Connaissance de l'EstPaul ClaudelÉditions Les Maîtres du LivreSon séjour en Chine et au Japon entre 1895 et 1909, et sa découverte de l’exceptionnelle richesse des arts orientaux du livre, de l’écriture, ont inspiré à Claudel la merveilleuse idée de se transformer en une sorte de super guide du routard maniant la langue de Wenchangdijun 文昌帝君, dieu des lettrés local, que les étudiants ont coutume de prier avant leurs examens. Parfaite adéquation entre poésie et voyage, Connaissance de l’Est, où les questions religieuses (marotte claudélienne) sont évoquées à quelques endroits seulement et encore de manière allusive, tient pour nombre de lecteurs le haut du pavé. Jardins, temples, arbres exotiques, fleuves, animaux, aquarellisés sur papier de riz dans une prose rimbaldienne de très belle facture, nous découvrons les paysages mais aussi le théâtre, la philosophie, la calligraphie, en un mot tout ce qui fait la culture chinoise. Il nous arrive même de ne plus percevoir les choses, hypnotisé par le son divin du yangqin 扬琴 (instrument à cordes frappées), car Claudel n’est jamais limité par des dimensions qui le finissent et qui l’empêcheraient de comprendre l’infini où les dimensions n’existent pas ; à la fois matériel et immatériel, partout en même temps, dans chaque être, chaque objet, il insuffle et restitue vie avec une puissance d’évocation inimitable. À cet art, de toute évidence, convient le nom d'humanisme. Il s'inspire d'un esprit positif. Si les Chinois ont reconnu en Confucius un maître pour dix mille générations, les auteurs ont vu en ce recueil – la toute première publication de Claudel – un modèle dans ce que les poèmes en prose offrent de plus pur ; sans ce diamant, à coup sûr, les Nouvelles Orientales publiées en 1938 par Marguerite Yourcenar n'auraient jamais vu le jour.
Je vous propose un avant-goût avec un extrait du Porc :
C’est une bête solide et toute d’une pièce ; sans jointure et sans cou, ça fonce en avant comme un soc. Cahotant sur ses quatre jambons trapus, c’est une trompe en marche qui quête, et toute odeur qu’il sent, y appliquant son corps de pompe, il l’ingurgite. Que s’il a trouvé le trou qu’il faut, il s’y vautre avec énormité. Ce n’est point le frétillement du canard qui entre à l’eau, ce n’est point l’allégresse sociable du chien ; c’est une jouissance profonde, solitaire, consciente, intégrale. Il renifle, il sirote, il déguste, et l’on ne sait s’il boit ou s’il mange ; tout rond, avec un petit tressaillement, il s’avance et s’enfonce au gras sein de la boue fraîche ; il grogne, il jouit jusque dans le recès de sa triperie, il cligne de l’œil. Amateur profond, bien que l’appareil toujours en action de son odorat ne laisse rien perdre, ses goûts ne vont point aux parfums passagers des fleurs ou de fruits frivoles ; en tout il cherche la nourriture : il l’aime riche, puissante, mûrie, et son instinct l’attache à ces deux choses, fondamentales : la terre, l’ordure…