Salut ! Nouvelle version de ce texte, écrit pour un Blind Texte à l'origine. Il se situe dans le même univers que
.
Texte de retour après son échec à l'AT la Ville de Somnore.
J'ai déjà pas mal bossé sur ce texte, mais n'hésitez pas à venir commenter, il est dans ceux dont je suis contents, et donc que je suis le plus susceptible de travailler.
« Hors d’ici, sale chienne ! »
Une bourrade un peu plus forte m’envoie directement dans les sacs poubelle, et la puanteur m’assaille en même temps que la douleur explose quand ma tête frappe les pavés.
« Si je te revois ici, t’en repartiras pas vivante. »
Il ajoute peut-être autre chose, mais les mots se perdent sous le claquement assourdi de la porte. Moi, couchée au milieu des immondices, je ne trouve pas le courage de me relever. Tout mon corps me fait mal, et ça étouffe presque la faim qui me tenaille. Je sais bien que je ne peux pas rester là, pourtant. Si on me trouve, je risque bien plus qu’une nouvelle nuit le ventre vide. Un air malsain pèse sur Merril, et les humains frappent dès qu’ils pensent reconnaitre un Faé, quitte à s’attaquer à l’un des leurs.
Je me fige quand j’entends des bruits de pas sur le pavé. Je n’ose pas respirer, j’attends le coup quasiment certain, les yeux fermés, les muscles bandés.
« Tu peux sortir, il n’y a personne. »
Surprise, je relève la tête ; une peau de banane glisse sur mon épaule et rejoint le reste des détritus dans lesquels je suis étalée. Un rouquin est là, à me regarder me dépatouiller, l’air un peu étonné. Il ne doit pas être plus âgé que moi.
« Si tu essaies de te cacher pour dormir, c’est pas très efficace. Je peux te conseiller un coin, si tu veux.
— T’occupe », je grogne. Pas aussi fort que mon ventre, cependant.
« Comme tu veux. Mais, pour ça aussi, je peux aider. » Il montre mon ventre, puis me tend la main.
« Je m’appelle Louis. Et toi ? »
Je prends sa main et il m’aide à me relever, non sans mal. Mon coup à la tête se rappelle à moi, et je saigne peut-être.
« Merci. J’suis Elsa.
— Alors, tu viens ? »
J’hésite. Accepter ne serait pas sérieux : Merril est dangereuse, y suivre des inconnus est suicidaire ; mais je n’ai plus grand-chose à perdre, et quelque chose chez Louis me pousse à lui faire confiance. C’est peut-être son beau visage souriant, son odeur propre, ou seulement mon instinct. Il voit mon hésitation.
« Je suis comme toi, tu sais ? Je ne vais pas te faire de mal. »
Il ferme les yeux, et je vois le processus de transformation s’enclencher : les poils qui poussent, le nez qui s’allonge… et tout à coup, tout s’arrête, et Louis est de nouveau un garçon. Il maitrise bien mieux que moi ses pouvoirs.
« D’accord, je viens. »
Il sourit, puis fronce le nez.
« Avant, il va falloir faire disparaitre cette odeur. Suis-moi ! »
Nous marchons un moment dans les ruelles du vieux quartier, de plus en plus sombres et étroites à mesure que l’on s’éloigne de la rivière. Je les connais, je les ai toutes parcourues depuis mon arrivée dans la ville, mais elles me paraissent soudain oppressantes, dangereuses. Peut-être parce que je ne contrôle rien, que je suis à la merci de mon guide.
Il s’arrête devant une porte semblable à toutes les autres, frappe. Moi, je surveille les environs, à l’affut de tout mouvement, de toute odeur étrangère au lieu. On ouvre.
« C’est pour quoi ?
— Mon amie ici aurait besoin d’un bain. Et de manger. »
Une vieille dame sort sur le palier. Elle me jauge un moment d’un regard dur, puis retourne à l’intérieur.
« Elle peut entrer. »
Louis m’invite à passer la porte, qui se referme derrière moi. La pièce est sombre, seulement éclairée par un feu de cheminée qui brule faiblement ; les murs sont dépouillés, le sol est de terre battue. Sans un mot, la femme me fait signe de la suivre pendant qu’elle claudique dans une autre pièce, guère différente de la précédente, sauf qu’une baignoire fumante y trône.
« Entre. »
La femme a une voix rêche et autoritaire. Sans même m’en rendre compte, je lui obéis, retire mes habits crasseux et entre dans l’eau. En un mouvement rapide dont je ne l’aurais pas crue capable, elle est derrière moi. Elle me plonge la tête sous l’eau – je me débats vainement – puis me ressort, me savonne les cheveux et le corps, sans douceur. Une fois rincée et hors de l’eau, elle me jette une serviette.
« Rejoins-moi quand tu es prête. »
Je la regarde sortir, encore secouée et reste plantée là un moment, la serviette entre les mains, l’eau qui goutte sur le sol ; avant que le froid ne se rappelle à moi et que je me sèche. Remettre mes vêtements est une épreuve : je me rends compte combien je devais sentir mauvais.
Quand je retourne dans l’autre pièce, une assiette fumante est posée sur la table.
« Tu manges et t’es partie. »
La femme est à côté de la cheminée où le feu brule plus fort. Une grande casserole est posée au-dessus, dont elle remue régulièrement le contenu. Je m’assieds à la table et mon ventre gargouille de nouveau en découvrant le repas. C’est une simple soupe verdâtre, mais pour moi c’est un véritable festin : c’est chaud. Je vide l’assiette aussi vite que me le permet sa température, puis me lève.
« Merci », je murmure, je vous dois quelque chose ? »
Elle secoue la main, m’indique la sortie. J’obéis en silence.
Louis m’attend à l’extérieur, adossé au mur de la maison.
« C’est mieux. Chez moi, maintenant. »
Encore le dédale de rues sales et puantes de Merril qui nous permet de nous cacher facilement, à défaut d’y être mieux traités que dans le reste de la cité. Les gardes nous y pourchassent rarement, certains de s’y perdre rapidement et d’être à la merci de tous les coupe-jarrets qui l’écument. Louis semble sûr de lui : il ne marque pas le moindre arrêt aux carrefours, n’hésite jamais devant les panneaux de rue presque illisibles.
« C’est là. »
*
* *
Seule dans mon appartement, j’attends Louis qui approche. Une petite bise souffle à l’extérieur et ma fenêtre est ouverte ; il n’en faut pas plus pour me permettre d’identifier son odeur dans toutes celles que charrie la ville ; son odeur puis son pas dans l’escalier de bois, étouffé par la porte. La façon qu’il a d’hésiter sur le palier, de s’apprêter à toquer, de saisir la clanche finalement ; le rituel n’a presque jamais changé.
« Bière ? » je demande quand il entre enfin.
Il acquiesce avec un sourire qui n’atteint pas ses yeux. Ce n’est pas une visite de courtoisie. Dans le frigo, je cherche quelque chose de fort : j’en aurai besoin.
Je lui tends une bouteille et les goulots s’entrechoquent presque machinalement. Il se laisse tomber sur un coussin qui traine au sol ; je m’assois plus prudemment et le regarde, patiemment. Il ne me dira ce qu’il a sur le cœur que quand il se sentira prêt, pas avant. Les yeux dans le vide, il boit sa bière à grandes gorgées tandis que je le détaille pour la je-ne-sais-combientième fois. Dix ans ont passé depuis qu’il m’a trouvée dans les poubelles d’un restaurant aujourd’hui fermé ; nous avons grandi ensemble et si notre amitié a connu des hauts et des bas, nous nous sommes toujours revenus.
Il pose la bouteille vide sur la table basse et je lui en tends une autre.
« Cette fois, on va devoir partir, Elsa. »
Je ne dis rien, j’attends qu’il continue, j’essaie de ne pas trembler.
« Le conseil de la ville va annoncer de nouvelles restrictions. »
Je ricane, presque soulagée.
« J’ai l’impression d’avoir entendu ça des dizaines de fois. Qu’est-ce qu’ils peuvent encore nous interdire d’autre ? »
Le regard sérieux qu’il me lance me fait taire.
« C’est autre chose. Ils vont mettre les moyens et ont le soutien du gouvernement. Merril doit être l’exemple d’une grande ville sans Faés. »
Silence. J’essaie de digérer ce que ça veut dire.
« Tout le monde va partir. On va pas attendre qu’ils viennent nous tuer chez nous. »
Je déglutis.
« Quand ?
– Après-demain soir. »
La sentence tombe comme une pierre ; Louis n’a pas cherché à m’épargner, à adoucir les choses. Je le sens plus que je ne le vois s’assoir à côté de moi, passer son bras autour de mon épaule, m’envelopper de son odeur si rassurante.
« Ça va aller ? »
Je serre son genou.
« Oui. Tu viendras me chercher ?
— Évidemment. » Il se lève, embrasse mon front.
« Il faut que j’aille continuer ma tournée, prévenir le max de monde. Tu veux que je repasse ce soir ?
— Tu pourrais ? »
Il acquiesce et, en un clin d’œil, il est parti. Moi, j’essaie de savoir comment je vais faire pour tout quitter.
Quand la clef tourne dans ma porte, bien plus tard, je n’ai pas bougé. Du coin de l’œil, je vois la surprise de Louis quand il me remarque, mais il ne dit rien. Je l’entends allumer la lumière de la cuisine. Il s’y active un moment, puis le bruit et l’odeur du café qui coule emplissent la pièce. Il finit par s’assoir à côté de moi et me tend une tasse fumante.
« Merci. »
Petit sourire gêné. Je crois qu’au fond, Louis a toujours su qu’on devrait partir et qu’il ne s’est pas vraiment attaché à Merril. Pas autant que moi, en tout cas.
« J’ai pas envie de partir. » Ma voix est trop geignarde à mon gout et j’ai un bref moment de mépris envers moi-même. Je sens de la pitié dans le silence de Louis.
« Elsa… »
Il rompt la gêne qui s’est installée et je le regarde enfin.
« C’est dur, je sais, mais ça va aller. On a survécu à pire que ça, toi et moi. Rappelle-toi quand on s’est rencontrés. Dans quel état on était. Dans quel état TU étais. »
Comment pourrais-je oublier ?
« Alors ouais, on va partir. Crois pas que ça m’emmerde pas ; moi aussi j’ai grandi ici. Mais on va refaire notre vie, tu vas voir. On est plus forts qu’eux et, un jour, on reviendra et on reprendra notre ville.
– Tu crois ?
Il hoche la tête et me sourit avec cet air complice qui embrase mon cœur. Je l’embrasse sans trop savoir ce que je fais.
Louis dort encore quand je me réveille. Dos à lui, entre ses bras, je ne bouge pas : je veux profiter encore de sa chaleur et de son odeur, alors je fixe le mur vide du salon qui apparait peu à peu, à mesure que quelques filaments de la lumière du jour filtrent à travers les stores que j’ai dû fermer même si je n’en ai aucun souvenir. Au bout d’un moment, je finis par me lever. Lui non, la journée de la veille a dû l’épuiser.
Aussi silencieusement que possible, je commence à préparer mes affaires. Il faudra faire du tri ; je ne pourrai pas tout emmener. Quant au reste… je ne veux pas encore penser jusque-là.
Nous avons dormi sur le canapé — ou ce qu’il en reste — alors un café dans une main et un croissant trop sec dans l’autre, je commence par ma chambre. C’est là qu’est l’essentiel de ma vie, de toute façon. Je décroche les cadres, en sors les photos, celles de nous trois qu’Aïcha a prises avant d’être tuée. Je ne veux pas les abandonner et elles trouvent une place de choix dans mon gros sac de voyage, vite accompagnées du plus nécessaire.
« Tu viendras avec moi ? »
Enfoncée dans mes préparatifs, je n’ai pas senti Louis arriver. Il se tient dans l’encadrement de la porte, à peine habillé.
« Avec qui d’autre ? Et maintenant que tu m’as promis un retour ici, je ne vais pas te lâcher. »
Mon rire est un peu forcé : je ne sais pas vraiment comment réagir, si ce n’était qu’un coup d’un soir ou s’il espère autre chose. Si j’espère autre chose. Du coup, je reste plantée au milieu de ma chambre et je change de sujet.
« Ils vont prendre nos affaires, tu crois ?
— J’en suis sûr. Tout revendre.
— Ça me donne envie de tout bruler. »
Il hoche lentement la tête.
« Je sais pas. À quoi bon ? »
Il désigne du menton les cadres vides sur le lit.
« Toi aussi tu les as prises ? Je me demandais.
— Évidemment. »
Mon ton est un peu sec et je le regrette immédiatement. Ce n’est pas de sa faute si nous devons abandonner Merril.
« Oui, évidemment. Excuse-moi, je ne voulais pas te blesser.
— Petit-déjeuner ? »
Je soupire, il hoche la tête et s’écarte pour me laisser sortir.
Louis est reparti dans la matinée sans que lui ou moi n’ayons évoqué notre nuit. À mesure que les heures passent, les étagères se vident et des piles d’affaires montent dans l’appartement et j’y vois plus clair.
« Faut que je sorte. »
Ça fait un jour et demi que je suis enfermée chez moi et je n’en peux plus. Si je dois partir, autant que ce soit après avoir profité une dernière fois de ma ville. Prudente, je glisse mes couteaux dans mes poches. À nous deux, Merril.
C’est étrange de se dire qu’on voit des lieux devenus familiers pour la dernière fois. J’essaie d’inscrire en moi les odeurs, les sons et les images de la ville, même si c’est un peu peine perdue. Je traverse la rue des Marronniers la main sur les vieilles bâtisses qui m’ont vue grandir, attirant quelques regards interloqués des bonnes gens de Merril. Je les ignore ; m’arrête un moment au parc Guigneur, me retiens d’aller embrasser les arbres plus vieux que moi. Je me contente de passer entre eux, de lever la tête, souvent, vers leurs hautes cimes, plantée au milieu du chemin. On passe à côté de moi, on me bouscule, m’insulte parfois : on soupire fort, tout du moins. Je laisse le parc sans regret, continue jusqu’aux quais de la Savoureuse. Les plaisanciers sont rares, à cette époque de l’année ; la plupart ont descendu la rivière jusqu’à la mer et profitent de la douceur de l’été, là-bas. C’est en jouant là que Louis et moi avions rencontré Aïcha, et avec elle nous avions sauté de bateau en bateau, s’attirant les foudres de leurs propriétaires, nous en moquant toujours. Attablée devant une bière dans le bar de mon adolescence, où quelques jeunes maltraitent un babyfoot d’un autre âge, je regarde le passage dans la rue de l’Épine et retiens mes larmes avec peine.
Avant de rentrer chez moi, il me reste une dernière étape : alors que le soleil commence à décliner, assise sur un banc place des Victoires, je regarde le grand temple se parer de rose comme nous l’avions si souvent fait. Jusqu’à la mort d’Aïcha.
Je m’arrête aux portes du cimetière. Je n’ai pas le cœur d’y entrer.
De retour chez moi, Louis n’est pas là et je ne sais pas ce que j’en pense. Trop épuisée pour me poser vraiment la question, je m’enfonce rapidement dans mon lit et dans le sommeil.
Le matin, Louis me trouve au chevet de ma moto, mon téléphone crachant du metal saturé. Il attend un moment dans l’entrée du garage et je sens son regard qui suit chacun de mes gestes. Je finis de vérifier mes pneus, nettoie une tache sur la carrosserie et me tourne vers mon… ami ?
« C’est l’heure ? »
Il hoche la tête.
« Tu es prête ? »
Je me relève, donne une tape amicale à ma monture, et fais signe à Louis de m’accompagner dans l’appartement. Je le trouve vidé de toute sa substance, de toute sa vie. Je n’aurais jamais cru m’y attacher autant, mais au fil des années il était devenu l’antre dont j’avais besoin. Mon sac plein trône au milieu.
« Tu as ta voiture ? »
Louis répond non de la tête et tente une vague explication de la main. Je l’arrête.
« Je t’emmène. Va falloir me guider par contre. »
Nous redescendons dans le garage et Louis monte derrière moi. Nous roulons quelques minutes à travers les rues vides de la ville. Ce matin, Merril est encore endormie ; ça ne rend l’adieu que plus déchirant. Nous rejoignons la grande place du marché où les quelques centaines de véhicules des derniers Faés de Merril se rassemblent, sous l’œil inquiet de rares badauds. Le moment parfait pour un piège, je me dis, et je sais que Louis pense comme moi, que c’est en partie pour ça qu’il est si fatigué. Rien n’en parait pourtant quand il descend de la moto et s’avance au milieu de la foule. Il jette un coup d’œil à sa montre et prend la parole. Sa voix puissante intime rapidement le calme, tout le monde l’écoute.
« Chers amis, il est l’heure. Ne leur laissons pas le temps de réagir tant que nous le pouvons. Je sais que nous n’allons pas tous dans la même direction, peut-être nous reverrons-nous un jour, je le souhaite de tout cœur. Et sinon, que la chance vous sourie, où que vos pas vous mènent. Au revoir. »
Une grande clameur retentit et, peu à peu, dans toutes les directions, les Faés fuient Merril sans un regard en arrière. Louis me revient.
« Et nous, on va où ?
— Une envie particulière ? »
Je hausse les épaules. Je n’y ai pas vraiment réfléchi, certaine que Louis avait un plan.
« Vers l’est ?
— Vers l’est. »
Nous sommes les derniers à partir. Nous dépassons à toute vitesse le panneau qui indique la sortie de la ville et ne nous arrêtons qu’une fois en haut de la colline. Je veux regarder Merril une dernière fois.
« On reviendra, hein ?
— Je te le promets. »
Quand le soleil a disparait derrière Merril, Louis prend ma main dans la sienne.
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