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Ed'
« Faut que j'te frappe, pour que tu captes ? »
Quand Ed' menace d'accentuer ses gestes, ça calme les esprits. Parce qu'Ed, c'est un putain de colosse. Mais genre, l'armoire complète, avec cadre blindé, poignées en titane, et des tiroirs si gros qu'ils vous arracheraient la gueule façon grizzli. J'ai donc affiné mon argumentation :
« On va pas y passer des heures, vieux. J'ai des trucs à faire demain.
- J'ai dis ça, moi aussi. Que ça allait jamais m'arriver, et tout. Et puis...
- Tu conduis comme ta femme, aussi.
- Fais pas l'mariole. Tu restes là, c'est tout. »
Même raide bourré, il fait peur, le bonhomme. Physiquement, y'a pas grand monde qui tiendrait tête, j'crois. Le problème, en fait, à bien y réfléchir, c'est que contrairement aux putains de clichés à la con, intellectuellement, Ed, il s'en tire encore mieux.
« Parce qu'en plus, si jamais tu chiais dans la colle - et dieu sait qu't'en est capable, mon salaud-, j'aurais des emmerdes, moi. T'as pas vu l'histoire du mec qu'a laissé son pote rentrer chez lui bourré, y'a même pas un mois, hein? Ca a fait jurisprudence, le truc. J'suis sûr que l'concerné était moins bourré que toi, d'ailleurs, vu qu'y'a pas grand monde qui a ta descente. Bah il a pris deux mois ferme. Et moi j'retournerai pas en taule pour tes conneries d'alcoolique. »
Voilà ce que j'adore chez ce type. Un tas de muscle qui, même à deux grammes d'alcool dans le sang, parle de jurisprudence comme un baveux. Perso, j'ai joué dans mon registre :
« T'es trop bourré, Ed', tu m'prends la tête. Y'a jamais eu un souci en trois putains d'année à se murger sur ton porche de merde. J'en ai rien à branler, moi, de tes conneries de prudence. »
Bon, c'était un peu sec, mais on est habitué à se balancer de telles saloperies à la gueule. C'est un peu nos mots d'amour. Et ce soir-là, comme tous les soirs d'ailleurs, j'avais l'alcool mauvais.
« Puis c'est pas comme si y'avait que six lamentables bornes à faire, hein? Les yeux fermés, mon pote. En plus, y'a pas d'rond-poi...»
Ed' s'est levé, et, de sa main gigantesque, il m'a attrapé le visage.
« T'es vraiment une grosse tête de con. Si tu démolis qui que ce soit -parce que toi, c'est ton problème-, tu m'le paieras. »
Faut lui accorder, c'est vrai que j'ai une tête de con. Surtout après une bouteille de Jack Daniel's. Conduire bourré, passe encore. Ne pas tenir compte des menaces d'Ed', par contre...
« Tu vois, qu'on arrive à trouver un terrain d'entente. Comme j't'ai dis, j'ai des trucs à faire, j'serai p't'être à la bourre, demain soir. »
Tous les alcooliques du monde vous le diront, c'est en se levant d'une beuverie qu'on ressent réellement les effets de l'alcool. Jusque là, on ne faisait que surfer sur les remous paisibles d'une douce ablation temporaire du cerveau. Mais se lever, c'est un peu se prendre la vague - et le surf avec - sur la gueule. Et, ce soir-là, j'ai constaté qu'en effet, je prenais cher.
J'ai tangué maladroitement vers ma voiture, sans trop prêter attention aux reproches émanant du gros dans mon dos. Un bon tour de clé, les Dust Brothers à fond, j'ai pris ce foutu volant. Bien sur, j'avais vu les jolies pubs bien choquantes, les moments d'absence qui font des protagonistes de magnifiques pièces de boucherie tout à fait gerbantes. Bien sur, je savais que la fatigue, l'alcool, la confiance perdait les cons et les réduisaient, au mieux, en une superbe charpie rouge bitume bien fumante. Mais à moi? Quelle blague ! Et pourtant, ce soir là, c'est arrivé. C'est con, comme sensation, parce qu'au moment où vous vous apercevez "flotter" à la limite du sommeil, il est déjà trop tard.
Quand j'ai ouvert les yeux, la voiture mordait déjà bien sur la ligne de droite, légèrement décalée de l'axe de la route. Dans un réflexe ahuri, j'ai esquivé par miracle le poteau qui se présentait devant moi, pour me remettre parallèle.
Seul le rétro a touché, se disloquant et heurtant la vitre qui s'est éparpillée en de minuscules débris de part et d'autre de l'habitacle dans un fracas effrayant.
Je ne me suis pas arrêté : le bruit, la peur, l'adrénaline m'ont même fait accélérer : fuir le lieu, et inspecter la caisse après. Il restait quoi : un carrefour, deux bornes? Priorité, personne dans les rues : je n'ai pas ralenti. Je l'avais déjà eu, moi, mon simili-accident...
Mais c'est donc au carrefour que cette putain de moto a heurté mon aile droite de plein fouet. L'expertise et le compteur bloqué témoigneront : le motard roulait à 173 au lieu de 90 km/h. Il était 02h54, un jeudi.
C'est assez incroyable à raconter, comme ça, mais je suis resté à l'intérieur de la voiture. Groggy, si vous voulez un euphémisme. Jusqu'au passage d'un autre véhicule, et même jusqu'à l'arrivée des pompiers, dans ma 208 maintenant explosée, alors que j'étais parfaitement sauf, je n'ai pas bougé. Bloqué.
Le motard est mort sur le coup. Encastré dans un poteau.
La passagère, qui était sa femme, est morte sur le coup, broyée par la vitesse.
Les flics m'ont fait souffler. 0.78. Même pas de délit. Pour une bouteille de Jack. J'suis sur que ce gros con d'Ed avait moins de 0.5.
Personne, pas même les experts, n'a deviné que j'avais dérapé auparavant.
J'avais la priorité, j'étais un peu bourré, je suis passé face à un motard qui roulait comme une balle sifflante sans respecter le code de la route.
Ils m'ont pris six points.
Je ne suis pas allé en prison.
Tout simplement parce que le motard avait pris de la cocaïne.
Et qu'il en transportait.
Je n'y suis pour rien, hein?
Mais Ed n'a jamais daigné me reparler.