La Fête au Croc-du-Moulin
Agathe avait voulu que je la retrouve au bourg de mon enfance pour l'accompagner au carnaval. La procession s'y déroulait en milieu d'année, avant la mi-juillet, et se prolongeait le temps du week-end. Je l'attendais devant les bureaux postaux en m’accommodant des pétarades communales.
« Jean-Pierre, je suis là ! » m'interpela-t-elle par dessus le fracas des festivités.
Les environs ne comptaient pas tant d'habitants, mais il fallait pourtant plisser les yeux, s'aiguiser le regard pour entr'apercevoir quelqu'un parmi la foule. Après une brève analyse de la situation, je l'identifiai enfin derrière un rassemblement de jeunes – une sortie scolaire peut-être ? – qui barrait la route de sa longue queue leu leu.
« Jean-Pierre, passe donc par la gauche, nous pouvons... » s'exclama-t-elle d'une voix criarde, tentant de survoler par les aigus les aboiements d'un chien qui l'avait prise en grippe !
Je fus terriblement surpris de découvrir qu'Agathe revêtait une tunique orientale, conciliant maladroitement le cuir noir et la soie blanche de la garde arabique avec le voile beige d'une indienne coquette. Pourtant je ne dis pas qu'une telle apparence était ridicule, simplement que rien ne m'avait préparé à une telle tenue, moi qui n'abordais ce carnaval estival qu'en costume sobre et mine désintéressée depuis toujours. Il me revint donc personnellement de prendre le soin de contourner la cohorte comme pour m'excuser de n'avoir pas pris la mesure de son invitation en la saluant avec une pointe de honte feinte à l'extrême.
« Quelle dégaine ! » m'exclamai-je, approchant, faussement offusqué.
Agathe ne me répondit que par un rire amusé, s'empara de mon bras d'un geste vif et me mena jusqu'aux barrières où s'amassaient les badauds. Très vite, la locomotive du cortège entra en scène, or nous ne disposâmes que d'assez peu de temps pour dialoguer.
« Jean-Pierre, dis-moi... commença-t-elle. Qui sont ces hommes masqués ?
─ Ce sont les gardiens du temps, ils transforment les aînés en nourrissons, » lui évoquai-je en montrant du doigt trois silhouettes hirsutes passant au milieu de la rue du Fer à Cheval.
Dans le bourg du Croc-du-Moulin, une fois par an, les âges s'inversaient le temps d'une parade joyeuse.
De mémoire, je crois me souvenir qu'on m'avait expliqué que ces gardiens du temps étaient apparus sous le clocher place de Vendémiaire à minuit un jour de printemps. Ils avaient distribué quelques étrennes aux plus jeunes et métamorphosé une vieille dame en fillette. Depuis la populace (principalement constituée d'artisans, d'ouvriers et de notables locaux) célébrait ce moment de l'année par un micro-défilé à l'image de l'effervescence générationnelle.
Certains se contentaient de ce vulgaire manège pour s'émerveiller naïvement !
Les masques des gardiens du temps possédaient diverses formes mystérieuses. Ils étaient composés de papier mâché, de cordelettes de lin bariolé sur les bords, de paillettes argentées sur le front. L'un avait un nez tombant sur la bouche, l'autre de larges narines et le dernier une touffe de plumes d'oie collée à la cire entre les sourcils. La plupart des enfants les acclamait car ces trois-là distribuaient des bonbons à qui mieux mieux. Enfin ! Je dis : « la plupart », car, moi, ils m’ennuyaient fermement, d'aussi loin que je m'en souvienne...
« Oh ! Les mignons pourceaux, affirma Agathe
─ Pourceaux ?
─ Oui, je parle de la voiture, » m'expliqua-t-elle.
Deux chevaux de trait, de race bretonne, nouvellement ferrés pour l'occasion, tractaient la charrette dont se composait l'essentiel de la parade. Y était installée une famille nouvellement établie au Croc-du-Moulin : deux gamins se trouvaient à l'avant. En fait, il y avait un garçon avec un chapeau haut-de-forme qui faisait mine de conduire la voiture tel un cocher, et une fillette à ses côtés, debout sur son siège, qui saluait la foule avec malice et éventail asiatique (en vérité, du papier crépon dessiné à l'encre de Chine). Leurs deux parents étaient à l'arrière, tels passagers habillés en pyjamas, un nœud de rubans jaunes sur la tête, un air niais à fendre les cœurs.
Vous l'aurez compris, c'était un discret machiniste qui se trouvait au-devant des bêtes, tenant les rênes qu'il tirait patiemment à travers la foule.
Nous rîmes Agathe et moi de découvrir ces rôles inversés dans une rigolade généralisée. Je me rappelle encore avoir profité de ce moment d'insouciance pour me demander pourquoi elle m'avait fait venir ici. Son maquillage était composé d'un fard blanchâtre et d'une ligne bleu ardoise au coin des yeux. Je commençai à oublier son habituel uniforme d'étudiante dans lequel elle se présentait l'an passé. Elle arborait une ardeur de vivre incroyable et gagnait en aisance à une vitesse folle.
Tout à coup, Agathe trouva de l'intérêt pour l'un des wagons du défilé qui comportait de jeunes adultes à pied, habillés des costumes d'arlequin dans lesquels on les avait flanqués.
« Ce sont les prétendants, » indiquai-je poliment, anticipant sa demande.
C'étaient ceux qui entraient dans le monde des premières responsabilités. Ils participaient au cortège en saluant les curieux. Certains s'étaient mis une perruque ou un chapeau de corsaire pour amuser la galerie. D'autres encore portaient des étoffes élégantes, trois pièces ou robes de soirée. La tradition voulait qu'on en choisît un pour remporter la médaille de la réussite, et que celui-ci allait être voué à de brillantes études d’ingénierie.
Un étrange haut-le-cœur me prit le temps d'une ellipse.
« Et celui-là, il est marrant ! » ajouta Agathe.
Devant nous, la lanterne rouge, un vieillard bénévole pour porter le costume du bébé : une couche énorme, les tétons à l'air, un hochet dans une main et une sucette dans l'autre. Il lançait d'indescriptibles gazouillis dont la force burlesque poussaient les bonnes gens dans une hilarité grasse sans limite aucune. C'était, je dois l'avouer, une prouesse extraordinaire de se tenir là, assis sur un char de plâtre aux pompons grossiers dans une pantomime comique.
Le vieillard était paré d'un masque joufflu aux sourcils gigotant, dont les yeux grotesques bombaient des iris simplets percés de trous minuscules, telles les coupoles d'un édifice chancelant. Il s'avérait difficile de deviner précisément quel modèle avait servi à la création de cette représentation caricaturale du nouveau-né, mais le résultat suffisait à rendre l'aîné sous le masque méconnaissable.
Après un instant d'inattention, je me rendis compte qu'Agathe s'en était allée pendant que je demeurais incrédule à la vue de ce spectacle invraisemblable.
Ce ne fut que bien plus tard que j'appris que la femme qui m'accompagnait était partie rencontrer le grand gagnant du carnaval, ce « prétendant » à qui l'on promettait de brillantes études dans une école d'ingénieurs.
À bien y réfléchir, je ne pense pas qu'elle fût véritablement passionnée par les déguisements des festivaliers, mais qu'elle était simplement à la recherche d'une accroche, d'un point d'attache qui se trouva être ce jour-là la perspective d'un rendez-vous passionné avec quelqu'un issu du lot des célibataires de Croc-du-Moulin.
Ai-je véritablement besoin de commenter sa vie personnelle ? Non, il ne m'appartient pas d'en juger.
Peut-être fut-elle accueillie ce jour-là par un beau jeune homme qui l'emmena loin de mes brimades et du ridicule bourg dont j'étais issu ? ou peut-être avait-elle une préférence pour les femmes ?
Pourtant, moi, depuis ce jour, je retourne fréquemment dans ce village natal qui se dépeuple jour après jour, car quelque chose m'attire aujourd'hui encore vers le brouhaha des festivités. De nouvelles traditions apparaissent tous les cinq ans à Croc-du-Moulin, les fêtards ajoutent maints artifices à leur carnaval pour s'égailler dans des activités guillerettes. En restant ici, peut-être espéré-je secrètement qu'Agathe revienne une fois pour me retrouver ? ou peut-être pas !