Le défi était simple dans sa formulation "Mary, j'ai envie de te défier d'écrire un texte de SF" (merci Tortoise ) mais je me suis pas mal creusée la tête pour avoir une idée, alors que d'habitude elles viennent toutes seules...
Alors à vous de juger si j'ai rempli mon contrat !La Vieille Cité
La fille ne cessait de remonter, d’un index nonchalant, ses lunettes rouges écarlates sur son nez ; ça exaspérait Barty. Il attendait debout devant elle, tandis qu'elle recherchait son dossier personnel sur sa machine dernier cri, sans doute pour vérifier que Barty n’était pas un truand des bas-fonds de Manat, ou pire, un habitant de la Vieille Cité. Que cela prît plus de temps que prévu semblait l'agacer quelque peu, car son petit nez retroussé se plissait à mesure qu’elle tapait sur son clavier, de manière presque artistique selon Barty, avec un joli bruit de cliquètement. Le pilote s’étonnait d’ailleurs qu’elle pianotât aussi longtemps avec le peu d’informations qu’elle avait reçu : nom, code créature et numéro d’identification.
Pendant qu’elle commençait à souffler d’impatience, Barty laissa errer son regard dans la pièce. Cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas vu un bureau comme celui-là. D’habitude, il travaillait d'un entrepôt à l'autre, plus à l’aise avec les Piovres qu’avec les humains. Ces créatures avaient peu à peu pris le monopole du transport lourd, à mesure que les engins se perfectionnaient, que les commandes de contrôle se complexifiaient et en devenaient presque impossible à gérer pour les humains. Presque, car Barty était l’exception. Mais il fallait bien dire que neuf tentacules étaient plus efficaces que deux bras. Et de toute façon, le monopole était devenu agressif et aucun humain sensé ne s’essayait au transport lourd, et s’il s’y risquait, il ne faisait pas long feu.
« Ah, enfin, fit la fille d’un air pincé, comme si c’était de la faute de Barty si la machine n’était pas aussi performante qu’étincelante. Bien, tout a l’air en règle... Mais autant vous prévenir, avant de vous n’entriez dans ce bureau : cette mission concerne des Importants. Un faux pas, un accident, et c’est bien plus que le prix de la course que vous perdrez. Avez-vous déjà travaillé pour des Importants ? s’enquit-elle d’un ton sec.
- Euh, non, jamais, bredouilla Barty, que son discours aussi carré que ses lunettes commençait à alarmer.
- Tant pis, vous verrez. »
Et sans plus tarder, elle le conduisit à travers plusieurs couloirs, et le fit entrer dans un bureau voisin, semblable au sien mais occupé par un homme entre deux âges, vêtu d’un costume sombre tiré à quatre épingles. La secrétaire toussota, puis récita automatiquement « Bartiméon Pessu, humain, transporteur. » avant de sortir en fermant la porte derrière elle.
Costume Noir eut un marmonnement étonné avant de lever la tête. Il fronça les sourcils une seconde et un éclair de génie sembla le frapper : son visage s’illumina un instant, avant de prendre une expression de supériorité.
« Ah oui, ça me revient. Une mission spéciale. Nous avons une cargaison d’objets et de mobilier à envoyer à Vekyo pour déménagement. Je ne vous cacherais pas que ce sont là des objets de valeur, appartenant à une famille que nous n’aimerions pas froisser, et vous de même. Nous nous comprenons ?
- Oui, acquiesça Barty. Mais j’ai une question : pourquoi m’avez vous demandé, moi ? La Corporation des Monuments n’a pas ses propres transporteurs ?
- Bien évidemment, seulement la mission comporte une petite clause qui nous a donné quelques… soucis. Deux voyageurs vous accompagneront, dont une enfant que ses parents ne veulent pas savoir à proximité d’autres créatures que des humains.
- Z’ont qu’à prendre une navette, grommela Barty assez mécontent de la tournure que prenait l'affaire. Mais il était à une rognure d’ongle de signer, et un contrat comme ça était trop juteux pour qu’il le laisse filer.
- Je vous demande pardon ? fit l’autre avec l’air au contraire de ne rien lui demander du tout.
- Ma cabine n’est pas un compartiment première classe. Je ne vais pas y loger deux voyageurs en plus, bougonna Barty pour la forme.
- Vous n’êtes pas sans savoir que, sous la pression d’une certaine race, les transporteurs humains ne sont plus très nombreux, mais…
- Je suis le seul, coupa Barty en essayant de ravaler un petit air orgueilleux que l’autre aurait regardé avec trop de condescendance. En tout cas, officiellement. Et durablement.
- Oui, oui. Bref, nous pourrons arranger une petite prime s’il le faut, mais ces personnes doivent vous accompagner. Soyez fier que cette famille vous fasse confiance...
- Bon, bon, du moment qu’ils ne font pas de remarques et qu’ils me laissent tranquille, ça ira je pense… avec la prime », rajouta-t-il au dernier moment.
Pas question de laisser passer un moyen de se faire un peu plus d’argent, ou c’en était fini de la réputation de Barty la Pinaille.
Une semaine plus tard, Barty attendait patiemment sur l'une des pistes d'envol de Manat. Le chargement était terminé mais les clients n'étaient pas encore arrivés. Et pas un Piovre à l'horizon pour discuter un peu, histoire de faire passer le temps. Cette famille devait être sacrément puissante pour se faire obéir à ce point ! Cependant, ce n'était pas la première fois que Barty entendait parler de cette lubie qu'avaient certains parents de ne pas vouloir que leurs enfants frayent avec des non-humains. Plus loin ils se trouvaient d'eux et mieux c'était. Mais les humains se faisaient rares dans tous les métiers du transport... Trop minables pour eux, certainement. Barty sortit de ses réflexions lorsque les deux voyageurs entrèrent dans la cabine. C’était bien sa veine, une fillette et sa nounou ! Bon, pour la fillette, il le savait, mais naïvement et inconsciemment il avait dû s’attendre à autre chose qu’un paquet de froufrou rose, et une imposante gouvernante à l’allure renfrognée. Ça va être joyeux, songea-t-il en soupirant intérieurement et en maudissant les lubies des Importants. La fillette (dix ans tout au plus) accourut jusqu’à lui, les yeux brillants et le sourire enjoué. La curiosité personnifiée. La curiosité collante, qui plus est.
« Je m’appelle Trocadéro, et vous ? fit-elle en posant une petite main brune sur le tableau de bord.
- Casse-toi.
- Comment ça s’écrit ? »
Il la dévisagea, l’air mauvais – ou du moins, il essaya. Apparemment les grommellements et la vulgarité ne fonctionnaient pas très bien sur les gamines de bonne famille. Il essaya une autre tactique.
« Je m’appelle Barty, maintenant va t’asseoir sur le fauteuil, là, attache-toi et dors.
- Ah non, je ne veux pas dormir. C’est la première fois que je monte dans une épave comme celle-là ! s’exclama la fillette en effectuant cependant les deux premiers ordres.
- Une
épave ? ! Non mais et puis quoi encore ! C’est un Kammion 970 d’à peine dix ans ! bougonna Barty, avant de marmonner pour lui même, outré : une épave, jamais entendu ça de ma vie ! Mon transporteur, une épave ! Pourquoi pas un tacot rouillé pendant qu’on y est !
- Ça veut dire quoi « Kammion » ? demanda Trocadéro.
- J’en sais rien, répondit sèchement Barty. C’est juste un nom, un nom inventé, voilà. »
La nourrice émit un petit son à travers ses lèvres toujours pincées, le genre de bruit à dire « Tu es vraiment idiot, toi, pas vrai ? Tout le monde sait ce que Kammion veut dire, à part les minables dans ton genre. » Du moins, Barty le prit comme ça. Le voyage allait être
très long.
Après avoir vérifié que les voyageuses s’étaient attachées convenablement sur les deux fauteuils défraîchis qui décoraient le fond de la cabine, Barty pianota sur ses commandes et décolla avec douceur. La traversée au-dessus de Manat sembla émerveiller la fillette qui s’était placée à côté de la vitre poussiéreuse, si bien que Barty ne l’entendit pas pendant un bon moment. La nourrice finit par s’endormir en ronflant légèrement et lorsque Barty tourna un peu la tête pour l’observer, il vit nettement un filet de bave descendre de la commissure de ses lèvres.
Le paysage n'eut bientôt plus aucun intérêt. On avait quitté les faubourgs de Manat et on passait à présent au-dessus de rien. Ou du moins, rien de visible à cette altitude, mais plus bas il devait y avoir quelques ruines à hauteur de la Vieille Cité. Trocadéro se tourna donc pour observer l'intérieur de la cabine, mais se lassa bien vite – il n’y avait pas grand chose à voir à part l'immense tableau de bord, les fauteuils et l’armoire à outils.
« Vous n’avez pas une histoire à me raconter ? J’adore les histoires.
- Non, j’en connais pas. Et puis, c’est plus de ton âge.
- Oh, mais pas des histoires comme ça. Des vraies histoires, de truands, de créatures et tout ça. Mimy ne veut jamais m’en raconter, elle dit que je suis trop jeune. Mais c’est pas vrai et… oh ! C’est quoi ça ?
- Ça quoi ?
- Ce bout pointu, là qui sort des nuages ?
- Ça doit être la Vieille Cité…
- La Vieille Cité ? Qu’est-ce que c’est ? C'est un repère de transporteurs pirates ? Ou bien c’est une base ? Un entrepôt ?
- Mais non, soupira-t-il, exaspéré. C’est trop bas, inutile lorsqu’on voyage à notre hauteur. Par contre, la Vieille Cité, c’est bien un endroit pas fréquentable. C’est pas un endroit pour toi. D’ailleurs, ça m’étonne pas qu’on t’en ait jamais parlé.
- Alors racontez-moi ! Allez, une histoire, une histoire ! scanda-t-elle et Barty sentit sa volonté fléchir sous les accents enfantins de la requête.
- D’accord, d’accord. »
Après tout, ça pourrait la calmer, et avec un peu de chance l’endormir. Il essaya de prendre le ton posé et doux que son père employait quand il était jeune, et fit un effort pour faire des phrases correctes.
« La Vieille Cité, c’est la trace d’une humanité plus ancienne, moins évoluée. On dit qu’elle a été une ville importante aux siècles précédents, la première ville de son État, une cité que tous venaient admirer et qui regorgeait de curiosités à connaître, de bâtiments et de constructions insolites, symboles de temps plus anciens. On raconte des tas d’histoires sur elle, le plus souvent douteuses, toujours enjolivées. Le vieux Pierr s’obstinait à l’appeler « Paris » à chaque fois qu’il m’en parlait ; il disait qu’il avait lu dans sa jeunesse un livre sur elle, un livre des temps anciens, tu sais, avec du papier. Ça s’appelait «
Monuments et curiosités de Paris ». Je l’ai toujours considéré comme un vieux menteur, car ce sans-le-sou n’aurait jamais pu approcher une rareté telle qu’un livre de papier, et en plus, il ne devait certainement pas exister de Monuments à cette époque.
Et c’était peut-être aussi bien, songea Barty à part lui.
- Qui est le vieux Pierr ? demanda Trocadéro.
Barty sourit. Elle avait cette façon extraordinaire de poser des questions comme si sa vie dépendait de la réponse, alors qu’en toute logique, elle n’en avait rien à faire. Cependant il décida que lui parler du vieux Pierr n’était en rien dangereux et aurait en tout cas le mérite de faire passer le temps.
- Je l'appelle comme ça, parce que je n'ai jamais su son nom complet, ni le lien familial qui nous unissait. Quand j'étais gosse, il était toujours à la maison, il avait toujours une histoire à me faire partager, et jamais la même. Tu l'aurais certainement aimé. Il racontait les Temps de l'Invasion comme s'il les avait vécus, il m'expliquait l'arrivée des Piovres, des Unirs, des Alyons et des autres, avec l'air de les avoir vus au Grand Débarquement. Mais même à l'époque, je savais que c'était faux : s'il n'avait jamais pu toucher un livre de papier, il n'avait pas plus de chance d'avoir vécu l'époque où la Vieille Cité rayonnait.
- Et alors, qu'est-il arrivé à la Vieille Cité ? demanda Trocadéro.
- J'en sais trop rien. Il s'est passé pas mal de choses aux Temps de l'Invasion. Des peuples entiers de créatures sont arrivés et beaucoup de choses ont changées. Mais maintenant, ça fait partie du passé... Comme la Vieille Cité.
- Elle est morte ? murmura tristement Trocadéro. Tout le monde est parti ?
- Oh, non. Non, il y a encore des habitants, mais on les évite. Ce sont... comme des humains qui n'ont pas évolué. Ils vivent comme avant, sur terre, avec des maladies horribles et une intelligence moindre.
- Comment tu le sais ? Tu les as déjà vus, dis ? demanda la fillette, dont le visage s'illuminait à nouveau.
- Non, jamais, répliqua vivement Barty. C'est ce qu'on raconte, c'est tout. Moi, je ne suis jamais descendu dans la Vieille Cité. C'est plutôt déconseillé.
- Par qui ?
- Par les Monuments, d'abord, et ils surveillent ça de près. Et puis par le bon sens... C'est pas un endroit pour nous, et eux, ils feraient bien de monter plutôt que de rester dans leurs ruines malsaines.
- Et qu'est-ce qu'il va leur arriver ?
- J'en sais rien. Mais je suppose que les Monuments finiront par s'en occuper.
- Papa va y aller ? s'exclama Trocadéro avec un accent d'espoir dans la voix. Tu crois qu'il m'y emmènerait ?
- Ton père travaille pour... s'étonna Barty avant de se souvenir. Ah oui, bien sûr. Des Importants, marmonna-t-il.
- Je serai peut-être assez grande à ce moment-là, rêva la fillette.
- M'étonnerait qu'il t'y emmène, tu sais.
- Alors j'irai toute seule, déclara-t-elle.
- Tu pourras toujours essayer, gamine, » murmura Barty.
La fillette finit par se taire, après avoir posé deux ou trois questions supplémentaires au pilote, et elle s'endormit, le front contre la vitre, en rêvant sûrement à ce qu'elle pourrait trouver dans cet endroit merveilleux qui l'attendait au-dessous d'elle. Barty fut soulagé de poursuivre son vol dans un silence savoureux, mais en lui-même il songeait également à cette Cité presque oubliée. Bah, un jour ou l'autre, on n'en entendrait plus parler. Et ce serait probablement pour le mieux ; vivre dans le passé, c'était bien une idée tordue.
Ils arrivèrent à Vekyo quelques heures plus tard. Trocadéro lui dit adieu, descendit avec la nourrice et s'évapora dans un ascenseur. Barty descendit à son tour chercher son dû, et en décollant une heure plus tard, il avait déjà presque oublié la fillette.
Mais les années avaient passé, et à présent, le livre fermé devant lui, il s'en souvenait clairement. Trocadéro, un nom comme ça, ça ne s'oublie pas. Elle devait avoir quoi ? Vingt ans à peine. Barty se sentit un peu ému en songeant qu'elle s'était souvenu de lui. Et aujourd'hui, un bien étrange colis l'avait attendu dans l'entrepôt où il venait s'approvisionner. Comme destinataire, on avait simplement indiqué : "transporteur Barty, humain." Et évidemment, ça n'avait pas été trop dur de le retrouver. Dans le message qui accompagnait le colis, elle avait - d'une très jolie voix, polie et mesurée - indiqué qu'elle avait retrouvé cet ouvrage dans des affaires de famille et que ça pourrait intéresser Barty.
Un livre. Un livre de papier, à la couverture marron qui se craquelait. Barty osait à peine l'ouvrir, de peur qu'il ne tombât en poussière. Il le fit cependant, et n'en crût pas ses yeux lorsqu'il déchiffra le titre : "
Monuments et Curiosités de Paris." Il sourit doucement et l'image du vieux Pierr lui revint en mémoire. Pas si menteur que ça, finalement. Puis Barty remarqua qu'un morceau de papier dépassait du livre ; n'osant pas tirer dessus, il tourna précautionneusement les pages jusqu'au morceau déchiré. Il ne comprit le pourquoi de la chose que lorsqu'il lut le titre de la page : " Jardins du Trocadéro." Un nom comme ça, ça a forcément une histoire.