Je fulminais, en parcourant la plage. Décidément, Ygraine en avait de bonnes ! Etouffé par la chaleur cuisante sous ma longue robe violette, je peinais à progresser sur le sable et m’enfonçais d’une bonne vingtaine de centimètres à chaque pas. Ma barbe blanche étincelait au soleil et les rayons ardents m’aveuglaient à tel point que je dus visser une paire de lunettes noires sur le bout de mon nez. Je ne pouvais néanmoins pas me résoudre à abandonner mon bâton et mon chapeau de magicien pour gambader entre les cocotiers, vêtu d’un maillot de bains, ou à me dorer la pilule au soleil comme toutes ces humanoïdes du commun étalés sur leur serviette. Un respectable enchanteur ne se laisse pas aller à l’oisiveté.
Autour de moi, la plage était bondée. Toutes sortes de créatures venaient du multivers entier savourer la chaleur de l’été sur l’Ile aux Sirènes. Je ne pus m’empêcher de maugréer à voix basse : « de mon temps, on prenait les sirènes pour ce qu’elles étaient : des monstres marins ! ». Entre un groupe de trolls qui jouaient au volley (le rocher qui leur servait de ballon devait peser cent bons kilos), un jeune cyclope en train de gonfler une bouée en forme d’orque et un couple d’elfes endormis, j’aperçus un gobelin athlétique, vêtu d’un minuscule slip de bains rouge. Le gobelin roulait des muscles devant une hydre lascivement étendue sur le sable et lui proposait de l’enduire de crème solaire « afin de protéger ses écailles délicates ». Je sentis la commissure de mes lèvres tressaillir pour dessiner, bien malgré moi, l’esquisse d’un sourire, lorsque l’hydre déclara sèchement qu’elle avait assez de crème solaire dans le dos.
Je me détachai de cette vision consternante et me mis à scruter le bord de l’eau, à la recherche de mes trois garnements d’apprentis. Nous avions rendez-vous avec Ygraine, il n’était pas convenable de la faire attendre. Ygraine nous avait convoqués sur une anse préservée des touristes pour faire passer aux garçons l’épreuve d’admission au sein de l’Ordre des Magiciens. Pardon, l’Ordre des Magicien.nes : Ygraine tenait à l’écriture inclusive et, en tant que doyenne de l’Ordre, avait toute autorité pour imposer cette rectification égalitariste. En tant que doyenne, c’est également à elle que revenait le privilège d’évaluer les aspirants à l’Ordre.
Privilège, c’était une question de point de vue : je connaissais suffisamment mes trois lascars de disciples pour savoir que les évaluer n’avait rien d’honorifique. Cette année, je pressentais que l’examen m’apporterait plus d’embarras que de gloire. Les apprentis talentueux se faisaient rares, ces derniers temps. J’avais dû me rabattre sur les seuls qui s’étaient présentés : Rin, d’une maladresse exceptionnelle, Mime, un gentil garçon d’une naïveté stupéfiante et Narsil. Si ce dernier présentait le plus de potentiel, il se comportait comme la pire des carnes. L’Ordre, quant à lui, intégrait de moins en moins de recrues, les Royaumes financeurs ayant dernièrement réduit leurs subventions. Au cours des dernières années, le nombre de candidats admis avait ainsi été limité à un seul par épreuve.
Depuis qu’Ygraine avait quitté la lande pour les tropiques, elle organisait l’épreuve sur l’Ile aux Sirènes. L’Ordre des Magicien.nes avait protesté. Moi-même, deuxième en importance au sein de l’Ordre après la doyenne, je m’étais offusqué : « c’est la fin des écoles de magie traditionnelles ! ». Malgré toutes nos récriminations, Ygraine avait déménagé. Les admissions se déroulaient désormais sur le sable blanc.
« Vivement que je retrouve ma bonne vieille lande et mes bons vieux grimoires », soupirai-je, en apercevant mes disciples au bord de l’eau.
Le plus jeune, Mime, un bel enfant blond, me fit un signe en m’appelant : « Enchanteur Tibélius ! ».
Mime commençait déjà à prendre des coups de soleil. Comme à chaque fois que je croisais son regard pur, je m’interrogeai : un garçon plein de bons sentiments comme lui pourra-t-il un jour devenir un magicien décent ?
Pendant ce temps, Rin, son aîné de deux ans, roux et maigre, sautait allègrement dans les vagues. Après quelques bonds dans l’écume, il regagna le sable en sautillant, le gros orteil enserré par les pinces d’un crabe rayé jaune et bleu. Sacré Rin. Il avait trouvé le moyen de se faire pincer par un des rares crabes venimeux qui subsistaient encore sur l’île.
Mime détacha complaisamment le crustacé de son pied pendant que j’approchais en sortant un antidote de ma besace.
« C’est une espèce protégée », expliquai-je aux garçons en remettant le crabe à l’eau.
Narsil, le plus âgés des trois, n’avait pas perdu une miette de l’accident de Rin. Il riait à gorge déployée en faisant insolemment voltiger derrière lui ses cheveux noirs. Je remarquai qu’autour de lui, les maillots de bains des filles avaient tendance à se détacher ou à être emportés par des vagues traîtresses. Je lui ordonnai de se rapprocher. Il obéit en grommelant son habituel « çavasionpeuplusamuser ».
Une fois que Rin fut remis en état de marcher, nous avançâmes vers l’anse du Pirate Vilis Dragorn où nous attendait Ygraine. Nous remontâmes la plage pour emprunter un chemin tortueux qui menait vers l’ouest en s’enfonçant dans la végétation luxuriante de l’île. Nous sûmes que nous étions arrivés quand nous aperçûmes la statue du pirate, homme patibulaire à l’œil caché sous un bandeau, au bout du chemin.
Narsil fut le seul à s’attarder devant la statue, avant de rejoindre ses deux camarades qui admiraient le paysage préservé de l’anse, son sable immaculé, ses eaux translucides.
« C’est paradisiaque », souffla Rin. Je préférai ne pas lui répondre que tout magicien de bonne formation aurait dû considérer cette vision comme l’enfer sur terre et avançai de quelques mètres vers un panneau planté de travers, rongé par l’air marin.
Je déchiffrai à voix haute les indications à moitié effacées :
« Bienvenue à l’anse du Pirate Vilis Dragorn
Plage hantée par le fantôme du Pirate – Déconseillée aux âmes sensibles ».
Mime se rapprocha de moi. Je sentis qu’il n’était pas rassuré.
« Enchanteur Tibélius, y a-t-il vraiment un fantôme sur la plage ?
- Sans doute, mais tu sais bien que les fantômes ne sortent que la nuit.
- Ah oui, c’est vrai ».
Le pauvre garçon retrouva sa sérénité. Il n’y avait vraiment pas de quoi effrayer une licorne.
Seule occupante de la plage, une femme se reposait sur une chaise longue, sous un parasol.
Je reconnus immédiatement la doyenne, en ce que son apparence ne ressemblait en rien à celle que devrait avoir le membre le plus respectable d’un Ordre millénaire. Blonde, très séduisante, Ygraine n’avait presque pas changé depuis que j’avais fait sa connaissance. Le blond de ses cheveux était toutefois moins naturel qu’auparavant et sa peau avait pris une teinte caramel sous le soleil de son île. Elle était encore plus mince que dans sa jeunesse. Le haut de maillot de bains minimaliste qu’elle portait mettait cependant en évidence une poitrine aux contours plus que généreux : je ne pus m’empêcher de remarquer qu’elle n’avait pas minci uniformément.
« Tibélius Myrrdin ! s’exclama-t-elle, en venant à ma rencontre.
- Ygraine, quel plaisir de te voir, mentis-je.
- Allons, vieux grincheux, je sais bien que tu n’avais pas la moindre envie de venir.
- C’est vrai.
- Je te connais, Tibélius ! Vingt-trois ans de relation, ça ne s’oublie pas.
- Vingt-trois ans, tu es sûre ? » répondis-je, embarrassé. Pourquoi fallait-il toujours qu’Ygraine fasse étalage de notre brève relation devant mes apprentis ? Nous nous étions quittés plus de soixante ans auparavant, il y avait prescription. Je vis du coin de l’œil le sourire moqueur de Narsil, visiblement fasciné par le bikini d’Ygraine.
- Oui, je suis sûre, confirma-t-elle. Bienvenue, jeunes candidats à l’Ordre », ajouta-t-elle, à l’attention de mes apprentis.
Mes trois recrues répondirent à leur façon : Mime s’inclina, émerveillé de rencontrer la doyenne, Rin salua de son air gauche et Narsil remercia en lui lançant un regard franchement déplacé. Ygraine fit semblant de ne pas le remarquer ; elle devait prendre ce regard lubrique pour de l’admiration. A son âge, elle aimait toujours autant plaire.
La doyenne se tourna vers une cabine de plage et appela :
« Marande ! Ils sont arrivés ! »
Quelques secondes plus tard, la porte de la cabine s’ouvrit et une jeune fille, qui devait avoir l’âge de Narsil, en sortit. Narsil détacha enfin ses yeux du corps d’Ygraine pour s’attacher à la demoiselle, vêtue d’un paréo, comme s’il s’agissait d’une friandise.
« Marande est l’apprentie du vieux sorcier de l’île. Il me l’a recommandée pour l’épreuve, elle va la passer en même temps que vous ».
J’examinai avec intérêt la candidate. En temps normal, je n’aurais pas craint que l’élève d’un quelconque sorcier des tropiques vînt ridiculiser mon enseignement, mais il fallait reconnaître que cette Marande avait plus d’allure que mes champions. Brune, mince, athlétique, ses yeux verts pétillaient d’intelligence dans son visage bronzé. Elle connaissait parfaitement l’endroit et se trouvait naturellement avantagée.
La doyenne reprit :
« Maintenant que tout le monde est là, commençons, je vous prie. L’épreuve consiste en une unique tâche, très simple. Le premier d’entre vous qui me ramènera une écaille de poisson arc-en-ciel sera admis en tant que Magicien, ou Magicienne, bien sûr ». A ces mots, elle adressé un clin d’œil que je trouvai mal venu à l’attention de Marande.
Elle poursuivit :
« Sachez que les poissons arc-en-ciel sont les animaux de compagnie préférés des sirènes qui adorent profiter du calme de cette anse. Vous avez une heure pour élaborer votre stratégie. Vous commencerez lorsque le soleil sera derrière ce cocotier – elle se tourna et désigna un cocotier haut d’environ vingt mètres. Tout est dit, jeunes candidats. Bonne chance ! ».
Marande n’attendit pas davantage et courut se placer au bord de l’eau pour observer les vagues. Mime et Rin lui emboîtèrent le pas ; je ne parvins pas à déterminer s’ils avaient compris qu’ils devaient commencer par localiser les sirènes ou s’ils imitaient simplement Marande. Narsil, lui, partit s’allonger à l’ombre et ne bougea plus. Il ne m’était malheureusement pas possible d’intervenir et de le secouer une bonne fois pour toutes.
Ygraine dut sentir ma frustration et m’emmena à l’écart.
« Lait de coco ? » me proposa-t-elle. Je n’eus pas le cœur de refuser : il fallait à tout prix que j’épargne mes nerfs en déportant mon attention de l’examen.
Ygraine étendit la paume de sa main vers le cocotier de vingt mètres. Cinq noix de coco vinrent délicatement se poser à nos pieds. Elle fit apparaître deux pailles et en transperça la coque, aussi facilement que s’il s’agissait de la feuille d’un arbre. Je matérialisai une chaise longue à côté de la sienne sur laquelle je m’installai, à l’ombre du parasol, agréablement rafraîchi par la noix de coco. L’heure parut interminable. Ygraine m’entretint de sa vie idyllique sous les tropiques, de l’obsolescence des anciennes pratiques qui conduisaient les enchanteurs à chercher fortune dans des châteaux lugubres et de son business rentable de magie esthétique.
Je ne répondis pas grand-chose. J’étais bien trop affligé que notre Ordre fut représenté par une experte en magie esthétique.
Enfin, l’heure fut écoulée.
Ygraine dessina une ligne sur le sable et invita les candidats à se placer derrière. Marande avait revêtu une combinaison de surf et portait une planche sous le bras. J’en fus étonné : il n’y avait pas un souffle de vent et les vagues étaient plutôt faibles. A l’annonce du départ, tout le monde se précipita vers la mer, sauf Narsil qui repartit s’allonger sur le sable. J’eus envie de l’étrangler. Je m’efforçai de reporter mon attention sur mes autres disciples.
Mime s’était approché de la rive et… que faisait-il ? Je n’en crus pas mes yeux. Il discutait avec les sirènes. En me rapprochant, j’entendis qu’il leur demandait de lui prêter leur petit poisson. Bien sûr, les sirènes l’invitèrent à venir le chercher. Le benêt y consentit. Il avança dans l’eau, arriva à leur hauteur… Ygraine intervint juste à temps : elle figea le geste de la sirène qui s’apprêtait à l’entraîner vers le large et me ramena mon disciple, penaud, tremblant.
« Enchanteur Tibélius, je pourrai réessayer l’année prochaine ? ». J’ébouriffai les cheveux du pauvre bonhomme en lui promettant que nous en reparlerions.
Rin, pendant ce temps, mettait en pratique l’
idée qu’il avait eue pendant l’heure de préparation. Il avait fait apparaître une corde et s’était attaché à un cocotier. Il avait également placé des étoiles de mer sur les oreilles. Equipé d’une épuisette, il avançait vers un groupe de sirènes qui s’amusaient à caresser à tour de rôle un gros poisson rond aux écailles multicolores. Ce n’était pas spectaculaire mais pouvait fonctionner : le problème, chez Rin, n’était pas tant l’intelligence que la réalisation. De fait, les sirènes le virent approcher, équipé de la sorte, et s’éloignèrent.
De son côté, Marande avait ouvert les bras et faisait souffler sur l’anse un vent assez puissant pour créer les vagues qui lui manquaient.
Rin ne savait pas nager. En poursuivant les sirènes, il perdit pied. Happé par les vagues de Marande, il s’emmêla dans sa corde. Ygraine le sauva à son tour de la noyade et le ramena à côté de Mime.
De son côté, Marande assurait le spectacle. Elle surfait en sportive accomplie des vagues de deux mètres. Les sirènes tentèrent de s’enfuir à son approche mais elle parvint à les prendre de vitesse et, en se baissant, souple comme un chat sur sa planche, elle plongea ses mains dans l’écume, attrapa le poisson arc-en-ciel, pivota vers la rive, se redressa et s’arrêta proprement.
Mime et Rin applaudirent sans rancune. Je saluai moi aussi l’exploit, certes peu académique, mais efficace, de la candidate ; elle méritait sa victoire. Même Narsil s’approcha en battant des mains.
Il s’approcha un peu trop à mon goût. Son large sourire sonnait faux. Marande ne se méfia pas. Narsil se précipita sur elle et la mit à terre d’un croche-pied pour s’emparer du poisson arc-en-ciel. Il arracha une écaille, sans ménagement pour l’inoffensive créature avant de balancer le poisson blessé au visage de Marande.
Je rougis en entendant la voix moqueuse de Narsil :
« Tu pourras toujours le cuire ! ».
D’un pas conquérant, Narsil parvint à la hauteur d’Ygraine. Il lui tendit l’écaille. Ygraine, frémissante de colère, n’avait d’autre choix que d’admettre la victoire déloyale de Narsil. Il avait respecté la consigne donnée, avait été le premier à ramener une écaille, il devait donc intégrer l’Ordre…
« Et sous quel nom exerceras-tu ton art ? demanda la doyenne, avec une voix tremblante de rage qu’elle s’efforçait de maîtriser.
- Narsil DRAGORN. Pour vous servir ! » répondit insolemment mon apprenti.
Honteux, je plongeai mon regard dans le sable et regrettai amèrement mon inconscience d’avoir mis un être aussi vil sur le chemin du pouvoir.