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Le dilettante Le sang pulse à mes oreilles. De lumière blanche aveuglante, je passe à l’obscurité. Le coeur. Qui faiblit. Mes artères crachent un dernier souffle de vie. J’abrège ma souffrance par un râle de lâcheté. Le sol dur qui rattrape ma chute. Mais je ne me décide à partir. Pure lâcheté.
Alfred avait-il raison ? Cap ou pas cap ? Quand on se balançait au plus haut de nos perchoirs volants, là haut dans les branches des vénérables chênes. Cap ou pas cap de monter plus haut, cap ou pas cap de toucher le ciel, d’embrasser les étoiles et ne jamais revenir. Cap ou pas de partir très loin, sans dire adieu aux mortels ici bas.
Il avait raison. Je n’ai jamais osé m’enfuir comme il l’avait dit, vivre cette vie dont nous rêvions, cette fugue dont nous parlions si souvent. Être un fugitif, très peu pour moi. J’ai préféré faire les études de comptabilité comme m’avait préconisé Papa. Un jour, peut-être, j’ouvrirai mon propre cabinet. Je commanderai une armée de chiffres, bien alignés tels des soldats, je pourrais les mener au combat, les faire avancer en rangs serrés et leur dicter leur conduite : additionner, soustraire, s’effacer. Recommencer. Et chaque jour s’écoulait tout comme chaque chiffre s’alignait sur mon cahier.
Aflred était parti, dieu seul sait où. Je recevais des cartes postales de temps en temps de chaque nouvelle destination, chaque péripétie. Parfois, il me proposait toujours sur le ton de la plaisanterie, de me joindre à lui, d’embrasser les étoiles encore une fois ou pour moi plutôt pour la première fois. Comment lui dire que je ne pouvais grimper dans cet arbre avec la même allégresse alors que je portais aussi sur mes épaules ma femme, mes enfants, mon travail et accessoirement mes dettes si durement acquises ?
Alors oui, je n’ai jamais franchi le pas. Oh, nous avons eu notre lot de coquineries. Il m’a bien entraîné avec lui dans quelques mascarades. À sa manière, il a tout de même poursuivi son rêve. Il n’a jamais cessé d’y croire. J’étais peut-être souvent en retrait, un bon spectateur, prêt à voir et revoir les mêmes numéros. J’en ai peut-être bien appris quelques uns aussi. Surtout avec les filles. Ah, les filles… Ne le voyaient-t-elles pas venir de loin ? Je le voyais certainement venir, avec tous les numéros que j’avais appris. Elle, l’avait certainement vu venir. Danielle. Elle l’observait de loin, s’amuser sur la plage et parader tel un seigneur sur ses terres et tyranniser son peuple. Elle côtoyait avec moi les rangs du public, yeux émerveillés, bouche grande ouverte, le coeur saisi d’une émotion qu’on éprouve lors des grands spectacles. C’est peut-être cela qui nous a rapprochés d’abord. Alfred tonnait que c’était lui qui avait tout manigancé, qu’il avait tout prévu depuis le début, bien sûr. Un stratagème pour que j’embrasse enfin une fille. Ah, on peut lui reconnaître qu’il avait bien caché sa déception lorsqu’elle manifesta son intérêt. Ce n’est pas vraiment ce qu’on attend d’un ami, n’est ce pas, ce doit bien être ce qui, souvent, fait désordre dans les amitiés. Eh bien, c’est ce qui distingue les meilleurs amis. Il a tout de suite compris, sans que je lui en parle. Niais comme j’étais, qu’est ce que j’aurais pu comprendre à ce qui se passait. C’est elle qui tirait toutes les ficelles du jeu, et je me suis retrouvée à nouveau seul sur le banc du public, à regarder cette fois-ci un numéro de charme auquel j’étais absolument novice. Tiens, peut-être que ça l’arrangeait, ce bon vieux Alfred, de ne pas se retrouver dans d’aussi beaux draps. À l’en croire, c’était lui le joueur mais d’aucune n’avait réussi à le déloger de la scène et le reléguer au rang du public impuissant.
D’aucune attache, il était libre comme l’air, allait comme bon lui semblait, et ne s’encombrait que de douces amourettes avant de larguer les amarres à nouveau et étancher sa soif d’aventure.
J’ai la tête qui tourne, des sueurs froides rampent dans mon dos telles de vulgaires limaces à la foulée traîtreusement lente. Je sais pourtant que je ne vais pas tourner de l’oeil. C’est seulement mon cerveau qui ne peut affronter la réalité et préfère se retirer momentanément. Comme un enfant qui cherche à être consolé. Faible. Lâche. Comme toujours. À la trentaine passée, est ce qu’on apprend à grimper à l’arbre et éteindre les étoiles ?
J’ai eu la possibilité de choisir. Je pouvais demeurer ainsi, en dilettante, sans savoir que faire exactement de ma vie, n’ayant d’autres choix que de savoir quel parfum de glace je voulais. J’avais la certitude que la réponse ne résidait pas dans les chiffres ou les lettres des programmes télévisés de mon père, ni dans les articles scientifiques qu’il pointait sous mon nez en pensant faire de moi un ingénieur, à défaut d’être un érudit. Non, la réponse pour moi résidait dans ce sentiment d’appartenance lorsque je regardais le ciel, le chemin des constellations, si énigmatique et pourtant si précis dans je ne sais combien d’ouvrages poussiéreux. La réponse résidait ici et maintenant, quand je ne faisais pas encore des malaises pour un oui ou pour un non, quand je n’étais pas cet être chétif qui avait si peur de vivre sa vie, lâcher l’arbre et voir ce que ça faisait de couler, de ne pas toucher le sol, de rencontrer le vide, d’avoir mal. Cet imbécile bienheureux de l’époque se fichait pas mal des conséquences s’il lui arrivait de tomber par mégarde dans son ascension vers les étoiles.
Il m’a bien fallu choisir.
C’était la période des grands licenciements, où tous les employés de l’industrie familiale du coin se faisaient lapider et dépouiller de leurs possessions pour repartir nus comme des vers, travaillant dans les champs ou dans les toilettes de leurs collègues pour espérer s’affranchir de leurs dettes. Jusque là, nous avions réussi à être épargnés. Enfin, de ce que j’ai pu comprendre par la suite, mon père avait déjà été mis à la porte depuis quelques temps avant qu’il ne l’annonce à ma mère et moi, un vendredi soir, silhouette haletante voguant dans la pénombre moite d’août. Tandis que nous essayions tant bien que mal de l’escorter jusqu’à la chambre, entre quelques hoquets inintelligibles et jurons étouffés, il nous avait servi un sermon sur le devoir d’un homme envers sa famille et la gloire d’un avenir tout tracé. Puis il a eu un soubresaut, sûrement un autre hoquet qui avait bien secoué son âme et dégaillairdi son cerveau embrumé. Il m’a regardé droit dans les yeux et m’a demandé de grandir et soutenir ma famille, faire un métier respectable et fiable, devenir un homme honnête dont il pourrait être fier. Je dois avouer que ce n’était pas la première fois que ce genre de discours franchissait ces lèvres et traversait mes oreilles aussi subrepticement qu’une souris dans un trou. Je ne sais ce qui rendit cette fois-ci différente, le contexte, l’intonation, voir mon père saoul pour la première fois, mais ça avait dégoupillé une grenade en moi avec toute sortes de réactions et de comportements que je ne me connaissais pas, en bon dilettante que j’étais.
P.S : Hum dilettante n'est pas vraiment le terme que je cherchais pour définir ce que j'avais en tête (oui même si je l'ai mis dans le titre) du coup c'est un titre temporaire en attendant que je trouve le nom que je dois trouver pour définir ce perso