Mil vient de m'envoyer le texte informatisé que j'ai reçu à Noël (et dont j'avais adoré les références ^ ^). Le voilà donc :
***
Le couloir était froid et humide. Il se déployait dans la pénombre, comme empli d’un brouillard mirageux, vaguement éclairé par une diffuse clarté bleuâtre. Le vieil homme s’était immobilisé, sur ses gardes. Il avait fait le tour du monde plusieurs fois, croisé les peuples les plus fous, voyagé au-delà d’un chemin argenté, au-delà de la houle et par-delà même le territoire des dieux, foulant le sol d’un Parnasse peuplé d’égéries en attente d’affectation. Il pouvait dire qu’il avait laissé son empreinte au ciel. Bref, il avait tout vu, tout lu, tout entendu depuis les bruissements d’une nuit de Guyane jusqu’à la mélancolique rengaine d’un trou. Mais chaque fois qu’il venait ici, qu’il descendait dans les entrailles de cette forteresse, il tressaillait comme un enfant.
D’un coup d’épaule, il rajusta son fardeau sur son dos et obligea ses jambes à avancer. La Forteresse Inondée, voilà comment on l’appelait. Chaque hiver, ses occupants se faisaient une joie de décorer leur sapin dans une pièce encore plus inaccessible, comme pour lui compliquer sciemment la tâche. Ou peut-être la forteresse était-elle magique ? Peut-être sa configuration évoluait-elle d’un an à l’autre, se développant ici, se rétractant là-bas… Mais faire son sapin dans des geôles, ça, on ne lui avait encore jamais fait le coup.
Il déboucha tout à coup devant une cellule dont la porte ouverte semblait un piège prêt à se refermer sur quiconque passerait le seuil. Au centre, un beau et grand sapin élevait fièrement son étoile dorée, décoré avec soin de papillotes enluminées. L’homme hésita sincèrement avant d’y pénétrer. Mais l’heure tournait, il avait une mission à accomplir pour laquelle il n’avait jamais reculé devant rien. Il entra.
- Tiens, tiens, tiens, ricana tout à coup une voix aigre. Un invité dans notre confortable petit salon ? On mange quoi ce soir ?
Le vieil homme sursauta bruyamment, manquant lâcher son chargement. Un être diaphane venait de sortir du mur, flottant à un mètre du sol.
- Chut ! intima le vieillard en prêtant l’oreille, inquiet.
Mais le souterrain semblait désert, si ce n’est une étrange odeur de citronnelle qui flottait, et des murmures si ténus qu’ils semblaient provenir d’une lointaine planète.
- T’inquiète, le vieux, dit le fantôme en s’adossant nonchalamment au mur. Ils sont tous dans leur QG, ils vont pas nous entendre.
Il était difficile de déterminer à quelle espèce il avait appartenu, avec son visage difforme et sa carrure massive. On aurait dit une sorte de troll. Mais l’homme avait reconnut un compère – impoli, certes, mais un compère, un être imaginaire dont il pouvait se laisser voir. Sans un mot, il s’agenouilla en grimaçant – maudite arthrite, et dire que la retraite était loin – et fouilla dans ses ballots.
- Toute façon, le rouge c’est pas très discret pour une mission incognito, commenta le fantôme.
- C’est mon costume, maugréa l’autre sans lever les yeux. Le Père Noël en treillis militaire, ça ne ferait pas le même effet.
- Ah, le Père Noël ! embraya le fantôme – on sentait qu’il n’avait parlé à personne depuis longtemps, et que cela lui manquait. Enchanté ! Je me suis demandé si vous n’étiez pas le dieu à la peau d’or et aux ailes rouges dont m’a parlé Lily… Lily c’est… non, laissez tomber. Moi je suis un nouveau. Enfin, j’ai été un nouveau, mais ils avaient des règles, et moi au milieu… j’ai fait un peu n’importe quoi, je l’avoue. Je me suis retrouvé aux geôles et je crois qu’ils ont oublié de me nourrir… Ou alors je suis mort de peur ? Je ne sais pas, mais y a des types bizarres dans le coin. Un bonhomme aux cheveux rouges un peu louche, et puis une sorte de truc avec une trompe qui avale tout et n’importe quoi…
Le Père Noël n’avait pas l’air très rassuré par ce qu’il entendait. Une soirée occulte, un endroit maudit et des occupants mystérieux… il faudrait qu’il demande une augmentation.
- Non, mais vous inquiétez pas ! poursuivit le fantôme, amusé du malaise qu’il provoquait. Si vous leur apportez ce qu’ils ont demandé, y aura pas de problème !
- Oui, heu, justement…, toussota le Père Noël en fouillant interminablement dans sa hôte comme s’il espérait qu’à force de chercher, il en sortirait ce qu’il savait pertinemment ne pas y avoir mis. Vous voyez, ce n’est pas facile, pour moi… Tenez, il y en a une qui a demandé un parfum de Fleur-de-Feu, un autre qui voulait un GPS doué d’intelligence, et une troisième n’a pas hésité à inclure une Nimph à sa liste de cadeaux… Quant à la « tempête de plumes en flacon », j’ai bien peur de ne même pas voir de quoi il s’agit, sans parler de la demande en marmites de cerfs-volants. Je suis un être imaginaire, mais je ne suis pas Fou ! Je sais reconnaître mes limites, et là, ce qu’ils demandent, c’est bien au-dessus de mes capacités !
Le fantôme poussa un soupir qui se voulait compatissant – mais on voyait qu’il n’était pas coutumier de tels sentiments.
- La roue tourne, petit homme, philosopha-t-il. Peut-être qu’ils te laisseront partir malgré tout… ou pas.
Le Père Noël s’abstint de répondre. Quelque chose lui soufflait que le plus malfaisant des habitants de ce monde était peut-être davantage ce fantôme de troll que les maîtres des lieux – quoi qu’un « Modératueur-adsinistrateur » gravé sur la boîte aux lettres n’incitât pas à découvrir pourquoi l’un des occupants de la forteresse avait commandé de la cigüe avec une boîte de fusains…
- J’espère qu’ils apprécieront leur cadeau même si ce n’est rien de ce qu’ils avaient demandé, répondit-il froidement en disposant un tout petit paquet cubique au pied du sapin.
Le fantôme descendit de quelques centimètres pour le scruter avec curiosité.
- Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il avec condescendance, déçu de ne pas avoir entravé les plans du brave Père Noël. Une boîte de mâche de Rotterdam ?
- Non, répondit posément le Père Noël. C’est une Boîte à idées.
- Une boîte à idées ?
- Non : une Boîte à idées. Avec une majuscule.
- Oh. Et ça sert à quoi ? A rêvasser à vive allure ?
Le Père Noël eut un énigmatique sourire en coin en se redressant.
- Ne juge pas les cadeaux à leur taille, conseilla-t-il. Après tout, les petits carreaux font les grandes nations ! Et ce cadeau-ci fera de grandes choses, vois-tu. Car c’est de là que tout part. Je leur offre l’imagination en boîte. N’est-ce pas merveilleux ?
Le fantôme semblait dépité de la soudaine assurance de son interlocuteur. De toute évidence, il avait raté son coup.
- Ouais, bon, grommela-t-il. J’dois y aller : le chat est revenu.
Sur ce, il se fondit dans le mur et disparut. Seul dans la pièce, le Père Noël sourit. Offrir l’inspiration… il était plutôt content de son choix. Il tourna les talons et s’éloigna dans le couloir en direction de la lointaine cheminée. Sous les branches, près du tronc, le petit paquet s’agita. Il soubresauta une ou deux fois, puis le minuscule couvercle se souleva timidement, et, crachotant et toussotant sous l’effort, s’en extirpa un petit ver à soie…