Le soldat mutilé
Comme chaque jour le Professeur Alex Baranova se rend à bicyclette aux laboratoires de la société Oréal, à Vevey, sur les bords du lac Léman. Avec une équipe, il travaille à la recherche d’une nouvelle molécule pour créer un parfum révolutionnaire qui apaiserait les esprits et donnerait littéralement du baume au cœur. Une sorte d’essence thérapeutique en somme. Le Pr Baranova est passionné par son métier. Cela fait plusieurs années qu’il est employé à la recherche fondamentale pour les produits cosmétiques d’Oréal.
Ce matin d’avril, l’œil rivé à son microscope, il observe le pistil de fleurs rares que l’on trouve dans les massifs montagneux du centre de l’Europe. Pistil et étamine sous l’optique du microscope subissent un grossissement au 2500nm qui les fait ressembler à des planètes ou astéroïdes, autant qu’à des monstruosités abyssales à la fluidité dansante dans un océan amniotique. L’émerveillement d’Alex est à son comble.
Mais sa vision curieusement se trouble, jusqu’à le contraindre à quitter sa lunette oculaire. La baie vitrée au-dessus de sa table laisse passer la lumière du ciel. Par cet espace d’azur Alex espère trouver une pause, une sérénité à son regard. Subitement, dans le bleu du ciel une forme vague se dessine. Une forme grossissante se rapprochant vers Alex, tel un effet de microscope géant. Le professeur se frotte nerveusement les yeux. Ses tempes se mettent à battre violemment et à lui tenailler le crâne. La forme maintenant occupant toute la surface de la baie vitrée définit abruptement ses contours. Alex aussitôt croit reconnaître comme quelque chose de semblable à la silhouette d’un soldat. Casque, fusil, treillis. Et dans une lueur phosphorescente le visage se précise. Des yeux aux orbites profondes fixent le professeur. Cette fois il voudrait se lever de son siège. Reculer, fuir, se dérober à cette intrusion menaçante. Mais une puissance invisible le cloue à son fauteuil. Pétrifié, il entend tout d’un coup une voix sépulcrale lui parler.
« Tu te souviens Alex, dans les montagnes des Carpates, comment tu m’as obligé à manger des vers de terre vivants, et de la nourriture pour chien et aussi du savon. C’était dans ton village. J’avais le pied blessé par un obus. Tu m’obligeais à sauter régulièrement sur ce pied blessé, sans aucune raison. Ça a fini par me flanquer la gangrène. On a dû me couper le pied et la jambe. J’avais à peine vingt-cinq ans. »
Alex entend ses paroles moulinées dans son crâne. Le soldat immense remplit tout le ciel. Il marche sur un pied maladroitement. Alex se souvient. Les pistils des fleurs magnifiques sous le microscope proviennent de cette belle région des Carpates. Maintenant elles ne poussent plus car le sol est carbonisé, pulvérisé par les bombes.
Aujourd’hui Alex est pétrifié de peur. Il ne sait si c’est son hallucination du soldat ou le souvenir des tortures qu’il lui a infligées. Une nausée le prend, une incompréhension terrible, la confusion de toute son histoire ramassée ici soudain, à partir du pistil sous le microscope, son village natal bombardé, les exactions atroces de l’ennemi, la vengeance des victimes. Alex a peur de lui-même, contaminé par le chancre de la culpabilité. Il voudrait parler, échanger un regard avec ses collègues, mais tous en blouse blanche, ont l’œil plongé dans leur microscope aux images fantastiques.
Alors une parole écorchée fuse des lèvres du professeur s’adressant au soldat mutilé ;
« Oui, on vous a torturé longuement avant que vos renforts viennent vous chercher. Mais vous aviez assassiné nos familles, nos enfants, brûlé notre village. Vous devriez aujourd’hui avoir honte encore de semer la peur et l’épouvante en remplissant nos pensées, réveillant des remords et nuisant à mon métier de chercheur qui m’aide à reconstruire ma vie. »
A ces mots une armée de nuages obscurcit le ciel au-dessus du lac Léman. Les jours suivants Alex sur sa bicyclette parcourt difficilement la route qui le mène chez l’Oréal. Il s’attelle à la table de travail et à ses études au microscope avec une anxiété inhabituelle. La peur toujours de voir resurgir le fantôme du soldat par la baie vitrée. Comme un crabe au ventre, ou une pieuvre qui ligote chacun de ses mouvements, le plombant sur son siège du matin au soir.
Puis un jour, les membres de l’équipe annoncent au Pr Alex Baranova que les recherches sur les pistils ont abouties. Le parfum miraculeux qui va donner du baume au cœur, parfumer les âmes est dans sa phase d’expérimentation. Alex bien sûr est le premier à vouloir subir le test. On lui vaporise des généreuses bouffées du parfum révolutionnaire, au label prestigieux d’Oréal. Très vite l’odeur mauvaise des souvenirs, le remugle de la culpabilité se dissipent. Alex respire un air nouveau, léger, celui du lac Léman où les cygnes à col blanc tracent leur danse silencieuse sur l’onde chatoyante sous un ciel libéré enfin de tous ses fantômes.
