« Quelqu’un est blessé ? »
La question de Mara ranima une douleur vive sur les flancs d’Ulric. Il tâta précautionneusement sa peau et étouffa un grognement. Il n’osa pas explorer la plaie plus avant. Sa tête aussi le faisait souffrir et il sentait du sang couler sur ses sourcils. Ses pieds étaient brûlants d’avoir marché sur les gravillons de la caverne, ses bras étaient endoloris d’avoir tenu la masse d’armes ; de nombreuses coupures et griffures le picotaient. Néanmoins, il tenait debout, il respirait correctement, aucun vertige ne le troublait.
« Non. Répondit-il finalement.
— Je crois que ma cheville s’est tordue lorsque nous avons sauté pour rejoindre Ulric.
— J’ai quelques blessures sur les épaules et le dos. Mais c’est sans gravité je crois. »
Incapables d’êtres certains de leur propre état, et encore moins de celui de leurs compagnons, ils n’en dirent pas plus à ce sujet.
« Je sens un courant d’air, commença Varec.
— Je le sens aussi, confirma Mara.
— Alors suivons-le. »
Ainsi commença leur longue marche dans le noir. Prudemment, ils placèrent une main contre un mur, l’autre sur le compagnon qui progressait devant eux et Varec prit la tête de la procession. Leur progression était lente, effrayante, oppressante. Surtout pour Ulric. Les elfes parvenaient tant bien que mal à visualiser leur environnement immédiat en écoutant le bruit que faisaient leurs pieds sur le sol et à s’orientait grâce au flux d’air. L’homme, quant à lui, ne pouvait se fier qu’au contact de ses doigts contre une paroi parfaitement lisse et sur l’épaule de Mara qui se soulevait au rythme de la marche. Il avait rarement été dans une situation aussi inconfortable, ne s’était jamais senti aussi vulnérable. Face à l’Amphiptère, il était parvenu à fuir, face aux morts, il avait combattu, lors de siège de Nargaronne, il s’était caché. Mais dans ce couloir, il n’avait aucun choix, aucune possibilité. Ulric se sentait aussi impuissant qu’un enfant. Si les elfes pour quelque raison décidaient de l’assassiner ou de le laisser seul, il périrait.
« Comment avez-vous ouvert la porte, Varec ? »
Ulric posa la question d’avantage pour briser le silence et dégager ses pensées de la gangue pessimiste où elles s’enfermaient que par sincère curiosité.
« Je n’ai eu qu’à la toucher, s’empressa l’elfe, tout heureux qu’on lui posât la question.
— Vraiment ?
— Oui, je pense qu’elle a été faite pour laisser passer des elfes.
— Pourquoi des elfes en particulier ?
— Pour nous protéger. Nous nous trouvons dans des lieux bâtis par nos Ancêtres. »
Le ton de Varec ne ressemblait plus à celui d’un humble pêcheur, ni même à celui, hystérique, d’un dément. Il était parfaitement calme, sûr de lui et fier.
« Je croyais que les elfes avaient toujours vécu en tribus autour de villages ou en nomades, » répondit Ulric.
La nouvelle lui semblait d’une moindre importance, à peine capable de captiver des érudits.
« Nous aussi. Mais cette porte gravée des mots de nos anciens et qui obéit à un simple contact en est la preuve. Et ce n’est pas tout. Mara et moi avons découvert une statue formidable…
— Père !... tenta de protester la jeune fille.
— Tu dois l’admettre, Mara. »
Elle se tut. Son père avait raison. Son peuple avait autre fois contrarié la nature, avait édifié des statues à sa gloire. Mais cela remettait en question tant de choses, qu’elle se sentait perdue. L’avait-on trompé ? Pourquoi les elfes avaient-ils oubliés ? Pourquoi avaient-ils renoncé à construire et vivre dans des villes ? Est-ce que tout ce qu’elle pensait savoir d’elle et de sa culture était en fait bâti sur des mensonges ?
« Alors ces morts ont été victime de la magie des elfes ? »
La question naïve d’Ulric pétrifia Varec et glaça le cœur de Mara. La compagnie resta s’arrêta sans que le prince n’en comprît la raison. Il attendit cependant que Varec reprit la parole.
« Je l’ignore. »
Mais c’était probable. Varec poursuivit sa route, perturbé. Dans l’esprit de Mara, toujours plus de questions tourbillonnaient et une culpabilité atavique se mit à la ronger. La nécromancie était-elle à l’origine un art elfique ? Et ces morts qui les avaient attaqués, est-ce des humains ou des elfes ? Etait-il possible que son peuple ait sacrifié sa propre armée pour se protéger de ses ennemis ? Non. De leurs vivants, ils auraient pu ouvrir la porte. Mais s’ils avaient été piégés ? La panique l’envahit. Mara se mit à imaginer mille horreurs à propos de ces Ancêtres dont elle ne savait rien.
« Nous sommes devant une porte. »
La compagnie s’immobilisa en haut de ce qui semblait être un escalier.
« Ouvrez-là donc, Varec, ordonna Ulric.
— Je n’y arrive pas. Elle est en bois.
— Il y a peut-être une poignée ? » suggéra Mara.
Ulric entendit une clenche grommeler mais aucun son qui suggérait des gongs.
« C’est verrouillé.
— Laissez-moi faire. »
Le prince laissa sa main glisser sans vergogne le long du bras de Mara pour atteindre Varec. Lorsqu’il entra en contact avec la fameuse porte, Ulric estima rapidement sa taille et son épaisseur en secouant la poignée.
« Reculez-vous. »
Ulric prit un peu l’élan. Aveugle, il n’était pas totalement sûr de ne pas s’écraser sur le mur plutôt que sur le battant. Ou de tomber des marches. Mais c’était un risque qu’il était tout à fait prêt à prendre. L’envie de sortir des ténèbres étaient si pressant, si étouffant qu’Ulric sentait en lui grandir une envie de cogner quelque chose ou quelqu’un. Il valait mieux qu’il usât de sa colère, fût-ce en vain, contre des planches ou des pierres que contre les seuls compagnons dont il disposait. Sans réfléchir plus avant, le prince fonça. Il abattit tout son poids sur la porte. Le choc résonna comme un coup de tonnerre. Entre deux assauts, Ulric se demanda quelle pouvait être la dimension de ce qu’il venait de traverser et prenait jusqu’à lors pour un couloir. Finalement, alors que de grosses ecchymoses apparaissaient sur la hanche et l’épaule du prince, le bois céda. Ulric passa au travers.
« Tout va bien ? s’enquit Mara.
— Il faut toujours aussi noir là-dedans ! » se plaignit le prince.
Avec prudence, car il craignait de trébucher sur le prince, Varec franchit l’embrasure évidée.
Et la lumière fut.
Ulric poussa un jappement de douleur quand l’éclat trop vif de millier de cristaux lui brula les yeux. Les elfes levèrent leurs bras pour protéger leurs regards, mais les baissèrent bien vite tant le spectacle valait de souffrir. Malgré les larmes et les papillonnements de leurs cils, ils voulaient voir. Voir sans attendre et admirer les merveilles de cette pièce. La peur irrationnelle que tous les objets et les meubles puissent disparaitre leur étreignait les entrailles. Il fallait qu’ils inscrivent dans leurs mémoires le moindre détail de ce sofa, la moindre trace de pinceaux sur ces tableaux, le moindre carreau sur cette mosaïque.
Ce fut donc seul et ignoré de tous, qu’Ulric se releva. Il avait des échardes plantées dans la peau et mis du sang un peu partout autour de lui. Ses plaies, souvenirs profonds de son combat, ne s’étaient jamais refermées et avaient souillées ses braies avant de se répandre sur les restes de la porte et sur le très joli tapis elfique où il s’était écrasé. Maintenant qu’il voyait les dégâts faits à son corps par l’armée envoutée, il s’effrayait de ses chances de survie s’il n’était pas bientôt soigné. Pourtant, indifférents à son sort princier, les elfes voltaient d’un coin à l’autre de la pièce hexagonale.
« Avez-vous vu une sortie ? » demanda Ulric.
Il dut répéter deux fois sa question pour qu’enfin Mara daignât lui répondre.
« Non. »
Elle lui avait parlé comme s’il lui avait posé une question légère. Comme si ce simple « non » ne les condamnait pas à mourir emmurés. En fait, son propre sort paraissait à Mara dérisoire par rapport au globe qu’elle étudiait avec fascination. Il était peint finement, enluminé d’or et tournait sur un axe ouvragé. Mais c’était bien les dessins sur cette sphère qui intriguaient l’elfe. Elle ne pouvait pas lire les mots qui les accompagnaient, mais elle reconnaissait tout de même l’étrange représentation de Calidor. Il y avait les montagnes de Nargaronne, les Marches de Tringels et l’énorme fleuve qui passait à Atiome. Plus étonnant encore, quand elle faisait tourner la sphère, d’autres terres apparaissaient. Des îles gigantesques, des continents inconnus. La Thalassi aussi était bizarre. A sa place, un énorme bloc de terre recouvrait la paisible contrée, englobant même l’archipel où elle se trouvait. Où elle avait pêché chaque jour depuis sa naissance. Cent vingt-cinq ans.
« C’est incroyable que tout ces trésors soient intacts ! »
Varec tenait entre les mains une plume d’écriture aux couleurs chamarrées. Il ne savait pas de quel oiseau elle pouvait provenir et ne se le demandait même plus. Il avait accepté le fait d’être dans une Cité elfique, ce qui allait d’ores et déjà à l’encontre de toutes ses croyances et connaissances. Découvrir la trace d’un animal dont il n’avait jamais entendu parler allait presque de soi.
Les deux elfes subjugués ne reprirent conscience de la présence d’Ulric que lorsque celui-ci entreprit de décrocher une tapisserie et de la tailler à la seule force de ses mains pour s’en faire des bandages. Varec sauta sur les pieds et bondit sur l’humain pour l’arrêter. Mais le prince le repoussa sans peine et poursuivit la besogne destructrice. Mara vint au secourt de son père et entreprit de lui arracher l’ouvrage des mains.
« Lâchez cela ! C’est à nous, » grogna-t-elle.
A la surprise d’Ulric, elle rivalisait en puissance avec lui, mais il tint bon. Sa plaie aux flancs saigna de plus belle.
« J’ai besoin d’un bandage ! »
Le regard de Mara passa sur le torse nu d’Ulric et soudain recula. Il était gravement blessé.
« Mais cette tapisserie… gémit-elle.
— Disposez-vous d’autres choses ?
— Prenez-la. »
Varec prit sa fille par les épaules et l’écarta du triste spectacle. Ils devaient renoncer à cette licorne tissée pour le bien de l’humain. Certes, le sacrifice était couteux, mais il ne pouvait se résoudre à laisser mourir l’homme qui leur avait sauvé la vie pour une tapisserie. Aussi unique fût-ce vestige.
« Croyez-vous qu’on en trouvera d’autres ?
— Cette œuvre était unique, regretta Varec dans un souffle.
— Non, je veux dire d’autres elfes. La cité pourrait être habitée. »
Le père de Mara était pensif. Cet endroit avait inexplicablement permis de conserver des merveilles, mais en y regardant bien, épaisse était la couche de poussière qui avait envahi le sol. Le sortilège qui maintenait les objets et le mobilier dans un état parfait n’avait pas couvert l’intégralité de la pièce. Et il était manifestement si ancien que certains pans du mur montrait des signes de moisissure.
« Nous aurons été accueilli. »
Revenir en arrière pour explorer le passage obscur lui traversa l’esprit mais il l’écarta.
« Et puis cette armée… »
Le sujet était trop ambigu pour qu’il poursuivît sa phrase, aussi il se tut et laissa sa fille aussi malheureuse qu’elle l’avait été en découvrant le sort qu’Ulric réservait aux témoignages de son peuple.
« D’où vient cette eau ? »
Les elfes tournèrent leur tête en direction du prince qui pataugeait dans une petite flaque. D’un même mouvement, leurs yeux tombèrent à leurs pieds. Une autre flaque s’était formée sous eux.
« Vous avez renversé quelque chose en fouillant ? demanda Ulric, décontenancé.
— Mais non ! protesta Mara.
— Alors d’où est-ce que ça vient ? »
Ulric n’avait pas fini sa phrase que le sol trembla. Les compagnons s’entre-regardèrent. Le son très distinct des flots leur parvint. Les flaques enflèrent jusqu’à se confondre. Sans réfléchir, Ulric franchit la porte. Grâce à la lumière qui parvenait de leur pièce, les lieux se révélèrent être en fait un vaste hall au haut duquel ils se trouvait. La mer avait envahi les lieux et se déversait maintenant sur eux. Sans doute les avait-elle silencieusement talonnés durant leur exploration. Insidieusement, elle s’était répandue sur la pente douce du couloir, grignotant pied à pied l’escalier, coupant tout retraite aux compagnons. Ulric poussa un cri de rage et regagna la pièce aux trésors.
Mara et son père avaient déplacé les meubles et appliquaient leurs mains sur chaque parcelle du mur, à la recherche d’une porte dérobée. Mais cela ne donnait rien. Leurs chevilles avaient disparu sous une boue de papiers et de tapis. Le sol trembla de nouveau. L’eau se déversait plus vite. Varec frappait les murs avec frénésie. Mara était affolée. Ulric était impuissant.
Etait-ce ainsi qu’il allait finir ? Englouti avec les restes d’une cité elfique, après avoir échappé à un dragon, à la malédiction d’un nécromancien, erré dans les ténèbres et sans avoir retrouver Irda ? Hors de question ! Il s’y refusait ! Lui, Ulric, le Prince du Hadvast, l’héritier du Bon Roi Regnauld III ne pouvait mourir ici, en compagnie de deux minables pêcheurs. Loin de sa princesse. Dans un excès de rage, Ulric balaya le buste d’une elfe qui le toisait narquoisement.
« Qu’est-ce c’est ? »
Mara se précipita sur le piédestal vidé. Ses mouvements étaient entravés par l’eau qui lui arrivait à la taille et tout ce qu’elle charriait de bibelots. Le fût de la petite colonne avait presque disparu mais son chapiteau était bien visible : sur le dessus, des inscriptions en ancien elfique brillaient d’une lumière magique. Sans hésiter, Mara y abattit la main. La calligraphie scintillait de plus belle. Varec reprit espoir, Ulric retient son souffle. Rien d’autre ne se produisit.
« Rappuyer dessus, Mara ! » ordonna Ulric.
L’elfe frappa de nouveau la colonne. L’eau gagna la taille du prince. Le piédestal pouvait être recouvert d’une minute à l’autre.
« Ce n’est peut-être qu’un élément décoratif… » supposa à regret la jeune fille.
Cependant, Ulric n’était pas prêt à se satisfaire d’une telle réponse. Il serra les dents et fouilla son cerveau à la recherche du moindre indice, de la moindre possibilité. Son visage s’éclaira. Il hurla, pour couvrir l’eau et parce que la mort par noyade le terrifiait.
« Dites quelques choses en elfique !
— Ils ne parlaient pas la même langue de nous.
— Qu’est-ce que vous en savez ? Parlez ! »
Outré, Varec jeta un regard noir au prince. Comment osait-il se moquer de leur ignorance ? Se croyait-il à présent spécialiste de son peuple pour avoir panser ses plaies avec une œuvre d’artisanat inestimable ? Il desserra à peine les lèvres pour prononcer :
« Ar viltuv Varec.
— Il ne se passe rien, gémit Mara avec angoisse.
— Essayez encore.
— Puisque je vous dis que nous ne parlons pas la même langue que nos Ancêtres ! »
L’entêtement de Varec, son manque de coopération au moment où ils en avaient désespérément besoin eut raison des nerfs d’Ulric. Ce dernier pivota et lança son poing sur le nez de l’elfe. L’arrête se fêla en son milieu. Varec hurla de douleur. Il replia ses bras autour de son visage pour se protéger de la fureur du prince et lâcha un juron. Le piédestal l’illumina.
« Encore ! »
Oubliant l’outrage et la peine, Varec sacra de nouveau. La salle eut un sursaut, l’eau reflua, la porte avait disparu. Le cœur d’Ulric battait si fort que le peu de sang qui lui restait bourdonnait à ses oreilles. Le danger avait diminué mais il ne comprenait pas ce qui venait de se passer. Mara, si.
« Nous bougeons. La salle… salle monte ! »
Les elfes se mirent alors à bramer toutes les insultes qu’ils connussent. D’abord éberlué, Ulric sentit le soulagement puis enthousiasme le gagner. Les murs défilaient dans un sens ridicule, l’eau s’était volatilisée, la terre tremblait sous leurs pieds. Ulric éclata de rire. Si le sol n’avait pas été aussi instable, il aurait dansé de joie. Ulric se joignit même au cœur des elfes, hurlant des grossièretés sempiternelles dont il ignorait totalement le sens mais qui sonnait comme des mots divins. Ils allaient vers la surface ! Ils étaient saufs !
Malgré le flot d’injures qui ne faiblissait pas, la salle finit par ralentir. Un véritable puit de lumière apparût au-dessus de leurs têtes. A l’odeur putride qui lui parvenait, Varec était certain qu’ils se préparaient à atteindre la surface de l’archipel. Il était vaguement déçu de ne pas se voir dévoiler davantage de la cité, néanmoins l’elfe goûtait avec reconnaissance toute la saveur des brumes familières et d’un environnement où il ne risquait pas sa vie à chaque instant. La compagnie cessa son raffut au moment même où le sol arrêta de vibrer et les murs de défiler. Ils n’eurent qu’à enjamber un petit escarpement de terre pour enfoncer enfin leurs pieds dans une herbe mousseuse et brune. Ulric n’aurait jamais pensé être si heureux de marcher sous un soleil obscurci. Il n’alla cependant pas loin. Passer la terreur, l’excitation et l’euphorie, ses jambes lâchèrent et il s’écroula dans l’humus. Mara se laissa tomber à ses côtés.
« Comment vous sentez-vous, Messire ? »
Après toute cette aventure, et maintenant qu’il était aussi pâle qu’un linceul, Ulric trouvait ce titre embarrassant venu de quelqu’un qu’il avait sauvé et qui l’avait sauvé en retour. A qui il avait donné des ordres, qui l’avait débarrassé de son armure et au père de qui il avait cassé le nez. Vraiment, il sentait une grande proximité entre eux.
« Vous pouvez m’appeler à mon nom, Mara.
— Vous n’avez pas répondu, Ulric.
— Prince Ulric. »
Corrigea l’homme. Son affection avait ses limites.
« Je me sens assez mal, pour tout vous avouer, admit-il.
— Nous allons construire un radeau et vous ramener au village. Nos sorcières vous soigneront. »
Ulric grimaça mais se raccrocha à cet espoir. La douleur était terrible, et il sentait sa tête lui tourner. Ses bandages, souillés par l’eau de mer et le sang l’élançaient plus qu’ils ne le soulageaient. Il entreprit de se défaire de la tapisserie. La vue de cet objet frappa Mara. Elle en oublia Ulric et ses blessures, bondit et se rua vers l’ouverture d’où elle s’était extraite quelques minutes plus tôt. Elle se jeta à genoux au bord du puits. La pièce avait disparu. Dans leur hâte de sortir ils n’avaient emporté aucun des trésors des anciens ! Tout ce qui leur restait de la cité elfique était l’immonde charpie que le prince décollait de ses chairs. Elle se prit la tête entre les mains et gémit.
« Navire en vue ! »
Varec se tenait debout sur un arbre rabougrit et regardait en direction de l’Ouest. Ulric se redressa sur ses avant-bras, entourné des restes d’une licorne en fils de soie. Le prince dût plisser les yeux et forcer sur sa vue pour déceler un petit point sur la mer, à peine visible sous le brouillard de l’archipel.
*
* *
Soutenu avec les Varec et Mara, Ulric et atteint le rivage au moment même où le navire toucha terre. C’était un beau bâtiment léger, à deux mâts, idéal pour les batailles navales ou les petites traversées. La flotte du Hadvast en possédait quelques-uns, et bien qu’il ne reconnût pas le nom de ce dernier –
le petit larbin – Ulric s’attendait à voir en descendre Athos ou l’un des hommes de son père. Cependant, l’accoutrement de l’homme qui apparut à la proue ne ressemblait en rien à aux armures de son royaume. Il avait l’air d’un civil, et à en juger par un teint olivâtre, probablement un Thalassiien. L’homme sauta sur le rivage sans attendre qu’on tirât la planche pour relier le sable et le bastingage. Sous les regards de plus en plus interrogateurs de la compagnie, le marin prit un instant pour considérer les lieux avant de progresser plus avant.
« Bonjour, Ô naufragés.
— Bonjour, Thalassiien, répondit poliment Varec. Nous sommes forts aises que vous nous ayez trouvé. Notre compagnon est gravement blessé, et notre bateau a été détruit. Pouvez-vous…
— Avez-vous croisé l’Amphiptère ? »
Coupé dans son élan, Varec ne sut que répondre. Il interrogea sa fille du regard, qui lui renvoya le même air stupéfait que lui.
« Certes, Messire. C’est le dragon qui a détruit notre bateau.
— Et qui a blessé l’humain ? »
L’inconnu désigna Ulric d’un geste dédaigneux. Il semblait répugner à regarder les blessures suintantes du jeune homme et le prenait très certainement pour un autre misérable pêcheur, tombé suffisamment bas pour s’accoquiner avec des elfes.
« Non, Messire, c’est une longue histoire, mais…
— Par où est parti l’Amphiptère ? interrompit de nouveau le Thalassiien.
— Je l’ignore. »
L’homme haussa les épaules et se détourna. Sans plus s’inquiéter du sort des trois miséreux, il regagnait d’un pas vif son vaisseau. Saisi d’effroi, Varec se dégagea du poids d’Ulric et courut pour le rattraper.
« Allez-vous nous aider ? Messire ! »
Varec lui agrippa le bras mais l’homme se dégagea avec un mouvement de colère.
« Nous chassons l’Amphiptère, vous nous retarderez.
— Par pitié, emmenez-nous.
— Nous vous enverrons du secours. »
Mais cela sonnait faux. L’indifférence de l’inconnu était comme une lame plongée dans son corps. Après tout ce qu’ils avaient traversé, après tout ce à quoi ils avaient survécu, se voir ainsi abandonné lui brisa le cœur. Malgré l’émotion et le découragement qui l’étranglait, le pêcheur joua sa dernière carte.
« L’homme qui est blessé, c’est le prince Ulric. Le bon Roi Regnault III vous donnera une immense récompense si vous le sauver.
— Le prince Ulric ? »
Une voix féminine s’éleva au-dessus de l’elfe. La brume, la fatigue, la sueur et le sang qui barbouillaient ses yeux n’empêcha pas Ulric de reconnaitre Irda.