Je vous présente une nouvelle de 7300 mots environ, que je découpe en deux parties d'environ 3900 et 3300 mots respectivement (j'ai galéré à trouver où couper). Comme d'hab, je prends tous les commentaires, n'hésitez pas à être sévères et pointilleux, j'aime ça :vaurien:
Ce texte devrait encore évoluer à moyen terme (à partir de mars-avril). J'évoque mes projets ici (https://monde-ecriture.com/forum/index.php?topic=36586.msg584056#msg584056). Mais pour l'instant, je suis concentré sur d'autres textes.
Comme toutes mes dernières production, ce texte fait passer de l'univers des Mondes Faés (https://monde-ecriture.com/forum/index.php?topic=34796.0), mais normalement il n'y a pas besoin de connaitre pour comprendre le texte. Si vous avez l'impression de ne pas comprendre quelque chose, n'hésitez pas à me le dire.
Ce texte contient du contenu sexuel explicite (léger) et du contenu violent explicite (un peu moins léger)Bonne lecture !
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La musique monta d’un cran dans le bar et je vidai mon verre d’un trait. Le vin était râpeux sur ma langue, une mauvaise bouteille d’Elvire payée trop cher, incapable de seulement me mener à la douce félicité que les humains ressentaient en buvant ; mais c’était tout ce que j’avais et je faisais passer le verre d’une main à l’autre en regardant mes compagnons danser sur la piste, manquant parfois de renverser la boisson d’un autre client de retour du comptoir. Les corps se rapprochaient, se collaient les uns aux autres, exhalaient le désir et la sueur. Je me léchai les babines et observai avec plus d’attention la foule en mouvement, au-delà d’Ehriope et d’Esteban. Je m’ennuyais autant que j’étais fascinée, mais je n’avais pas non plus envie de partir. Je passais du temps avec mes amis, quand ils revenaient essoufflés s’assoir au près de moi, et tentai de maitriser ma faim.
Du coin de l’œil, je vis quelqu’un du groupe informe et tituber vers la sortie : je me levai pour suivre l’inconnu.
L’air était frais à l’extérieur, ou peut-être était-ce la moiteur du bar qui me donnait cette impression. De l’autre côté de la route bien vide, la plage de galets et la mer s’étendaient paresseusement ; je les devinais sous la lueur tremblotante des candélabres. Plus près, l’homme que j’avais suivi se tenait à un arceau pour vélo, penché en deux, offert. Je m’approchai doucement, dans l’ombre des bâtiments qui bordaient la rue, les pas étouffés par la musique qui émanait du bar et les crocs sortis ; je laissai libre cours au désir qui montait, anticipai le plaisir de gouter sa gorge et de sentir son sang couler dans ma bouche. J’étais derrière lui.
Je m’arrêtai au dernier moment.
« Ça va aller, mec, je peux t’aider ? »
Il se retourna vivement, trébucha sur l’arceau ; je le rattrapai de justesse, le remis debout.
« Désolée, j’voulais pas te faire peur. »
L’homme ne répondit rien et s’appuya un peu plus sur moi. Il était dans un sale état – presque aussi blanc que moi, il tremblait, était en sueur.
« Essaie p’tet de vomir ? » je proposai, incertaine.
Était-ce un état normal pour un humain ? J’en doutais un peu. L’homme hocha la tête, se pencha sur une poubelle voisine et y largua le contenu de ses entrailles, étouffant tout reste de faim et désir que j’avais encore en moi. Quand il eut fini, je l’assis sur le trottoir, l’empêchant comme je le pouvais de tomber en arrière. Il n’avait toujours pas prononcé un seul mot, et ça commençait à m’inquiéter tant les humains étaient bavards, d’habitude. J’hésitai. Devais-je retourner à l’intérieur chercher de l’aide en le laissant seul ?
« M… merci de votre aide. Je… je vais rentrer chez… chez moi.
– T’veux que j’appelle un taxi ? »
Il sembla hésiter un moment, puis hocha la tête. Je m’assis à ses côtés et sortit mon téléphone, envoyai un texto rapide à Ehriope pour lui dire où j’étais et, enfin, appelai.
« T’as de quoi payer, hein ? » je lui demandai juste après avoir raccroché. Il tapota sa poche droite, puis la gauche, et hocha la tête de nouveau, incapable de parler normalement. Nous restâmes ainsi un moment, silencieux, les yeux dans le vague et la nuit, et le taxi déboula, freinant brusquement devant nous.
« M’dame S’elman ?
– C’est moi, je dis en me levant. C’est pour lui. »
Le conducteur regarda l’homme qui n’avait pas bougé, et je perçus une lueur de mépris dans ses yeux. Je m’en désintéressai pour aider mon protégé à se lever, puis à monter péniblement à l’arrière de la voiture. Je refermai la portière avec un sourire un peu triste, me demandant ce qui avait pu le pousser à se mettre dans un tel état.
« C’est pour où ? demanda le taxi.
– Il devrait pouvoir vous le dire. »
Je l’interrompis juste avant qu’il ne prenne place derrière le volant, fis le tour de la voiture et, face à lui, plantai mes yeux dans les siens.
« Tu l’amèneras sain et sauf à destination et l’aideras à rentrer chez lui. Tu ne feras pas de détour, mais prendras le chemin le plus court et le plus rapide. »
Je le vis déglutir. Il hocha doucement la tête, le regard dans le vague. Je me détournai et il revint à lui.
« Bon, bah, bonne soirée. »
Sa voix n’était plus aussi assurée. Je regardai la voiture partir sans rien répondre.
Au moment où je sortais de ma transe, je sentis mon téléphone vibrer contre ma jambe.
T’as besoin d’aide ? me demandait Ehriope.
Non, ça va. Je vais rentrer. Bonne nuit, on se voit demain.
OK ! Bonne nuit, envoie un message quand t’es rentrée.Je souris en lisant la réponse de mon amie. Comme si j’étais celle qui risquait quelque chose dans les nuits tienzéennes. Dans n’importe quelle nuit, d’ailleurs. Je fourrai le téléphone dans ma poche et descendis sur la plage. Les galets crissèrent doucement et je manquai de tomber sur le sol inégal. Mes yeux s’habituèrent peu à peu à l’obscurité quasi complète ; les pierres, la digue, puis la mer d’Estourd apparurent ; puis les oiseaux qui dormaient ça-et-là, les crustacés qui s’aventuraient hors de l’eau et tous les petits détails que les humains ne voyaient jamais. Le vent était doux, l’air pur, le presque silence rassurant. J’eus envie de m’assoir, attendis de m’être suffisamment éloignée de la rumeur de la ville, de deviner les collines toutes vertes, à l’ouest, là où terre et mer se rejoignaient loin de l’influence de la civilisation. Satisfaite de la distance parcourue, je m’assis sur un gros rocher, retirai mes chaussures et trempai mes pieds dans l’eau fraiche. Je laissai le plaisir du moment m’envahir ; le silence, l’air, l’eau, la nuit, l’alcool, peut-être, qui prenait enfin place dans mes veines vides. Des picotements étrangement familiers vinrent parcourir ma peau, je les suivis du doigt, sur mes bras et sur mes jambes, à travers le collant. J’eus envie d’être nue ; je résistai vaguement à l’idée, puis cédai. Pull, t-shirt, short et le reste vinrent rejoindre mes chaussures et je descendis lentement dans l’eau, laissant le temps à mon corps d’en accepter la fraicheur. Je fus bientôt recouverte jusqu’aux épaules. Les picotements continuaient, et je m’abandonnai à la sensation, faisant courir mes mains sur mon corps pour les accompagner. Des courants me frôlaient régulièrement, renforçant l’effet de mes doigts, qui trouvèrent mon entrejambe.
Je m’arrêtai là, envahie d’une chaleur honteuse, certaine que j’aurais rougi si ça avait été possible. Les yeux fermés, j’inspirais profondément et me détendis. Je me calai contre un rocher et laissai libre cours à mes doigts. Le plaisir monta graduellement, à mesure que j’explorais mon corps et me libérai de la peur qui m’avait frôlée. Je sentais tout en même temps le contact de ma peau contre ma peau, l’air estival et la mer qui montait et descendait, insensible au passage du temps. Quand ce fut fini, haletante, je revins doucement sur la berge et me rhabillai sans prendre le temps de me sécher. Un coup d’œil à mon téléphone confirma que l’aube ne tarderait plus trop, et je ne comptais pas l’attendre à l’extérieur.
Surtout, j’avais faim.
Je voletai sous forme de chauve-souri au-dessus des hauts murs de la prison, et repris mon apparence au milieu de la cour. Un garde s’approcha de moi, arme au poing et regard inquisiteur.
« Ah, c’est vous. »
Ni ses yeux ni son ton ne s’adoucirent quand il me reconnut. Je ne m’en formalisai pas, lui fis mon plus beau sourire, laissant briller les canines à la lumière des projecteurs, et pris le chemin du donjon, la vieille tour qui occupait le centre de la prison et où patientaient les condamnés à mort. Le grincement de la porte résonna lugubrement dans le silence nocturne, seulement ponctué des rares cris des prisonniers dans leur sommeil.
« Je connais le chemin », je dis sans me retourner à l’homme en faction. Je descendis les marches lentement, laissant appétit et désir finir de s’aiguiser en moi.
En bas, le couloir était à peine éclairé par un unique néon tremblotant. Les quatre cellules aux lourds barreaux de fer étaient plongées dans la pénombre, leurs occupants endormis ou terrés dans un coin. Je passai entre les portes, jetant à peine un regard à l’intérieur, cherchant celui qui éveillerait mon intérêt. La pêche n’était pas bonne, cette nuit. Mon ventre grognait, et il y avait de nouveau cette sensation dans ma poitrine. J’ouvris finalement une cellule : toutes les nuits ne pouvaient être un festin.
L’homme à l’intérieur se réveilla quand je fermai la porte derrière moi. Debout sur la pierre froide, j’attendis qu’il me remarque, me délectant par avance de sa peur, en imaginant les manifestations dans le corps du condamné. Le résultat fut à la hauteur : un cri bloqué dans sa gorge, il tenta de reculer, ne trouva que le mur ; j’imaginai, peut-être, un gémissement de douleur. Je m’approchai lentement, laissant la terreur s’insinuer en lui à mesure qu’il comprenait qui j’étais.
« N… non, s’il vous plait, tout, mais pas ça. »
Je m’accroupis, me mis à sa hauteur.
« Je crains qu’il ne soit trop tard pour ça. »
Je cherchai quelque chose à ajouter, ne trouvai rien.
« J’pourrais te dire que je suis désolée, mais… »
Sourire.
« C’est pas vrai. »
J’attaquai.
Était-ce un réflexe ou un sentiment de révolte ? Un coup de pied fusa vers mon visage. J’attrapai le membre fatigué et le tordis, provoquant un vrai hurlement cette fois. J’arrachai les haillons de l’homme, le mordis, et le rouge s’empara de moi.
Nouveau cri. Le sang coula de la jambe nue, passa dans mes canines, et je ressentis l’extase de la nourriture, enfin, le plaisir. Je sentais vaguement les mouvements de l’homme qui se débattait, aggravant ses blessures, en ouvrant de nouvelles. Je lâchai la jambe, m’attaquai au cou, arrachai la peau, fis couler plus de sang encore ; et ses cris, ses cris qui résonnaient dans la cellule et tout le donjon. Je percevais, j’imaginais les autres prisonniers, les mains sur les oreilles, tentant d’oublier ce qu’ils entendaient, priant pour que le soleil se lève et que la guillotine vienne mettre fin à leur longue nuit. Leur terreur me nourrissait autant que le sang qui me barbouillait le visage, dans lequel trempaient mes genoux à mesure que j’ouvrais de nouvelles plaies sur le corps de ma victime. Et le rouge, le rouge devant mes yeux.
Il était plus que temps de partir lorsque je quittai le donjon. Déjà, à l’est, le ciel rosissait et j’étais épuisée. Je traversai la cour de la prison sous les regards réprobateurs des gardes qui prenaient la relève – je n’avais même pas l’énergie de leur sourire –, et repartis sous forme de chauve-souris. Le soleil était presque levé quand je fermais mes volets.
La fumée des cigarettes et des joints avait envahi l’appartement, s’échappait par les fenêtres grandes ouvertes sur le petit balcon. Esteban et Ehriope discutaient intensément, d’un sujet quelconque auquel je ne parvenais pas à m’intéresser. Je me rendais compte de temps en temps que j’avais les yeux dans le vague, perdus, sans penser à rien, et sirotai alors une gorgée de thé brulant et feignait de m’intéresser à la conversation, ce qui ne durait qu’un instant. Je revins à la réalité en entendant mon nom.
« Mais de toute façon, Alaysse elle a pas de problème, elle.
– Hein ? »
Je regardai Esteban avec des yeux ronds, j’essayais de remonter le fil des discussions, de comprendre de quoi il en retournait. On ne me laissa pas longtemps dans le brouillard :
« Pour pécho. T’as pas de problème. Un coup de ton regard de la mort qui tue, et…
– Non.
– Comment ça, non ? »
Je tentai de maitriser ma voix et de choisir mes mots avec précautions. Esteban était un abruti, parfois, mais il n’était pas méchant. Il avait seulement besoin qu’on lui explique certaines choses.
« Non, parce que ça serait un viol. Ceux qui font ça ne méritent pas leur pouvoir. »
Je regrettai à moitié mon ton ferme et cassant. Esteban rougit ; j’estimai la leçon apprise et me radoucis.
« J’en conclus que ta rencontre d’hier n’a pas été un franc succès ?
– Pfff, non… »
Je le laissai raconter sa mésaventure, ponctuée des gloussements moqueurs d’Ehriope.
Mes amis partirent peu avant minuit, profitant du dernier métro pour ne pas subir un laborieux trajet à pied jusqu’à leur colocation au sud de la ville. Alors qu’ils allaient se coucher, ma nuit commençait seulement. Il faisait encore bon à l’extérieur, l’air marin apportait ce qu’il fallait de fraicheur pour que Tienzen ne soit pas étouffante comme pouvaient parfois l’être les autres métropoles du pays. Je retournai à la plage. La Promenade Pedro Aniestesio m’accueillit avec son calme imperturbable passé minuit ; les quelques bars qui la longeaient étant loin d’être les plus courus de la ville. Plus à l’ouest, les plages touristiques étaient pleines quelle que soit l’heure, on n’y dormait jamais et la fête ne s’arrêtait pas plus. Faés et Humains s’y mêlaient joyeusement, à l’écart des tensions qui éclataient régulièrement ailleurs en Elmitis. Je ne m’y plaisais pas. La tension sexuelle et tous les corps serrés, trop serrés, rendaient l’endroit presque invivable pour moi, et les rares fois où je m’y étais laissé trainer, j’en étais ressortie lessivée, avec l’envie de planter mes crocs dans le premier cou innocent à ma portée.
Présumé innocent, je corrigeai moi-même. Après tout, les détenus dont je délestais la prison centrale n’étaient peut-être, au final, pas plus coupables que la plupart des citoyens d’Elmitis. Le concours de circonstances qui les avait amenés à m’attendre dans leur cellule froide aurait pu toucher n’importe qui d’autre.
« De bien sombres pensées pour une si belle nuit. »
Je parlais à la lune et à la mer, certaine de pouvoirs leur déverser mes états d’âmes et mes ressentiments sans les mettre en danger ni me mettre en danger. J’avais trouvé des amis fidèles à Tienzen, et la ville était plus tolérante que bien d’autres en Elmitis, mais les vampires restaient mal vus, y compris dans les communautés faées. Deuxième avantage, la lune et la mer ne répondaient pas ; d’où ma surprise quand une voix retentit derrière moi.
« Me laisseriez-vous les illuminer, alors ? »
Je sursautai et me retournai d’un mouvement. L’homme qui avait parlé pensait sans doute être nimbé du mystère de la nuit ; je le voyais comme en plein jour. Il devait avoir une trentaine d’années, avait les cheveux clairs et les yeux sombres. Jean moulant, mains dans les poches, et une carrure plus frêle que la mienne. Assurément pas un danger ; je laissai trainer un sourire, pas certaine qu’il puisse le voir.
« Si vous voulez vous y essayer, ma foi, accompagnez-moi. »
Je le laissai me rejoindre et repris ma marche. Il calqua son pas sur le mien, et nous avançâmes en silence pendant un temps. Ce fut lui qui brisa de nouveau le silence.
« Je m’appelle Joan… »
Je ne répondis pas tout de suite. Je voyais bien qu’il voulait dire quelque-chose, qu’il attendait quelque-chose, qu’il n’osait pas et cherchait ses mots. Je le laissai mariner un peu.
« Et vous ?
– Alaysse.
– C’est un beau nom.
– Oui. »
Je souriais un peu bêtement ; me demandai si Joan s’en était rendu compte et ce qu’il s’imaginait. Je repensai à la remarque d’Esteban plus tôt dans la nuit, à combien il me serait facile de me servir sur le jeune homme et au dégout que cette idée m’inspirait. Je n’avais pas envie de jouer.
« Vous abordez souvent les femmes dans la nuit, Joan ? »
Il pouffa.
« Désolé, c’était un peu cavalier, ça n’est pas dans mes habitudes, non. Il faut dire que je rencontre rarement qui que ce soit ici, à cette heure. C’est même pour ça que je viens, d’ailleurs.
– Vous venez souvent ? C’est aussi un de mes endroits préférés. »
La plage était grande et la nuit était profonde, en marée basse on pouvait facilement se croiser sans se voir, mais je peinais à croire que nous ne nous soyons jamais vus. Il y avait quelques réguliers, que je reconnaissais et que j’avais fini par affubler de petits noms ; certains avec lesquels j’avais parfois échangé quelques mots, comme cet homme qui venait écluser les bouteilles qu’il ne voulait pas boire seul chez lui. Il s’asseyait dos à la digue et les vidait en insultant la mer et le destin. Une nuit, je m’étais assise à côté de lui et j’avais écouté ses imprécations, essayant d’absorber un peu de sa tristesse. Je ne pouvais pas faire ça. J’avais failli lui proposer la morsure, m’étais ravisée : l’alcool produisait de drôles d’effets sur les humains et ce n’était pas une décision qu’on prenait en n’étant pas soi-même. Je l’avais abandonné une fois sa bouteille terminée.
« De temps en temps, le weekend, ou quand j’ai besoin d’être seul. Et qu’il fait beau. »
Il me fallut un peu de temps pour reconnecter à la conversation, tant que je m’étais perdue dans mes souvenirs. Cette fois, ce fut à moi de pouffer.
« Pas amateur de pluie, hein ? »
Il haussa les épaules, fataliste.
« Ça tue tout le romantisme de la plage. Vous ne croyez pas ?
– Huum. »
Nous étions presque arrivés au bout de la Promenade. Après, c’était le centre-ville, puis les fêtes infinies. Moi, j’avais faim.
« Il va être l’heure de nous séparer. Merci d’avoir illuminé cette nuit. »
J’aurais juré l’avoir vu rougir.
« Est-ce que je pourrais vous revoir ?
– Qui sait ? À bientôt. »
J’essayai d’être chaleureuse quand je lui souris avant de me détourner. Je sentis son regard dans mon dos jusqu’à ce que, tournant à l’ombre d’une rue, je puisse me transformer. C’était l’heure de la chasse.
Il se passa plusieurs jours sans que je croise Joan. Si je remarquai son absence au début, fouillant les ombres du regard afin de le repérer, j’oubliai bientôt cette rencontre, me laissant entrainer dans le train de la vie. Il rejoignit les dizaines d’autres êtres que je croisais chaque nuit, avec qui j’échangeai parfois un sourire ou quelques mots, sans qu’ils n’impriment la moindre marque en moi. Mes nuits ne changeaient guère ; je m’adaptais au rythme des humains qui les parcouraient, gagnant de plus en plus de temps pour moi à mesure que les jours raccourcissaient. Heureusement, il ne faisait jamais vraiment froid au bord de la mer d’Estourd.
J’avais presque oublié Joan quand, enfin, je le revis. Je sortais d’une nouvelle soirée avec d’autres humains dans un appartement miteux, occupé par une colocation d’étudiants ayant à cœur de prouver qu’ils étaient assez ouverts d’esprit pour fréquenter des Faés, et avais décliné l’invitation à finir la nuit dans une boite à la mode. La mer et la solitude me permettaient de calmer ma faim et mon excitation jusqu’à l’heure tardive qui me permettrait de chasser en toute discrétion.
« Je me demandais si je vous reverrais un jour. »
J’avais engagé le dialogue, cette fois-ci. Joan se trouvait face à la mer quand je le repérai ; il remballait ce que j’identifiai comme du matériel de pêche et n’avait même pas sursauté.
« Désolé, j’étais occupé.
– Ne vous excusez pas. La pêche a été bonne ? »
Il sembla ne pas comprendre, je désignai du menton son matériel, il rougit derechef.
« Oh. Oui. Je ne pêche pas vraiment. C’était plutôt… une excuse.
– Une excuse ?
– Oui. Pour… trainer ici. Pour vous revoir. »
La rougeur s’étendit à l’ensemble de son visage. Joan ne tenait plus vraiment en place : par rapport à l’insouciance dont il avait preuve quelques jours auparavant, il paraissait complètement emprunté, gauche. Ça m’étonnait. J’avais plutôt confiance en ma capacité à mettre à l’aise les gens ; la plupart du temps, on n’avait peur de moi que si je le voulais vraiment. Même ceux que j’avais fréquentés avant, dans ce qui semblait être dans une autre vie, n’avaient pas réagi ainsi. Je me retrouvais gênée moi aussi, hésitai sur la marche à suivre, sur ce dont j’avais envie.
« Ça fait combien de temps que vous attendez là ? »
Le jeune homme m’amusait, je me rendis compte. Sa hardiesse passée et sa timidité présente formaient un curieux mélange, dont j’avais envie de découvrir les contours.
« Oh. Quelques heures. J’avais de quoi passer la nuit. »
Je ris doucement.
« Ça vous dit de venir boire un verre ? On sera mieux. »
Il parut ne pas me croire, ne sut pas tout de suite comment réagir ; je restai patiente face à son hésitation. Voyant que j’étais sérieuse, s’accrochant, peut-être, au fait que je ne semblais pas être en train de me foutre de lui, il accepta enfin.
« Volontiers ! Merci de l’invitation. »
Il resta un moment immobile, de nouveau tout gauche.
« Un instant, il faut juste que je… »
Et il commença à s’activer pour ramasser son barda, prit des trucs à droite et à gauche, en laissa tomber, trébucha dans le sable. Je ris de nouveau.
« Du calme, nous avons toute la nuit. Attendez, je vais vous aider. Tenez ça… »
Je pris la direction des opérations et, en une dizaine de minutes, tout fut rangé. Son lourd sac sur le dos, Joan se balançait encore d’un pied sur l’autre.
« C’est par là. »
J’indiquai l’escalier qui permettait d’accéder à la digue et, au-delà, au quartier de l’Alrèdre.
« Ça va aller ?
– Oui oui. Je l’ai porté jusque ici, je peux faire le trajet dans l’autre sens.
– Allons-y, alors, ça n’est pas très loin. »
Les rues serrées du quartier étaient éclairées par une lumière jaunâtre qui donnait une couleur étrange à notre marche silencieuse. Quand nous atteignîmes mon appartement, nous n’avions pas prononcé un seul mot depuis la plage. Joan m’avait suivie docilement et je n’avais pas eu le cœur de faire la conversation.
« Voilà, c’est ici », je dis un peu maladroitement en faisant tourner la clef pour ouvrir la porte d’entrée. Il me sourit, puis nous gravîmes les escaliers, dont le grincement renforça le poids du silence. Je fus soulagée quand nous fûmes enfin chez moi.
« Le salon est par là. »
Je désignai la pièce, lui montrai les toilettes et où poser son sac.
« Qu’est-ce qui te ferait plaisir ?
– Peu importe… la même chose que toi. »
Nous étions naturellement passés au tutoiement, je remarquai en fouillant dans le frigo à la recherche de quelque-chose de convainquant. Quand je revins au salon avec deux bières fraiches, je trouvai Joan occupé à regarder ma bibliothèque.
« Tu lis ? je demandai en posant les bouteilles sur la table basse.
– Un peu, il répondit, presque absent, tellement absorbé que je doutai de la sincérité de sa réponse.
– Convaincu par ce que tu trouves ?
– Je connais pas tout, mais ça a l’air chouette, oui.
– Sers-toi, si tu trouves quelque-chose qui t’intéresse.
– Vraiment ? »
Il se retourna vers moi et vint s’installer sur le canapé, pas trop loin.
« Vraiment, si je te le dis. Santé ! »
Nous entrechoquâmes nos verres et bûmes de concert, continuâmes à échanger quelques mots sur la littérature, embrayâmes sur la musique et d’autres sujets. Au bout d’un moment, plutôt que de laisser le silence se réinstaller, je l’embrassai.