendes, des monstres assoiffées de sang qui terrifient les villageois à la tombée du jour ? Pas vraiment. Vous penserez alors peut-être à ceux des romans pour ados, ces bêtes de sexe qui vouent un amour éternel à la gentille lycéenne : non plus. Enfin si : ils peuvent tomber amoureux d’une lycéenne, hein ! mais presque tous les loups-garous que je connais ressemblent à n’importe qui, il y en a des beaux, des moins beaux, des grands, des petits, des bruns, des blonds, des roux, vous trouverez de tout.
Ah et… il y a les enfants de lune aussi. Eux ressemblent pas à tout le monde…
Ce soir, Anaïs et moi rentrons plutôt tard du lycée. J’adore Anaïs, elle a une sacrée imagination ! Elle arrive à voir des monstres qu’on a peu de chance de croiser et ignore complètement ceux qui se baladent dans la forêt. Un masque et une tronçonneuse, elle est clairement en train de me décrire Jason, là ? Je lève les yeux au ciel : en vrai, tout ce qui risque de nous tomber dessus, c’est une sacrée saucée vus les nuages.
Sa grand-mère Delilah habite une vieille chaumière de l’autre côté du bois, le genre transmise de générations en générations, une petite maison de conte de fée, avec des grosses pierres et des fleurs partout. Des fleurs un peu bizarres d’ailleurs : je ne vais pas juger ses gros soleils, la fleur des morts comme elle m’a expliqué une fois, qui rend les esprits plus vulnérables, mais sérieusement… une dizaine de plants d’ails et d’oignon le long du gravier entre le portail et la porte ? Et même une jardinière entière sous la fenêtre du salon ?
Anaïs vit chez elle depuis la mort de ses parents. Elle aime pas vraiment cette maison qu’elle trouve bizarre. Et je sais qu’elle trouve sa grand-mère trop sévère : Anaïs peut pas faire un pas dehors si sa grand-mère n’est pas sûre pour sa sécurité et mon amie lui ment souvent pour pouvoir s’amuser un peu. Anaïs veut quitter cette ville : avoir son bac, s’inscrire dans une école de dessin à la capitale et respirer enfin. Elle me le répète si souvent, comme pour se convaincre elle-même : respirer enfin !
Elle m’abandonne au carrefour du cimetière et je finis seule la route jusqu’à la maison. Ma mère loue un petit appartement dans une résidence élégante de la vieille ville. Une bâtisse ancienne, construite dans la pierre, avec une arche à traverser jusqu’aux trois appartements qui se partagent une cour commune.
Dès le vestibule, une odeur de sauce tomate brûlée m’accueille, et quelques instants plus tard, j’observe avec dépit l’étendue des dégâts : sur les lieux du crime, ma mère paniquée court entre la gazinière et l’évier, où l’eau coule à flots dans une casserole au fond noirci. Elle est vraiment pas un cordon bleu !
Avant, mon père s’occupait de presque tout, du ménage, des papiers ; et de la cuisine. Ma mère est comme une grande enfant rêveuse. Rien a jamais vraiment réussi à percer cette bulle imaginaire qu’elle croit être la vie, ni son mariage, ni ma naissance, ni même l’évènement qui a changé nos vies, deux ans plus tôt.
Mon père est pas mort, hein ! Ma mère espère qu’il apparaîtra un soir sur le pas de la porte, avec ses valises et une histoire à raconter. Je sais qu’il reviendra quand il aura réglé les affaires qui le retiennent et préfèrera garder le secret sur ses soucis. Ma mère relève les yeux vers moi, penaude, je lui souris et me retrousse les manches.
Aucune de nous a les talents de mon père en cuisine : si je me débrouille, ma mère est plus miss catastrophe que cordon bleu. Vaincue elle me regarde un instant rattraper chacune de ses bêtises. Aussi méthodique que possible, je nettoie la gazinière, ouvre la fenêtre et mets de l’eau à chauffer avant d’entamer la vaisselle.
— Je peux t’aider ? me propose ma mère.
La sonnerie de la porte d’entrée nous interrompt. Elle revient quelques minutes plus tard avec Anaïs sur ses talons.
— J’ai pas pu rentrer, bredouille Anaïs. Le grillage du vieux manoir : il est fermé ! Fermé ! Avec un cadenas ! Personne y habite plus depuis longtemps ! Je veux pas passer par la forêt toute seule : j’ai entendu des loups, j’en suis sûre !
Ses mains tremblent, ses doigts tordus autour de la lanière de son sac pour l’aider à se calmer. Je grimace à cette annonce : la soirée va être infernale ! Je soupire et lui propose :
— Appelle ta grand-mère, elle va s’inquiéter si tu rentres pas. Tu manges avec nous ?
Anaïs hésite. Ma mère veut ajouter quelque chose, peut-être retrouver un peu de son autorité, avant d’observer la cuisine en désordre que je nettoie, comme presque tous les soirs. Mon père a toujours porté ce poids : être l’adulte, laisser ma mère rêver. Il l’aime, il l’aime vraiment ; un jour il reviendra, on le sait toutes les deux et en attendant… on se débrouille. Pour signifier son accord, elle propose à Anaïs de l’aider à mettre la table et je reprends ma besogne.
— Tu sors encore ?
Dans la pénombre de l’entrée, je me tourne vers ma mère qui fronce les sourcils avant de baisser les yeux. À la fin du repas, j’ai réussi à esquiver les questions d’Anaïs, mais ma mère se laissera pas convaincre comme ça. Elle sait pas pourquoi je dois sortir, vérifier ce qui se passe au manoir, peut-être prévenir les loups, que c’est mon rôle… Elle est pas au courant de tout ce que mon père a fait pendant des années, tout ce dont il s’est occupé sans lui dire.
— Je dois y aller, Maman. Promis, je rentre vite.
— Alors, ça recommence ?! s’énerve-t-elle. Je sais que ton père m’a caché des choses, que lui aussi, il est souvent sorti tard le soir. Il est en prison, Helena ! En prison ! Pour un crime qu’il pas commis ! Et toi, tu…
J’arrive pas à relever la tête face à ses reproches. Elle a raison, je le sais, et pourtant oui, je continue de faire à la place de mon père. Parce que c’est mon rôle… Je l’entends renifler, l’aperçois lever les yeux au ciel. Je retiens mes larmes. Je veux tout dire à ma mère mais je peux pas, je veux retirer ce poids sur mes épaules, qui me fait pleurer le soir quand elle dort ; mais je peux pas…
— Je suis désolée Maman…
Je suis un Chaperon, une humaine plus forte que les autres, capable de résister aux créatures surnaturelles comme les loups-garous. Je règle leurs problèmes et m’assure que les humains découvrent pas la vérité, pour la protection de tous et pour pas revoir des chasses aux sorcières. Mon père est un Chaperon : c’est lui qui m’a formée. Il s’est laissé accuser d’un meurtre commis par un loup-garou, comme on peut pas les enfermer dans des prisons humaines. La meute juge le loup et parfois un Chaperon doit se laisser accuser pour que les humains posent pas trop de questions. Delilah aussi est un Chaperon. Quand j’arrive devant le vieux manoir, elle plisse le nez, énervée :
— Tu es en retard !
— Je vis pas toute seule.
Ma réponse l’agace encore plus :
— Tu es un Chaperon ! Ton devoir doit…
Je lève les yeux au ciel. Le portail s’ouvre comme par magie et deux hommes viennent nous saluer. Le premier semble aussi archaïque que la grand-mère. Il a peut-être pas les cheveux blancs, mais il a ce regard, celui de quelqu’un qui a vécu longtemps. Le second me fait penser au chef des loups : un alpha, assez jeune pour comprendre qu’il doit s’adapter au monde qui l’entoure. Delilah lance les hostilités :
— Repartez d’où vous venez !
— Cette demeure m’appartient, Chaperon, répond le plus âgé. J’y reviens quand bon me semble.
Delilah grogne. Elle hait les Surnaturels. Si je fais rien, elle va déclencher une guerre. Je serre les dents, la retiens comme je peux, m’interpose entre elle et les deux hommes méfiants :
— Salut ! souris-je. Je m’appelle Helena. Ce que Mamie essaye de dire, c’est qu’une autre famille surnaturelle est déjà installée en ville depuis quelques années.
— Cette demeure m’appartient depuis plusieurs siècles, insiste le plus ancien. Ma lignée et moi-même y logeons quand bon nous semble.
Je serre les dents et insiste :
— Vous connaissez les règles : avez-vous revendiqué cette propriété quand l’autre famille s’est installée ?
— Non, me concède-t-il.
— Alors vous devrez convenir d’un accord sur le partage du territoire. Un Chaperon devra assister à cette conversation.
Je veux pas me battre contre ces hommes pour une histoire de territoire ; et encore moins me battre contre les loups. Le plus jeune intervient :
— Nous nous plierons aux exigences des Chaperons.
Ses lèvres se retroussent pour laisser apparaître une canine et il tourne son regard vers le bois. Il reprend :
— Pourriez-vous, mademoiselle, convenir de cette entrevue pour nous ? Je crains que notre présence trop près du repaire des loups ne déclenche les hostilités.
— Je leur dirai.
Ils repartent. Delilah s’écarte de moi en furie :
— Pourquoi as-tu fait ça ? Ils doivent quitter la ville !
— On peut pas les virer s’ils sont proprios !
— Ce sont des monstres ! Ces sangsues vont semer le chaos dans la ville ! Je les connais bi …
— Ça suffit ! On peut pas les virer ! Je vais en parler à Marcus.
Je regarde ma montre. Je vais devoir appeler ma mère du bar et attendre le retour des loups pour régler cette affaire. Je retourne vers le centre-ville quand Delilah m’appelle :
— Ils vont tuer tout le monde, Helena ! Ces surnaturels-là ne sont pas les louveteaux que tu appelles tes amis. Ce sont des chasseurs, des tueurs nés. Nous devons éliminer les plus dangereux et…
Je soupire :
— J’en peux plus Delilah. J’en ai marre de mentir à Maman et Anaïs ! marre de me méfier de tout et tout le monde ! J’en peux plus d’être un Chaperon !!! Je vais parler à Marcus.
— Ton loup ne te protégera pas toujours !
Je hausse les épaules et l’abandonne là.
Arrivée au bar, je trouve Charles derrière le comptoir. Il m’ouvre une porte interdite au public. Je le remercie et entre dans le repère des loups-garous. À l’étage, j’avance entre les chambres et me réfugie dans celle de Marcus. Avec le peu de forces qu’il me reste, j’attrape le téléphone sur son bureau pour appeler ma mère. Elle répond à la deuxième sonnerie :
— Helena ?
— Je suis chez Marcus, Maman.
— Qu’est-ce qui se passe ? Je peux venir te chercher.
Je retiens un sanglot :
— Un problème en ville. Comme avant… je suis désolée Maman…
Je raccroche et m’effondre en pleurs contre le lit de Marcus.
Quand je rouvre les yeux, deux bras maladroits essayent de me soulever jusqu’au lit. Je me blottis sous la couverture et me colle à Marcus sans faire attention à son odeur de chien mouillé. Marcus est le loup le plus fort, le chef de sa meute, et l’homme le plus étrange de la ville : un enfant de lune. Né sous sa peau de loup, sa première transformation a rendu le nourrisson difforme.
Il passe son bras droit sous ma tête et me cajole. J’enroule mes doigts autour des siens. Je dois lui dire pour le manoir. J’y arrive pas. Je ferme les yeux, calmée par ses caresses. Blottie contre Marcus, je me sens en sécurité. J’ai presque l’impression de redevenir une adolescente dont le plus gros problème est le contrôle de maths de demain. Depuis deux ans, je comprend combien mon père a pris sur lui pour éviter de nous embêter avec ma mère.
— Charles m’a dit que tu es là. Ça va pas ?
— Il y a des nouveaux surnaturels en ville, expliqué-je après un moment. Delilah a dit : des sangsues. Ça veut dire quoi ?
Marcus grimace à cette description étrange et pas très flatteuse. Avec son sourcil proéminent et sa lèvre tordue, on est pas nombreux à deviner ses pensées. Ses demi-frères, son meilleur ami et moi, on sait quand ça va pas ou quand il se fait du soucis, sans avoir à lui poser la question.
— Tu connais tes classiques ? me demande-t-il.
— Vampires ! m’exclamé-je.
Bien sûr ! Comment j’ai pu pas y penser ! C’est si évident !
— En quelque sorte, oui, reprend Marcus. J’en ai jamais vu en vrai, ils sont plutôt secret.
— Je les ai pas trouvés très différents d’une meute : les deux que j’ai vu ont une aura de dominant et le papy est le chef. Ils se cachent dans le vieux manoir. Le pas papy veut te rencontrer ; pour l’histoire du territoire. Vous allez devoir déménager ? hésitai-je.
Il se relève et tend sa main vers moi avec un sourire :
— Non, ça marche pas comme ça. Je vais discuter avec eux, t’en fais pas. Et je te ramène chez toi, ta mère va s’inquiéter.
Je sais qu’elle peut le sembler, mais Pâquerettes est pas une si grande ville que ça, et on arrive devant la maison en moins de dix minutes. Marcus gare sa moto dans la cour avant de m’accompagner jusqu’à la porte. Je m’étonne pas de voir de la lumière à travers les volets fermés : ma mère aime vraiment pas quand je sors. Dans ces moments, elle angoisse et peut veiller toute la nuit.
On entre et je stoppe net : du salon, mon père parle d’affaires de Chaperons. Je cligne des yeux, comme je m'habitue à cette idée : Papa est rentré ?! Ma mère arrive vers moi depuis le couloir des chambres. Je la sens à la fois heureuse et en colère. Ma mère s’est jamais mise en colère – jamais ! Je crois qu’elle commence à vraiment comprendre que quelque chose se trame, quelque chose de pas normal, quelque chose que son mari et sa fille lui ont caché.
Je baisse les yeux, triste de nos mensonges. Je reconnais ensuite la voix de Delilah qui réplique. Bien sûr… Marcus les écoute aussi, attentif. Il est pas juste mon copain, il est aussi le chef des loups-garous de Pâquerettes et il doit protéger sa meute. On a toujours accepté que notre relation doit pas nous empêcher de jouer nos rôles. On s’aime mais on accepte les décisions difficiles de l’autre quand ça doit arriver. Je me sens toujours un peu blessée de quand il doit grogner contre Delilah, et j’ai peur de devoir un jour punir un membre de sa meute, des gens qui sont mes amis, parce que je suis Chaperon.
Je m’épuise de cette nuit qui finit plus, de cette vie qui m’attend. Une boule dans la gorge, je me tourne vers le salon. Ma mère aussi veut venir. Je sais pas si je peux la laisser faire, si mon père lui a pas ordonné de rester en retrait. Il lui dira la vérité, j’en suis certaine, mais peut-être à un moment où ils pourront être que tous les deux. Ma mère pleurera, c’est sûr ! Je crois aussi qu’elle voudra rester, parce que mon père, il est l’amour de sa vie, et qu’elle croit en l’Amour et la Vérité, deux piliers qui ont toujours été dans sa vie.
Un mensonge pour la protéger, elle va nous en vouloir, c’est sûr ! Mais elle nous pardonnera, c’est sûr aussi ! Je veux le croire !
Mon père sort du salon et nous voit tous les trois, dans la pénombre du vestibule. Il plisse les yeux face à Marcus et devine tout : mon mec, un enfant de lune.
Les Chaperons naissent Chaperons, mais le savent pas. On le découvre quand on rencontre un Surnaturel avec lequel on a une affinité. Moi, c’est les enfants de lune. Mon premier amour a été un enfant de lune. Il est mort dans un duel contre un autre loup, la police a découvert le cadavre et mon père s’est laissé accuser pour protéger la meute.
Mon père brise le silence et m’accueille :
— Salut ma choupette.
Je m’engouffre dans ses bras. Une boule au fond de la gorge, j’arrive pas vraiment à croire que tout ça est pas un rêve. J’en ai fait, pourtant, des rêves où mon père rentre. Les rêves ont pas cette odeur de clope mélangée à la lessive et au shampooing d’une douche récente.
— Papa…
Il a été décidé que Marcus et mon père iront voir la nouvelle famille surnaturelle ce soir. Quand Delilah a grondé que mon père vient à peine d’arriver, qu’il a aucun droit, il l’a rabrouée. Apparemment, ça fait longtemps que Delilah est plus vue comme un Chaperon stable par l’Ordre. L’arrivée de mon père arrange tout le monde, même s’il va encore tout prendre sur ses épaules.
Quand j’arrive à la cuisine, le matin, ma mère regarde pas mon père, concentrée sur ses tartines, les mêmes que tous les jours. Mon père boit son café en silence. Si leur amour est encore là, il se cache. Mes parents se sont jamais engueulés vraiment. Ils sont comme tout le monde, avec leurs hauts et leurs bas, leurs petites broutilles et leurs réconciliations. Pourtant, là, ça me semble vraiment différent, de ces disputes dont on se remet pas vraiment et qui fragilisent à jamais l’amour.
Comme Anaïs est rentrée avec sa grand-mère hier soir, je suis un peu seule entre les deux. Je m’installe, sans petit déjeuner. Je préfère rien avaler. Mon père lève les yeux vers moi comme il réapprend à nous connaître depuis son retour. Il a dormi sur le canapé cette nuit, ma mère l’a pas laissé entrer plus dans l’appart. Je veux l’obliger à parler, briser ce silence qui nous fait du mal à tous.
— Alors ma choupette, commence mon père, un nouveau petit-copain ?
Je fronce les sourcils. Me parler de Marcus est sa manière d’aborder le sujet des loups. Ma mère m’imite, comme gênée par cette entrée en scène : elle, elle voit juste son mari qui veut retrouver son rôle et commence par entrer dans les amours de sa fille. Enfin, je crois. Je veux plus parler de loups avec lui. Je sais que notre rôle de Chaperon nous oblige à des sacrifices, que la vérité est quelque chose dont on apprend à se méfier. On ment presque comme on respire si on veut créer des familles. Pas cette fois :
— Et ton boulot, Papa ? Ils sont d’accord pour que tu habites ici ?
Il rit doucement, étonné de ma répartie. Il regarde ma mère qui attend aussi sa réponse.
— Ils sont d’accord, oui. Je prends mon poste aujourd’hui.
Ma mère ajoute rien, peut-être soulagée de plus être seule à gérer tout. Mon père attend qu’elle nous tourne le dos pour l’admirer. Là, je le vois ; là, je le retrouve un peu. Leur amour a pas tant disparu que ça et ça me rassure. Quand il se concentre sur moi, je lui mime de lui parler du bout des lèvres. Il serre les dents.
— Je dois aller en cours !
— Ne rentre pas trop tard, me réclame ma mère.
— Promis !
À la fin des cours, trois gars m’attendent : loups-garous, motards, la vingtaine, plutôt mignons dans leurs genres, ils attirent l’attention de nos copains de classe avec leurs bécanes. L’un d’eux, Damien, me tend un casque, et Francis en propose un à Anaïs qui sait pas trop où se mettre.
— On doit vous ramener, commente Philip – le frère de Francis. Je crois que ton daron a dit…
— Il a dit : « Vous les ramenez chez elles : pas d’alcool, pas de drogue, pas de capote usagée. », le coupe Damien exaspéré. Maintenant, on y va !
J’ai honte… j’attrape le casque et monte derrière Damien. La route est calme jusqu’à la maison. À un moment, je vois les deux frères tourner à droite dans le rétroviseur, direction la cabane de Delilah. Je presse la taille de Damien et il se gare, à quelques rues de la maison.
— Quelque chose à ajouter ? me demande-t-il.
— Je peux aller avec Marcus et mon père ?
Il se détourne un peu de moi :
— Marcus m’a demandé de te ramener chez toi. Il est mon chef, Helena.
Et Damien désobéira pas à Marcus. Je remets mon casque et il me ramène en silence. Rentrée à l’appartement, je retrouve ma mère. Elle me voit pas, concentrée sur son carnet de croquis. En bruit de fond, un documentaire sur les poissons. Elle doit deviner ma présence car elle referme son cahier et me demande :
— Comment s’est passée ta journée ?
Je sens la distance dans sa question, une distance dont j’arrive pas à la blâmer, créée à force de mensonges. Je la regarde dans les yeux et cherche ce qui, dans ma journée, peut être sympa à raconter, mais je me suis surtout inquiétée pour ce soir : inquiétée pour Marcus et mon père, inquiétée de ce que je peux dire ou ce que je dois faire. Je suis plus le Chaperon sur qui tout repose, j’ai plus besoin de préparer le dîner, j’ai plus que mes cours à réfléchir, et je me sens bizarre.
— Bizarre. Comme si tout est revenu comme avant, mais pas tout à fait comme avant.
— Oui, me sourit ma mère. Une journée étrange… ton père m’a un peu expliqué ce qu’il lui est arrivé, finit-elle par m’avouer.
On s’installe sur le canapé, chacune dans un coin. On reste là, à regarder un documentaire qui parle des sardines comme on présente Louis XIV dans les livres : comme des rois que tout le monde doit honorer. J’ai toujours trouvé un truc ridicule aux docus : même à te parler de la merde de la vache de la ferme de ton voisin, ils arriveront à te donner l’impression de regarder des lingots d’or.
— Ton père m’a parlé de loups-garous.
Je me fige. Je sais pas ce qu’il a pu lui dire, ce que j’ai le droit de lui révéler. Elle ricane, nerveuse :
— Je ne l’ai pas cru tout de suite… puis j’ai pensé à toi, à ta relation avec Delilah, la grand-mère d’Anaïs, à Marcus, aussi. Et à Dimitri.
Je me sens soudain mal. J’essaye de refouler la panique et les larmes qui montent, pense à autre chose qu’à Dimitri : mon premier amour. Je perds le contrôle de ma respiration, revois le corps de Dimitri, égorgé par un vilain coup de griffes. Je cours jusqu’aux toilettes. Là, je retrouve un peu mon calme. Après quelques minutes, ma mère se pose derrière moi, une main sur mon dos et une serviette humide dans l’autre. Je me débarbouille avant de la suivre dans la cuisine où elle me sert un verre d’eau.
— Je suis désolée ma chérie, je ne pensais pas que c’était toujours aussi dur.
Je réponds pas, garde pour moi tout ce qui concerne Dimitri, me retiens même de serrer mon pendentif dans ma main, un médaillon qu’il m’a offert pour mon anniversaire. Quand je l’ouvre, j’y trouve une photo de nous deux : c’est con, c’est cliché, mais c’est le seul cadeau de lui que j’ai pu garder.
— Papa t’a dit quoi d’autre ?
— Que vous êtes des sortes de justiciers.
Je garde pour moi que je nous vois plutôt comme des flics.
— Il n’en a pas dit tant que ça : les vampires, les loups-garous et les fantômes qu’on trouve dans les films existent. Et lui, toi ou Delilah avez pour mission de maintenir la paix entre eux et les humains qui ne savent rien.
— Ouais, c’est une bonne description.
— Non Helena. C’est pas une bonne description ! C’est complètement fou ! Et vous m’avez caché tout ça pendant trois ans ! Trois ans, Helena ! Trois ans de mensonges, à m’inquiéter pour vous, sans comprendre ce qu’il vous arrive !
Je trouve pas la bonne réponse. Je peux pas justifier tous ces mensonges. J’ai voulu lui en parler. Ma mère est pas du genre à parler à tout le monde. Ses parents la croient déjà un peu folle. Il y a que mon père qui l’aime pour ce qu’elle est. Je lui ai demandé une fois, si ma mère est un Surnaturel, qu’elle cache tout bien, ou même qu’elle le sait pas. Il m’a dit que non, qu’elle est juste belle quand elle lui parle des univers dans sa tête et que, grâce à elle, il arrive à oublier qu’il est un Chaperon.
— Papa t’a demandé pardon ?
— Oui.
Ma mère en dit pas plus. Je sais que je dois les laisser régler leurs affaires d’adultes, mais j’ai peur : peur de perdre encore mon père, ou de perdre ma mère, à cause de nos mensonges et d’un divorce qu’elle est en droit de demander. J’avoue à ma mère :
— J’ai repris les missions de Papa quand on est arrivées ici. C’est pour ça : les sorties tard le soir, les engueulades avec Delilah, et aussi les fois où je t’ai obligée à accueillir Anaïs sans te demander. J’ai voulu t’en parler.
— Il m’a dit, oui.
— C’est drôle : pendant deux ans, j’ai voulu que Papa revienne, j’ai voulu qu’on me laisse tranquille avec ces histoires de Chaperon. Marcus m’a aidée. Il a essayé de partager ça avec moi, de parler avec Delilah même si elle le déteste. Et maintenant qu’ils s’occupent de tout, je me sens…
Vide. Mon père et Marcus me prennent toute cette pression qui m’a fait pleurer pendant deux ans et je crois qu’elle me manque. J’ai peur que maintenant, Marcus ne veuille plus me voir, qu’il parle qu’à mon père et qu’il m’oublie. J’ai peur que mon père me dise de rester à la maison, de penser à l’école, à mon avenir. Est-ce que j’ai envie de juste ça ?
— Abandonnée ? essaye de deviner ma mère.
— Un peu, ouais.
Je soupire et observe le ciel à travers la fenêtre : ils doivent avoir fini. Ma mère suit mon regard.
— J’ai envie d’aller lui crier dessus, rit ma mère. Je veux lui dire que c’est un crétin et que je me suis inquiétée pour lui, que j’ai eu peur, que j’ai toujours peur, qu’il continue de m’abandonner, que je veux plus de mensonge, qu’il a pas le droit de partir sans rien dire, que…
Elle continue comme ça pendant plusieurs minutes. Je crois que j’existe plus vraiment, qu’elle est trop concentrée pour s’inquiéter de ce que j’entends.
— Je sais où ils sont.
Elle s’arrête net. Je sais pas trop pourquoi j’ai dit ça, peut-être parce que j’ai envie qu’elle décide de prendre la voiture et d’aller crier ses quatre vérités à mon père, peut-être parce que j’ai besoin de voir Marcus, qu’il me dise que tout va bien, que rien change entre nous. Ma mère cligne des yeux. Est-ce qu’on la tente, cette folie ? Elle inspire, comme pour se donner du courage, et court vers le vestibule :
— Mets ton manteau : on va les chercher !
On commence par longer le vieux manoir. Pas de voiture ou de moto qui prouve qu’ils y sont encore. Pas d’animation à travers les fenêtres. Je conseille ensuite à ma mère de rejoindre le bar. Elle se gare sur un parking voisin. Des loups m’aperçoivent, me sourient, me confirment que Marcus est arrivé un peu plus tôt. J’entre dans le bâtiment. Damien, Philip et Francis relèvent aussitôt la tête vers moi. Eux aussi sourient. Je me rassure, me dis que tout va bien : ces trois-là me mentiront pas – jamais.
Marcus sort de son bureau, suivi de mon père, le plus étonné de tous à nous voir ici. Ma mère fonce vers lui, son trousseau de clefs pointé dans sa direction. Marcus leur propose de retrouver l’intimité que les hommes viennent de quitter. Je souris : oui, leur amour est toujours là. Personne dans la meute commente et, les quelques humains qui parlent, on les distrait.
Dans les bras de Marcus, je me sens bien. Je veux lui demander comment s’est passé la rencontre, les accords conclus, et en même temps, je veux me vider la tête de tout ça, profiter de sa chaleur et de ses câlins. On s’installe avec Damien et les frères, je les écoute discuter d’Anaïs, de Delilah aussi, qui les a accueillis avec un fusil chargé. Damien se râcle la gorge pour capter l’intérêt de Marcus :
— Quels sont les ordres pour le manoir ?
— Pas approcher de leur propriété. Eux entreront pas dans la forêt et le bar. Les problèmes, on les règlera avec le Chaperon.
Je me crispe à cette dernière consigne, la sensation toujours plus présente de perdre tout intérêt pour lui, pour eux. Marcus me regarde, attend mon commentaire :
— Les Chaperons, lui confirmé-je. Mon père est peut-être rentré, mais je suis toujours un Chaperon.
— Les Chaperons.
Il m’embrasse sur le front, ajoute rien. Francis grince des dents : parmi les loups, il est mon meilleur ami, celui qui a écouté tous mes problèmes. Il a été là, m’a aidée quand Marcus a fait le con à notre rencontre, incapable de croire qu’une fille s’intéresse à lui, ou quand Damien m’a insultée, lui aussi méfiant de mes intentions envers son meilleur ami.
— Tu es sûre, Helena ? me demande Francis.
— Je sais pas… j’ai été un peu le Chaperon de la ville pendant deux ans. Si Papa était pas rentré, j’aurais accompagné Marcus au manoir. Ouais, j’ai voulu que tout ça s’arrête, mais vous allez pas me demander de faire comme s’il s’était rien passé. Si ?
Non. Je le vois bien dans leurs regards et ça me rassure. Marcus me tient un peu plus fort contre lui. Soudain, mes parents ressortent de leur dispute, plus détendus. Je préfère pas deviner comment s’est conclue l’engueulade. Ma mère arrive vers nous, un sourire innocent sur son visage que j’ai l’impression de retrouver tout droit sorti d’une vieille boîte à souvenirs, et mon père la suit, s’arrête un pas derrière elle et plisse les yeux à me voir comme ça sur les genoux de Marcus.
— Helena, m’appelle ma mère, on rentre ; tu viens ?
Je veux pas vraiment quitter Marcus ce soir, j’ai peur de me réveiller demain et qu’encore plus on me retire tout. Quand elle voit ma tête, ma mère rit comme si elle comprend tout. Peut-être pas tout, mais tout ce qu’une femme peut comprendre. Elle oblige mon père à avancer vers la sortie et me laisse cinq minutes pour les au revoir. Marcus part pas à la guerre, je sais que je le reverrai ce week-end, mais c’est tout comme.
Je pose mes lèvres sur les siennes, ma promesse pour l’avenir, ma façon de dire que je veux pas tout abandonner à mon père, que je suis autant Chaperon que lui, même si ça me plaît pas et que ça lui plaît pas non plus.
On rentre à la maison en silence. L’heure avancée nous fatigue tous les trois arrivés sur le palier. Ma mère disparaît dans sa chambre après un simple bonne nuit. Mon père et moi, on se regarde un instant, comme on cherche les bons mots, pour retrouver nos rôles, peut-être les adapter. Je lui demande :
— Tu vas me dire de reprendre comme avant ?
— Non, soupire-il. On en parle demain.
On en a pas reparlé tout de suite. Je suis retournée à l’école et, pendant des jours, Marcus est venu me chercher, Francis a ramené Anaïs chez sa grand-mère. On s’habitue tous un peu à ce nouveau quotidien : de nouveaux Surnaturels, un Chaperon sérieux, une vie un peu plus cadrée.
Une semaine a passé. Le week-end, mon père a continué d’arranger tous les problèmes, a géré notre vie comme avant, a soulagé tout le monde de ses problèmes. Après une deuxième, j’ai compris qu’il fuit cette conversation qu’on doit avoir ensemble. Quand j’essaye de lui parler, il doit aller régler d’autres soucis encore, quand ma mère est là, il s’intéresse à tout : ses dessins à elle, mes notes et mes projets pour après le lycée.
Fatiguée de l’attendre, je m’enfuis dans la meute qui me protège. Je vais faire du shopping avec les louves et elles ont même invité Anaïs. Les soirs, j’appelle ma mère et je reste souvent dormir avec Marcus. De plus en plus, je me moque du lycée. Il me reste à peine trois mois avant l’été et mes notes sont… correctes, mais même ça je m’en fous.
Je me sens mal. L’autre famille de Surnaturels, je la vois pas vraiment, je sais même pas s’ils sont restés en ville. Comme Francis conduit Anaïs – qui commence à adorer ces balades en moto –, on s’intéresse pas de savoir si le manoir est toujours fermé.
Blottie dans les bras de Marcus, je regarde le ciel, essaye d’oublier ces problèmes que j’arrive pas à régler. La boîte vide de capotes dans la poubelle me rappelle les mots de mon père. S’il croit que je vais obéir là-dessus aussi, il peut rêver.
— À quoi tu penses ? me demande Marcus.
— On va devoir racheter des capotes.
Il me serre plus fort contre lui et grogne :
— Boîte neuve dans le tiroir. À quoi tu penses, en vrai ?
Je sais pas trop à quoi je pense. Je me retourne, cherche une position confortable sur son bras posé, joue un peu avec les poils éparpillés de son torse. Ils sont pas doux, ses poils : tout rêches, entortillés sur eux-mêmes. Ils m’aident à réfléchir quand je m’amuse à les démêler.
— Papa veut pas me parler. Il s’occupe de tout à la maison et dehors. Moi, je dois juste aller en cours et rentrer pour le dîner.
— Il doit pas être content, commente-il ses doigts libres dans mes cheveux.
— Et comme je vais pas aller en cours aujourd’hui…
Marcus grimace, comprend que je veux provoquer mon père.
La journée passe comme je m’y attends : mon père débarque au bar en fin d'après-midi, accueilli par Marcus et la meute. Tous m’ont proposé de rester à l’étage pour empêcher mon père de m’emmener. Il est en colère, je l’entends, s’énerve contre Marcus surtout. Il ne lui répond pas, le laisse s’époumoner.
Quand mon père se calme enfin, Marcus, mais aussi les filles avec qui j’ai discuté, et même Francis, Damien et Philip, lui expliquent tout ce que j’arrive pas à lui faire entendre. Ils vont même plus loin : pour eux, je suis pas un chaperon, je suis une des leurs, une louve de la meute.
Je sursaute à cette idée que j’ai pas imaginée : ça doit pas être si simple d’intégrer une meute de loups quand on en est pas un ou qu’on appartient déjà à une autre famille. Je sais même pas s’ils accueillent les humains. Dans la meute de Dimitri, être différent est une faiblesse. Celle de Marcus est pas pareille : soudée autour de lui, elle s’intègre plutôt bien aux humains, ou même aux autres Surnaturels. Ces loups tolérants se sont enfuis de leur ancienne meute et installés ici pour se resserrer autour de Marcus.
Je passe la tête à travers le cadre de la porte. Mon père assis en face des garçons croise mon regard. Dans le sien, je sais pas ce que je veux voir. La colère est là, mais pas toute seule. Comme moi, il a du mal à comprendre trop ce qu’ils lui révèlent, que sa fille, un Chaperon, fait partie de leur meute.
Dans la chambre de Marcus, le téléphone sonne. Je remonte et décroche, surprise de reconnaître une voix que j’ai pas entendue depuis plus de deux ans :
— Helena ?
— Aimée ?
— J’ai pas le temps, Helena. Je suis chez ta mère, Hector arrive au bar. Lupin a réussi à s’enfuir. Il te cherche, Helena ! Il veut te récupérer !
Je lâche le combiné, incapable de répondre, incapable de réagir ou de réfléchir. Je cherche les bras de Dimitri. Je revois son sourire quand Lupin lui a tranché la gorge, jaloux de notre couple. Dimitri est plus là. Marcus. Marcus, il est là. Je m’appuie quelques secondes au bureau avant de m’élancer dans le bar. Quand j’arrive, tous se tournent vers moi, intrigués. Je pleure presque quand je dis à mon père :
— Lupin s’est enfui.
La meute se resserre autour de moi. Inquiets et intrigués, ils me posent des questions. Seuls Marcus et Francis connaissent mon histoire. Ils savent pour Dimitri, pour Lupin, pour l’arrestation de mon père, toutes les raisons de mon déménagement. Ils se regardent d’un air entendu.
— Merde…, grogne mon père.
— Aimée est avec Maman et Hector arrive.
Comme un signal, Hector se précipite à l’intérieur du bar et referme derrière lui. À l’extérieur, grognements et hurlements se succèdent. Un loup s’acharne contre l’entrée. Damien organise une barricade et on prépare différents plans.
— Le plus important est d’éloigner Helena, ordonne Marcus.
— Je l’emmène, propose Francis.
Je veux pas quitter Marcus, j’ai trop peur de le perdre comme Dimitri. Je dois lui dire, tout ce que j’ai pas eu le temps, tout ce que j’ai peur de pas pouvoir faire avec lui. Mes pensées s’emmêlent, Marcus m’attrape, me dit de pas m’inquiéter, que tout va bien se passer. Il me pousse ensuite vers Francis, comme si j’ai rien à dire, comme si c’est pas moi qu’on protège.
Marcus m’embrasse, son sourire confiant, presque meurtrier. Tout se passe si vite : Marcus qui jauge Hector, accepte son aide, mon père qui joue son rôle de Chaperon, jugera le duel à venir entre Marcus et Lupin, la meute qui entoure Marcus, le temps de sa transformation. Ils ne laisseront pas Lupin gagner.
— Helena : on y va, me tire Francis.
Arrivés au garage derrière le bar, je résiste :
— Non ! Francis !
Il me lâche :
— Tu veux faire quoi, exactement ? C’est toi que ce type veut !
— Je suis le Chaperon… bredouillé-je.
— Tu es la cible d’un loup. Et on peut dire qu’il est devenu fou. Si deux membres de sa meute sont là…
Ils seront les témoins. Je sais, je comprends que c’est un combat à mort qui va s’engager. Soit Marcus tue Lupin pour être entré sur son territoire, soit Lupin tue Marcus et mon père devra alors l’exécuter pour protéger le secret des Surnaturels.
— Tu penses réussir à le tuer à la place de ton père ? reprend Francis.
À chaque question, mon ami m’oblige à affronter la vérité. Les Chaperons tuent parfois, quand plus rien peut sauver un Surnaturel. C’est aussi un peu notre rôle. Est-ce que je pourrai le regarder achever Marcus si le combat tourne mal ? Est-ce que je vais réussir à tuer Lupin ? Je sais pas.
Je sais pas… mais je veux pas l’abandonner.
— Ils vont vraiment se battre devant le bar, tu crois ?
— Je pense que Marcus va l’attirer dans la forêt, me répond Francis. Alors ? Tu es prête, Chaperon Helena ?
Je veux pas laisser la moindre chance à Lupin. Il me rendra plus malheureuse. Je lui souris, de ce même sourire que celui de Marcus un peu plus tôt :
— Prête !
Francis me montre une pièce du sous-sol que je connais pas, dont je me rends compte qu’ils m’ont protégée. Dedans, une cage et du matériel, pour endormir, pour soigner. Pour tuer… Francis fouille dans une malle dont il sort ce qui ressemble à un pistolet qu’il me tend sans me regarder.
J’observe l’objet, hésite, comme s’il risque de me brûler si je le touche. Francis insiste, le pose entre mes doigts et remplit un sac.
— Tu dois réagir, Helena. Soit tu veux aider Marcus, soit je t’emmène loin pendant qu’ils règlent leurs affaires. Tu es la cible de Lupin. Il oubliera Marcus quand il te sentira. Mais s’ils ont commencé le duel, tu pourras plus rien faire.
— Tu vas désobéir à Marcus ?
— Ouais.
Francis hésite pas. Damien aurait obéi, Philip aussi ; pas Francis. Je serre mes doigts autour de l’arme, apprends à la tenir. Je peux pas apprendre à tirer, je vais devoir improviser, et Francis peut pas non plus le faire à ma place. Il me montre comment enlever et remettre la sécurité, me demande si je comprends. Je devine dans ses mots tous les sens qui s’y trouvent : est-ce que je comprends comment faire marcher une arme, est-ce que je comprends que je vais m’en servir, est-ce que je comprends tout ce que ça va remuer, en moi et autour de moi… Une fois prêts, on fonce vers sa moto. À l’étage, les fracas se déplacent.
— Marcus vient de sortir, me confirme Francis. Par une fenêtre à entendre le verre brisé.
— On fait quoi ?
— Je te mets dans le sens du vent. Pour la suite…
Il enfile son casque sans terminer et je m’accroche à lui. La moto s’élance. On dépasse vite la meute. Damien nous hurle de faire demi-tour, de prendre l’autre route. Francis accélère encore. J’ai coincé le pistolet à ma ceinture, comme dans les films, et je le sens entre nous, promesse pour la suite : pour moi, pour Marcus, un peu pour Dimitri aussi.
— Ils sont là, crie Francis.
Devant nous, les loups se pourchassent. Marcus est impressionnant, plus grand qu’un loup et même plus grand qu’un loup-garou. Je redoute même pas les coups de griffes que Lupin peut lui mettre. Marcus l’égorgera sans hésiter. Dimitri a toujours été gentil, avec tout le monde, a laissé le reste de sa meute lui marcher dessus ; et Lupin l’a tué, a profité de cette sensibilité.
On les perd comme on les a trouvés et Francis pile à un carrefour. Je reprends mon souffle, retire mon casque. Ce sera dangereux, mais aussi plus simple. Francis approuve d’un signe de tête. Je peux deviner à son profil qu’il hume l’air et écoute tout ce qui lui parvient.
— Je le sens pas, me dit Francis. Faut qu’on bouge.
— Vers le bois ?
Il ajoute rien et reprend à un rythme plus raisonnable, tourne entre les pâtés de maisons, à l’affut. Soudain, il me dit de m’accrocher, son sourire plus grand, et débloque les vitesses sans jamais perdre le contrôle de sa moto. Chaque virage plus fou que le précédent, j’ose pas tourner la tête vers le loup qui nous a pris en chasse : Lupin. Francis le distance et me conduit à l’entrée du bois où nous attend déjà Marcus. Son regard énervé, il s’approche de moi, prêt à mordre Francis. Je m’interpose :
— C’est moi qui lui ai demandé. Je vais tuer Lupin.
Il baisse le regard sur le pistolet. Ses babines frémissent. Il hésite : me laisser prendre une vie, être Chaperon ou s’imposer mon chef, m’improviser louve, me protéger des ténèbres. Francis se tourne vers la route : Lupin arrive.
— Décidez-vous vite.
Un loup gris s’impose devant nous. Je décoince le pistolet, le pointe vers Lupin, mime les mouvements tout juste appris. Marcus se place juste derrière moi. Francis m’a expliqué : le recul et la douleur. Je regarde Lupin, croise ses yeux et le temps se fige.
Voler une vie. Voler un passé, un avenir. Voler un fils, un ami. Dans ses yeux, je vois tout ça, tout ce qu’il a été et tout ce qu’il sera pas, tout ce que je vais lui enlever. La folie aussi. Elle est là, tapie au fond, lui ordonne tous ses mouvements. Sa vie, elle lui a volé il y a longtemps : quand il a décidé que je lui appartiendrai pour toujours et a tué Dimitri.
Mes doigts tremblent, j’arrive plus à penser autre chose : voler une vie, voler une vie, voler une vie… Marcus sera là pour m’aider, mais cette vie-là, c’est moi qui vais la voler. Je repense à Dimitri, à la vie que Lupin nous a volé aussi. Il s’agit pas de vengeance, d’échanger une vie contre une autre. Je dois continuer la chaîne des morts, assumer cette responsabilité et espérer qu’elle s’arrêtera ici ; parce que la prochaine vie à voler, ce sera la mienne.
Lupin devine mes pensées, je le sens sourire à mes hésitations. Il hurle ; et s’élance. Le coup tonne dans le silence. Tout s’arrête. Je n’arrive pas à quitter le regard de Lupin, observe sa vie s’envoler, en ressens le poids sur mes épaules, comme une ombre qui me suivra jusqu’à ma fin.
Autour de nous, ça vrombit. Marcus m’a empêchée de m’effondrer. Mon bras me tire ; me brûle, peut-être. Francis me prend l’arme des mains, remet la sécurité. Je tombe à genoux et me cache dans la fourrure de Marcus, incapable de retenir mes larmes. Les autres arrivent et constatent la scène. Je crois. J’imagine.
Marcus frotte son museau contre ma tempe. Tout devient noir.
Je me réveille dans ma chambre chez mes parents. Ma première pensée est pour Lupin. Je revois son corps, son pelage tâché de brun et la mare rouge sombre qui s’est échappée de la plaie. J’ai pas vraiment visé, je sais même pas s’il est mort ou juste blessé. C’est pas si important : pour moi, je l’ai tué. Je regarde ma main, essaye d’y voir tout le sang couler. Une minute passe, puis deux. Je ne ressens rien, à part du soulagement.
Je me redresse et frissonne de voir mes affaires posées comme je les ai laissées. Même si j’ai pas quitté la maison si longtemps, j’ai l’impression d’y trouver une autre Helena, une Helena d’avant. Quelques coups à ma porte et ma mère entre. Dans le couloir, les hommes attendent : j’entends mon père, Marcus bien sûr, et même Francis et Hector.
— Salut Maman.
— Comment tu te sens ? Tu t’es évanouie, m’explique-t-elle. J’ai voulu t’emmener à l’hôpital, mais ton père m’a dit de te laisser te reposer. Ils sont tous en train de se battre dans le couloir.
Comment je me sens ? Je sais pas.
— Je dois leur parler.
— Vous allez encore me cacher ce qui se passe ?
Je baisse les yeux. Si je lui dis, ça va lui faire mal, et si je garde le secret aussi. Je retombe la tête sur l’oreiller. J’ai juste envie de fermer les yeux et d’oublier, de rester une enfant, de prendre mes responsabilités pour me sentir plus adulte, décider ce que je veux devenir entre Chaperon et louve. Tout ça, ça marche pas vraiment ensemble. Et je peux pas tout dire à ma mère comme si elle peut répondre à mes questions. Je lui demande :
— Tu te souviens de l’histoire avec Dimitri ?
Déjà de l’autre côté, ça gronde. Ils veulent pas lui dire, veulent la préserver de tout ça. Je vais pas leur en vouloir, moi aussi, je veux en être préservée, mais c’est trop tard, j’ai choisi d’y participer. Elle acquiesce.
— C’est Lupin qui l’a tué, avoué-je. Il a été enfermé et Papa libéré, mais Lupin s’est enfui. Il est venu ici, il s’en est pris à moi et à Marcus. Tout est arrivé si vite…
Je ne lui dis pas tout, mens autant que mes souvenirs me reviennent par flash. Elle hoquète, ne parle plus, baisse les yeux, incapable de soutenir mon regard, de poser les questions qui font mal, d’accepter ce fardeau que je lui tends.
— Ils n’ont pas voulu que je t’emmène à l’hôpital… il t’a fait du mal ?
— Il a pas eu le temps. Il est mort, Maman. C’est pour ça qu’ils ont pas voulu. À l’hôpital, il faut des réponses, un coupable.
— J’ai l’impression d’entendre des mafieux, rit-elle.
Je ris aussi. On est sûrement un peu des mafieux. Le corps va disparaître et l’affaire va s’arrêter là. J’espère. Mon père a dû prévenir l’Ordre que j’ai pris une vie, et Hector attend sûrement de me voir une dernière fois avant de repartir.
[à suivre]