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Auteur Sujet: [Erakis][Mi-Long] L’incurie de l’Ancien Empire  (Lu 4570 fois)

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[Erakis][Mi-Long] L’incurie de l’Ancien Empire
« le: 07 janvier 2021 à 20:54:59 »
Salut ! je voulais faire un truc sur l’Ancien Empire et son fonctionnement depuis longtemps, décidément dans le futur, mais j’hésitais entre un futur plus ou moins éloigné. Vous verrez que c’est un mi-long, dont j’ai écrit les deux premiers envois.
J’ai tenté de faire quelque chose avec de l’intrigue et du mystère, alors c’est "normal" que ce soit un peu confusant, mais dites moi vraiment si ça va trop loin parfois ^^






Envoi 1

Le convoi sortait de Colyton, suivant la rive gauche de Pelappan, le grand fleuve de l’Ancien Empire. Les cavaliers, sur des bêtes puissantes, portaient les armes les plus riches de la Marche de Tringel ; ocre et jument sellée d’argent.  Ils escortaient un chariot drapé de tissus précieux, totalement couvert. Derrière eux, la Marche s’étalait jusqu’à l’horizon, brillant de mille feux sous le soleil généreux de l’été.
«  Nous sortons bientôt de la Marche, Monseigneur, annonça un des cavaliers trottant à hauteur du carosse. Kentish est à trois jours.
— Merci, mon brave, dit le Seigneur, sortant la tête à travers un repli de draps.  »

Il rentra vite la tête dans la carriole en soupirant, fermant les tentures oubragées qui couvraient les fenêtres sans vitre :
« Je ne sais pas ce qui est le plus étouffant : l’air vicié et lourd d’ici, ou le soleil cognant du dehors.
— Vous vous faites vieux, Monseigneur, rétorqua la femme qui lui faisait face. Je me rappelle de temps où le soleil vous faisait bondir d’allégresse.  »

Le Seigneur donna un regard mi-amusé, mi-courroucé à l’impertinente. Il ne répondit pas, écartant du doigt les rideaux pour laisser passer un peu d’air et de lumière dans le chariot obscurci. Un fin filet éclaira la robe brodée d’or de la dame, qui cachait ses yeux éblouis derrière un éventail gracile.
« Alba, ma toute aimée, ma lumière intérieure…
— Vous êtes soucieux, Murdyn. Je ne vous ai pas vu aussi agité depuis…  »

Alba ne compléta pas sa phrase, pas plus que Murdyn. Jouant avec les ombres, les tâches claires sur la peau de Murdyn lui faisaient un visage aussi tourmenté que monstrueux.
« Nous étions si jeunes alors. Des inconscients. Vous, simple fille de cuisine. Moi, un clerc impudent du grand évêque Dunnstan, paix à son âme. Je me rappelle de la première fois que j’ai fait ce voyage. Pour compléter mon alumnat. Trois ans à Kentish loin de mon pays, de mon maître, de vous...
— Eudes était fou de joie, fit remarquer Alba. Il pensait enfin pouvoir prendre votre place.
— Quel idiot, marmonna Murdyn. J’étais parti pour pouvoir prendre la place de Dunnstan.  »

Le souvenir du vieux sage s’appliqua sur les pensées partagées des deux amants. La dernière fois que la Wyverne avait frappé, vingt ans plus tôt. Le combat acharné pour la Reconstruction. Le départ de Murdyn pour l’Archevêché. Les retrouvailles tant attendues avec son pays natal, et quelques mois plus tard la mort de l’évêque.
« Alors pourquoi ne vous a-t-on pas ordonné Évêque, et êtes-vous resté avec ce simple titre de Prélat de Tringel ?
— Vous vous en doutez bien : l’archevêque ne m’aimait pas plus qu’il n’appréciait ce vieux Dunnstan. Refusant de m’élever, il gardait pour lui les taxes levées pour la Grande Église. Chaque année je l’implorais, et chaque année ses mercenaires venaient prendre les impôts que j’avais collecté. Des sommes faramineuses ont quitté la Marche pour la gloire du « Beau  » Duché d’Avethan — qui se font appeler Les Héritiers. Quel ramassis de voleurs ! Héritiers impurs d’une lignée brisée par la vanité de ses Grands. N’ont-ils rien appris…
— Mon cher, ma douce vie, calmez-vous, apaisa Alba. Nous allons rendre hommage au nouvel Archevêque, qui nous rendra notre droit.  »

La figure assurée et l’assise princière d’Alba pouvait presque faire oublier son passé de gueuse. La Reconstruction avait bousculé bien des positions. Mariée lors de l’absence de Murdyn à un Baron de Tringel, puis faite veuve, elle avait gardé le prestige et les honneurs de son défunt époux. Elle habitait dans les quartiers des chevaliers, elle avait des suivantes et un clerc juste à son service. Le Prélat eu un sourire amusé.
« Vous ne fûtes pas accablée par la vie, n’est-ce pas, belle Alba ?  Votre figure est tout aussi gentille que lorsque vous étiez sans souci. Reste, vous m’en avez causé beaucoup quand, à mon retour, je vous ai trouvée dans le lit d’un autre.  »

Elle se pencha vers son amant réminiscent et lui tint les mains. Leurs regards s’accrochèrent, elle sourit largement. Il esquissa des lèvres.
« Saviez-vous que c’était Dunnstan qui me l’avait conseillé ? Je ne voulais pas vous oublier, mais il y avait trop de risque à vous attendre. Le Baron m’aimait…
— Je sais, murmura-t-il. C’était bien la bonne chose à faire. Votre époux était un homme bon.
— Et idiot comme il était, renchérit Alba en se replaçant sur les coussins de soie, il réussit à me laisser tout son patrimoine, et je pus choisir quoi laisser à ses enfants. J’étais à peine plus âgée qu’eux. J’ai laissé à sa fille leur relique risible, et à son fils des armes qui n’auraient pas servi. Qu’ils étaient contents que je garde la fortune de leur père !
— Vous fûtes une bonne protectrice pour eux, rappela Murdyn. Vous êtes avisée et sage, et de bon conseil.
— Allez dire ça à la fille. Personne ne peut savoir ce qu’il lui arrive, pauvre drôlesse, mariée à ce baron de Volrona.
— Vous voyez ?  Vous êtes toujours soucieuse de leur bien-être. Je vais trouver cette « drôlesse  » et lui faire ramener des nouvelles. Edérim !   »

Le cavalier convoqué alla à la hauteur du charroi :
« Monseigneur Prélat, dit-il.
— Allez à l’ouest, ramenez des nouvelles de la fille du Baron son mari, dit-il en désignant Alba. Vous la connaissez  ?
— Oui, Monseigneur.
— Brave homme. Si elle le peut, dites-lui de prendre route pour Kentish, nous rendons hommage à l’Archevêque. Partez, partez sous la bénédiction des Anciens.  »

Edérim salua la dame, puis le Prélat, et brisa la formation au galop pour rejoindre Volrona. L’éclat sourd des galops faisaient s’entrechoquer ses armes et son matériel, alors que l’oriflamme qu’il portait triomphait dans le vent. Murdyn prit un moment pour voir le cavalier s’éloigner, avant de refermer le voile qui le coupait de l’extérieur. Alba le considérait :
« Leur avez-vous dit pourquoi je viens avec vous, alors vous rendez hommage à votre Archevêque ?
— Dame Alba, une beauté comme la vôtre, ils ne sont qu’honorés de vous faire convoi.
— Par les Mille Martyrs, Murdyn, sachez le temps des billevesées, s’éleva la Dame.  »

L’ecclésiatique s’amusa de l’inconfort d’Alba qui, au travers ses protestations, gardait un sourire inarrachable.
« Notre Marche est forte, en ressources et en hommes. Cela en fait l’une des places les plus puissantes de l’Ancien Empire. Ne croyez pas les racontars qui vantent Avethan, Pelior, ou pire encore Volrona, comme véritables « héritiers  » des Anciens et continuateurs de son œuvre. Voilà dix générations que l’Empire n’existe que par son Église, comme une marque effacée dont on devine seulement l’existence. Il est temps que la Marche reprenne sa place comme égale et semblable des principautés qui furent sous le pouvoir de l’Empereur. Votre mission…
— Je vous arrête là, Murdyn Prélat : allez-vous me poster à Kentish ? Je ne vous inspire que dégoût pour que vous m’abandonniez à une semaine de galop de ma propre chambre ?
— Grande Dame Alba, dit-il précipitamment. Vous êtes la chose la plus chère à mes yeux, et ma confidente la plus intime. Vous y représenterez notre Marche et…  »

Déjà la Baronne relevait les tentures qui couvraient les portes vernies du carosse. Le Soleil était bas dans le ciel et l’air était bien plus respirable. Elle appela un cheval :
« Le Sieur Prélat est prêt à chevaucher, dit-elle sèchement. La discussion lui pèse.  »

Sans dire un mot, Murdyn laissa le carosse s’arrêter et prit les rennes d’une jument grise, sa monture personnelle. Il ordonna à la troupe de reprendre le chemin et prit la tête du convoi. Pendant ce temps, Alba se renfrognait seule dans les taffetas, en profonde réflexion.

Kentish n’était pas un grand château comme pouvait l’être Tringel. C’était une ville, une ville tentaculaire. Le second mur avait remplacé le premier, et le troisième se construisait. Il cascadait de palais et de villas qui colonisaient les buttes et les collines qui faisaient les contreforts des Monts des Crêtes. Posée sur la rive Nord du lac qui nourrissait le Pelappan, la ville était une cité facilement défendable malgré sa taille. Une flotte de navires mouillaient sur les eaux placides du Pelappol et faisaient le commerce avec la Marche et Alvarenn.
Le Convoi arriva une fin d’après-midi, par la Porte du Pelappan. Les soies ouvragées et les velours obscènes de la richesse de la Marche cheminèrent jusqu’en haut de la colline de Piété, résidences des Prélats de l’Église. Des enfants couraient derrière le charroi, les gens ouvraient les fenêtres pour admirer les oriflammes et le soin des chevaux.
Les Chevaliers étaient restés en bas, dans le quartier des épées, parqués dans une auberge sans fard mais honorable.
À la descente du carosse, devant le portillon, Murdyn tendit la main vers Alba, qui la refusa d’abord, puis tenta de descendre du chariot seule. La force se déroba de ses jambes et elle faillit tomber. Murdyn la rattrapa et elle voulut le repousser :
« Va-t-en, coquin, je pensais que tu m’aimais.  »

Elle se redressa difficilement et prit bon gré mal gré le bras que lui offrait le Prélat. Il lui glissa :
« Je ne vous oblige à rien dont vous ne verriez pas la nécessité.  »

Elle eut une moue à moitié satisfaite, et resta à son bras. ils entrèrent dans le luxueux palais de l’évêque de Tringel, que Murdyn avait fait préparer avec draperies, mangeailles, et foyers ronflants.  On leur apporta du vin, du pain et un bouillon, et un petit barde aveugle jouait du luth. À la lueur des bougies de cire et du grand feu qui réchauffait la nuit de la salle, Alba reprit la conversation qu’elle avait rompu lors du voyage :
« Je vois quelque avantage à ouvrir un ministère ici, mais je ne sais pourquoi cette tâche devrait m’incomber.
— Croyez-moi, vous êtes… la seule à pouvoir remplir cet office.
— Petit serpent, avez-vous préparé une machination dont je suis l’engrenage ?
— Disons seulement à ceux qui le demandent, que vous êtes là pour porter les hommages du Grand-Prince à notre nouvel Archevêque, et que vous rentrerez dès que ce sera fait.
— Je connais votre cœur et vos aspirations. Je vous fais confiance.   »

On fit entrer un diacre de l’archevêque dans la salle de dîner, et après les présentations, celui-ci offrit la bienvenue de l’Archevêque aux serviteurs de l’Église, bienfaiteurs de l’Empire, etc. etc. et les invita à rendre visite à l’Archevêque le lendemain au matin. Le diacre refusa l’offre d’hospitalité que Murdyn lui avait mollement offert et s’en alla, s’engouffrant dans la nuit. Alors qu’à la fenêtre, voyant l’envoyé s’éloigner à cheval à travers les rues tortueuses d’une colline mal éclairée, le Prélat murmura:
« Il défigure l’honneur de l’évêque en y invitant un simple Prélat à loger dans son palais.
— Mais il n’y a pas d’évêque, et s’il y en a c’est vous, fit Alba confuse.
— Précisément ! C’est un affront qu’ils me font en m’accordant un de mes droits et pas les autres. Et le diacre n’a rien dit sur mon accession à la chaire.
— Nous verrons demain, nous ne savons rien du nouvel Archevêque.
— Je ne serai pas à l’aise de te laisser seule ici dans ce château, sans escorte. Je demanderai au sergent de te donner deux hommes.
— Si tu veux. Je vais me coucher, annonça-t-elle. Me joindras-tu  ?, demanda-t-elle plus bas  »

Il hésita un instant.
« Quand votre suite arrivera. Je n’aime pas faire confiance à ces serviteurs qui nous sont étrangers.  » Il se tourna vers elle, qui s’était relevée: « Me fais-tu confiance, vraiment, absolument confiance ? Prends-moi dans tes bras, mignonne.  »

Il s’approcha, se glissa dans ses bras, et l’embrassa tendrement. Elle souhaita bonne nuit d’une voix blanche et se retira, vite suivie par une jeune servante. Après un instant seul, quand il fût sûr qu’elle était couchée, Murdyn alla à la rencontre d’un écuyer :
« Où sont mes hommes ?
— Une auberge au pied de la butte, Monseigneur. Dois-je les faire monter?
— Non, je descends de suite. Permets-moi de me changer et tu m’y guideras. Je dois conférer avec leur  sergent.   »

Masqué, encapuchonné, Murdyn marchait dans les rues sombres de Kentish aux côtés de l’écuyer. Veillant à cacher son visage unique, il s’engouffra dans l’auberge où les Tringelais chantaient gaiement, au rythme de la boisson. Ils étaient de loin les plus bruyants, parmi des faces crayeuses et mornes de commerçants ou de voyageurs. Il attrapa le bras du sergent et l’emporta à quelques pas. L’homme reconnut son Prélat immédiatement mais ne fut pas surpris:
« As-tu pris contact avec notre ami commun?, demanda Murdyn.
— Certes, Monsei… Maître.
— Écoute, demain tu viendras avec moi au Palais de l’Archevêque. Garde-toi de trop puantir. Et tu posteras deux hommes avec la Baronne.
— Maître…?
— Écoute, deux hommes. Quand elle sera abordée par les gardes, il se laisseront prendre avec elle. Qu’ils ne mettent en péril ni sa vie ni la leur. Qu’ils la gardent seulement des assauts !
— Maître…!  »

Murdyn saisit brusquement le sergent en sifflant:
« Si un seul de ses cheveux est lésé, Que les Enfers me viennent en aide, tu n’auras plus d’existence. Elle sera surprise : elle les appellera, les suppliera ; qu’ils ne fassent rien. Compris ?
— Vos ordres, Maître. Et votre ami ? Il a dit qu’il vous attendra sous les arcades de rhétorique, pendant l’heure du maître Anselm…
— Je comprends bien. Cette ville nous est hostile. Tâchons d’être prêts. Plus un mot maintenant.  »

Murdyn lâcha le sergent, prit sa chope et la fila d’un trait, puis frappa dans son dos avec un rire sonore.
« Ah, beau parleur, tu ne m’auras pas ! Tu n’as jamais vu de Roi, comment peux-tu savoir?  »
Et il donna un dernier coup fraternel au sergent avant de quitter l’établissement. L’écuyer le mena vers le palais de l’évêque de Tringel et lui donna bonsoir dans les couloirs hurlant de vent que les fenêtres mal bouchées laissaient siffler.
Il s’assit seul au pied de la couche du maître, juste devant l’âtre agonisant. Il raviva la flamme et ajouta une bûche. Puis, jouant toujours avec le feu du tisonnier, il resta éveillé jusqu’au petites heures du matin, où le sommeil le prit pour quelques maigres heures.

« Pelappol est si doux, le matin, quand la lumière du matin caresse les mâts de ses vaisseaux  », murmura Alba, debout devant les grandes fenêtres qui donnaient sur le flanc de la colline. Le déjeuner de pain et de légumes avait été préparé bien plus tôt, mais Murdyn venait de descendre de son sommeil agité. Un pichet d’ale était aussi sur la table, et de l’eau au miel. Elle se retourna vivement vers Murdyn, le visage brillant:
« Avez-vous vécu dans un lieu comme ci ? Avec cette commande si grande sur la ville ?
— Presque, mais c’était bien moins confortable, dit-il avec un sourire. Je vous y emmènerai plus tard, si vous le souhaitez.
— Peut-être y trouvera-t-on le jeune Murdyn, celui que l’ambition m’a ravi ?
— Je suis sûr qu’il serait plus que charmé de voir un visage aimé.
— Absurdités ! Qu’aurait-il à voir d’une vieille baronne, de plus de vingt ans son aînée ?  »

Le Prélat ne répondit pas. Il appela son écuyer, demanda qu’on fît entrer son sergent et ses hommes. Alba se piqua, attendant toujours la réponse, se retourna vers lui :
« Eh bien, tu n’as rien à répondre, méchant ?
— Que la Baronne excuse mon irrévérence, je dois lui demander congé, dit-il.  Je suis déjà en retard. J’ai donné deux soldats de ma garde si vous voulez sortir ou rester ici, mais restez prudente. Les Anciens vous gardent, Bonne Baronne.  »
Il lui prit les mains, les baisa, lui dit au revoir, et s’en alla.
« Modifié: 12 janvier 2021 à 11:11:12 par Opercule »

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Re : [Erakis][Mi-Long] L’incurie de l’Ancien Empire
« Réponse #1 le: 07 janvier 2021 à 20:56:46 »

Envoi 2 (Revenir en haut)


Dans les écuries du Palais, les chevaux étaient déjà prêts. En embarquant, le Prélat s’assura que tout était en place, puis il prirent la route, menés par l’écuyer de Kentish.
Sur la route, le sergent approcha Murdyn :
« C’est une ville bien vivante, et grouillante de monde. Je vois des marchés surchargés, des marchands avec des laquais, tout y est riche. C’est vraiment…
— D’où vient l’argent, idiot ? , lui glissa le Prélat, Avethan a-t-il du sel, du fer, de l’or dans ses entrailles ? A-t-il pris l’argent d’une cité rivale par le tribut ou par le sac ? Non, ce sont les taxes de l’Ancien Empire, qui a disparu voici quinze-vingtaines d’années, mais que « Son Excellence l’Archevêque  » collecte encore, sans faute, d’Oleron à Ulfghan, laissant nos contrées exsangues. Et la Marche, doublement sanctionnée par cette ignominie, se relève aujourd’hui!  »

Il continua à voix haute :
« Une cité de fantômes et d’histoire ! Combien de héros ont foulé ces pavés, ces esprits célébrés par la Fortune. Va, oublie le commerce et l’usure, admire l’Histoire.  »
L’écuyer tourna un regard surpris vers le Prélat, qui reprit presque en criant:
« Savais-tu que j’ai étudié ici pendant trois ans ? Ah, jeune homme débonnaire, impertinent et mauvais que j’étais.  »

Ils arrivaient dans la cour magistrale du palais de l’Archevêque, évêque d’Avethan, ancien palais de l’Empereur. Dernier vestige de la puissance de l’Empire, son autorité religieuse s’accroche aux bribes de pouvoir qui restent parmi le territoire morcelé. Les autres grandes régions : le Comté de Volrona et celui de Pélior, la Marche de Tringel — avaient chacun un évêque. L’Archevêque gardait pour lui le pouvoir sur le reste des territoires éparpillés, plaçant des monastères pour en récolter les fruits de la terre, pâle consolation par rapport au vrai pouvoir que l’Empereur pouvait avoir détenu.
Des colonnes antiques aux proportions écrasantes accueillirent les trois hommes, menés par des gardes à travers la résidence des anciens Empereurs.
Le sergent et Murdyn furent mis à attendre dans une antichambre. Le sergent était agité, mais Murdyn gardait une contenance exemplaire.
« Monseigneur, ce palais…
— Une volerie. Un reliquat. Un souvenir en déclin. Reste calme, car ils nous font attendre ici à dessein.  »

Ils étaient dans une belle salle chargée de trésors. Des pierreries d’orfèvres côtoyaient des reliques qui pouvaient faire partir deux Calidor en pèlerinage. Des tapisseries finement ouvragées détaillaient des scènes des Livres, dont des exemplaires inestimables trônaient sur un buffet merveilleusement exécuté. Le sergent se renfrogna bientôt, comme jaloux, et se mit à faire les cent pas, sans accorder de regard aux trésors qui l’assaillaient. Murdyn restait insensible, assis sur un siège ordinaire qui pouvait être un trône de Roi. Il appelait régulièrement le sergent à s’asseoir et fermer les yeux.
Bientôt, le diacre rencontré la veille, envoyé de l’Archevêque, était là. « Monseigneur, Son Excellence est prêt à vous voir.  »
Murdyn sauta sur ses pieds et salua le diacre. Le sergent marcha nerveusement vers le diacre, puis hésita, s’écarta du chemin de son Prélat. Ils le suivirent vers la salle d’audience.

L’homme qui s’avançait vers eux était, étonnamment, simplement vêtu, mais portait au cou une longue bande de laine blanche, immaculée. Il devait être âgé de soixante ans, âgé mais pas infirme. Il semblait encore énergique et volontaire. Près de la chaise de laquelle il s’était levé, sa crosse et son sceptre et son chapeau étaient soigneusement posés. Murdyn s’agenouilla, courbant l’échine, tandis que son sergent faisait de même.
Le Prélat offrit ses hommages à son archevêque, l’appela Père, embrassa sa bague et baissa ses yeux. L’Archevêque les accepta avec un sourire, puis le fit relever. Ils s’assirent, le sergent resta debout, à l’écart de la discussion.
« Quelles nouvelles de la Marche apportes-tu, mon fils ?
— Seulement l’obédience renouvelée à la foi des Anciens, Père.
— Certes, je suis nouvellement sacré, les évêques se doivent de venir faire honneur à leur allégeance.  »

Murdyn acquiesça, tandis que l’Archevêque versait deux coupes de vin. La tension monta soudain : embarrassé, Murdyn tenta de déceler l’angle avec lequel l’Archevêque l’attaquera.
« Mais, tu n’es pas évêque. Qui es-tu, pour venir me baiser la main ?
— Murdyn, Prélat de Tringel.
— Monseigneur Murdyn, Prélat de Tringel. Original, n’est-ce pas, ces petites situations passionnantes. Ces incongruités qui font l’Histoire, qu’on ressortira dans les livres anciens. Comme l’histoire de ce diacre qui se faisait appeler Monseigneur.  »

L’Archevêque tendit la coupe à Murdyn. C’était, une coupe finement ciselée, remplie d’ambroisie. Le Prélat avait entendu un grognement derrière lui. Il leva la coupe pour faire taire son sergent, salua le Père. Il prit une gorgée avant de complimenter le vin, puis ménagea une réponse :
« C’est évidemment à l’encontre de mes plus vives protestations. Je ne suis que serviteur de l’Église, un fils qui aime son primat, mais que son primat n’a pas toujours aimé.
— La relation entre le Père et le Fils n’est jamais simple. Mais au delà de respect, loyauté, défiance, traîtrise, il y a toujours l’amour le plus profond.  »

Ce fut au tour de l’Archevêque de boire. Il s’assit, puis considéra Murdyn avec un demi-sourire. On aurait dit qu’il tentait de lire dans son visage, parmi les taches de vitiligo, son avenir, comme une sorcière. Murdyn reprit:
« N’ai-je pas été un bon fils ? N’ai-je pas mérité de grandir et faire ma maison ?
— Nous sommes si… attachés à cette Marche. C’est vraiment un des endroits les plus… bouleversants de l’Empire. Tu sais, j’ai visité moi-même cette région. Je l’aime de mon cœur vrai.
— Le bon peuple de Tringel, de sa plus grande force, vous retourne le sentiment. Il attend de vous que vous le récompensiez. Rendez-lui son amour…
— « Donnez-lui un évêque!  », compléta le Primat. Ah, Mon cher Seigneur Prélat. Vous êtes venu avec une seule idée, et ne ressortirez de ce palais qu’avec une crosse et un chapeau. Je ne me rappelle pas t’avoir vu poser votre ultimatum à mon prédécesseur.
— Que dire ? Je sens que mes ouailles ont assez attendu.  »

L’Archevêque soupira, prit une mine affligée :
« La mort de Dunnstan nous a déchiré le cœur, ici à Kentish. C’était un grand homme, un saint homme. Votre Marche commençait à peine à se relever de cette attaque… effroyable. Tu revenais alors du séminaire, auréolé de la dignité sacerdotale. Un grand bouleversement.
—Nous étions encore faibles et avions besoin de votre présence, mais désormais la Reconstruction est terminée, et j’ai été en charge de la foi en Marche de Tringel pendant plus de quinze ans. Sûrement, on peut revenir à une situation normale…
— Iras-tu jusqu’à dire que la situation présente est inacceptable, Seigneur Prélat ?, cria l’Archevêque.  »

Il se calma, eut un rire nerveux. Murdyn dut calmer son sergent qui semblait avoir amorcé un pas en avant. L’Archevêque se leva pour se poster à une des nombreuses fenêtres de la salle, regardant au-dehors la cour du palais, et au-delà la ville.
« On m’a dit que tu étais venu avec une Baronne de Tringel, venue porter l’hommage de votre Grand-Prince.
— Vous savez bien, mon Père, que le Grand-Prince ne peut pas venir à Kentish sans y être invité par l’Empereur…
— Vas-tu me faire croire que depuis trois cent ans, aucun membre de cette famille n’a quitté la Marche?  »

Murdyn ne répondit pas à la question, alors que l’Archevêque tentait une nouvelle fois de se calmer avec un petit rire:
« On la dit d’une grande beauté, et sa toilette est princière. Elle doit être chère à votre pays.
— Elle l’est, mon Père, dit Murdyn, tentant de calmer le tremblement de sa voix. Terriblement.  »

L’Archevêque poussa un nouveau soupir:
« En vérité, je te le dis, mon Fils. Tu n’es pas tenu en grande estime par notre Curie. J’ai toujours été d’avis de te rendre ton droit, mais ils ont peur que soudain tu ne reconnaisses plus l’autorité de ton primat…  »

Le Prélat eut un large sourire, qui préparait l’annonce qu’il ne pouvait plus attendre de faire :
« Mon Père, vous ne pourrez rien prendre de la Marche si je ne vous y invite pas. Comme vous ne pourrez pas faire oublier à quiconque que, la Baronne et moi, sommes montés à Kentish pour vous rendre hommage. Et vous savez maintenant à quel point notre Baronne nous est chère.
— J’ai assez entendu, déclara le Pontife. Va, je te ferai appeler.
— Je vous remercie, Saint Père.  »

Murdyn se leva lentement, déposa sa coupe à moitié entamée, et sortit de la pièce, son sergent dans les talons. Le soldat tenta de poser des questions, à chaque fois tu par le Prélat.
Une fois sur les chevaux, à bonne distance du palais, Murdyn se mit à expliquer précipitamment:
« Ce qui vient de se passer, Sergent, c’est que j’ai offert la Baronne en otage en échange de mon diocèse.  La trahir ?, dit-il en voyant la face effrayée du sergent, pas du tout : je l’ai toujours voulue ici, mais à présent nul ne questionnera son séjour. Si elle acceptera ?, rajouta-t-il répondant une autre question silencieuse, oh mais elle a déjà accepté. Ce qu’elle ne sait pas, c’est qu’elle sera enlevée. Et si tes hommes valent leur sel, elle en sortira indemne. Leur as-tu bien dit de ne pas résister ?
— Oui, Monseigneur, seulement menacer, et rester avec la baronne.
— Excellent. Allons voir notre ami commun.  »

Les deux cavaliers fusèrent dans la ville, à travers places et jardins, pour rejoindre le bas des collines, près du lac. Murdyn arriva près du cloître d’un ancien couvent devenu terrain vague, son lieu d’étude préféré lors de son passage ici, car il était à deux pas des tavernes et des maisons closes. Son informateur était caché dans les arcade.
« As-tu bien révisé tes sophismes, cancrelas ?
— Rappelle-moi le tableau des planètes ? ARDHI!, répondit la femme qui surgit de l’ombre.  »

Le cheval du sergent manqua de se cabrer, mais Murdyn descendit de selle pour saluer très familièrement la dame qui s’était dévoilée. Les très longs cheveux bruns tirant au roux, elle était forte et simplement habillée sous sa grosse cape de bure. Il la présenta rapidement à son sergent comme un ancienne amie de séminaire.
« Parle : j’ai vendu ma maîtresse au nouveau Pontife, que va-t-il faire de sa vie ?, explosa-t-il.
— La belle Baronne de Tringel qui marche dans les rues et que la ville adore ?  Il devra lui donner un Palais !  »

Murdyn hurla de rire avec sa camarade, qui les emmena tout de suite dans un enchaînement de ruelles.
« Comment vit la rue de cette capitale impériale ? demanda-t-il.
— Des choses des plus étranges ont cours ici. Dehors tout explose. Alvarenn est en guerre avec Ardhi, qui s’écroule. On entend que les Elfes sont prêts à redescendre vers le Sud. Le Hadvast veut se partager le Conglomérat avec Alvarenn en échange de la paix. Une simple saucisse de Thalassi…  est introuvable ! La Curie est affolée, elle n’a jamais été confrontée aux réfugiés et au marché d’armes. Il y a trois nuits, on me propose un bombarde ! Sais-tu ce qu’est une bombarde ? Non ?  Comme une gueule de dragon, qui crache du feu, et peut jeter un rocher à plus de cent pas ! Ooh parfois je n’ai pas envie d’aller en Hadvast. À quel Roi en sont-ils de toute façon ?
— Emma : le peuple de Kentish.
— Ah, mais ça, toujours la même rengaine. On attend que nos seigneurs daignent nous jeter une pièce, et on attend toujours. Et toi, on croirait que ces taches sur ta face, bruniraient au Soleil ?
— Elles ne brunissent jamais, c’est bien pour ça qu’on les voit plus encore, expliqua Murdyn. Et ton commerce ?
— Bien, bien. Les deux, même.
— Deux ? Félicitations !
— Tu sais, à l’auberge, le père avait un arrangement avec un diacre pour offrir des couches et des filles à notre sainte Curie. Un jour, j’ai juste ramassé des témoignages, fait arrêter le saint homme, et voilà qu’il meurt subitement ! Depuis, c’est moi qui gère les filles, et les couches, et la sainte Curie.
— Tu n’as pas peur qu’on vienne te fermer boutique désormais ?
— Seulement si on garde le client mécontent. Ce qui n’arrive pas souvent ici, crois moi. Le Saint Père vient ici depuis que je suis fille.   »

Ils arrivaient à l’auberge, le tenancier les salua, Emma le présenta comme « le mari  » et lui expliqua que les deux hommes avec elle n’existaient pas, il répondit « qui ?  », et le trio monta dans le salon privé de l’étage.
« Les murs sont plus épais qu’ils n’étaient dans mon souvenir, dit Murdyn, tu as dû rajouter des couches.
— Que veux-tu ? Les murs fins font fuir la clientèle. Ce qu’ils ne savent pas, c’est qu’ici les murs n’ont pas d’oreilles, mais l’hôtesse, si.  »

Le salon était calfeutré, seulement éclairé par une petite fenêtre et par un chandelier encrassé. Des bancs étaient disposés autour d’une longue table, mais Emma s’assit en tailleur sur une des couches au sol après leur avoir versé du vin. Ce n’était pas l’ambroisie de l’Archevêque, mais cela raviva des souvenirs chers à Murdyn.
« « Tu as une meilleure place dans ce grand cirque celle que ce je t’aurais donnée. Tu forces mon respect.
— Ne l’avais-je pas déjà ? Donc, Æthelwolf, enfant du Pays, reprit-elle. « Fils du précédent  », comme on dit. Peut-être vrai, peut-être pas. On dit que les barons l’ont élu, cette fois ?
— Pas ceux de la Marche, en tout cas, grommela Murdyn.
— D’ailleurs, si tu vis encore, c’est que tu seras fait évêque, ton message disait ?
— Pas en autant de mots, mais nous sommes arrivés à un arrangement mutuel.
— Ils savent qu’elle est ta maîtresse ?
— Officiellement, non. Officieusement, je m’en suis assuré. Chaque membre de notre suite est un envoyé de l’Église. C’est je pense ce qui les a convaincus : ils croient que je ne sais pas qu’ils savent qui elle est vraiment. Quid des envoyés des provinces ?  »

Pendant que le sergent calculait encore ce que Murdyn venant de dire, Emma sortit quelques parchemins, dessinés et griffonnés au fusain. Des dessins d’hommes, qui posaient nus.
« Oui, mes filles ont divers talents. Ici, l’évêque de Volrona. Un petit vicieux. Alvarenn et ses gnomes, ça doit faire un effet dans la tête de ces gens. Là, le Prélat d’Erdvyr. Grand gars, bien nourri. On les fait nourrir de graisse de baleine m’a-t-on dit. Tu sais à quel point une balei—
— Huit cents toises, mon Maître !
— Ah, double abruti, tu finiras vendeur de choux!  »

Les deux camarades s’esclaffèrent encore en refaisant une scène de leur jeunesse. Une fois que leur rire se résorba, elle reprit:
« Leurs suivants sont un peu plus locaces. Une petite bière, ils attendent leur maître…
— Emma . Les provinces…? Sont-elles prêtes ou pas, à défier l’Archevêque.  »

Elle secoua la tête, soudain très sérieuse.
« Ça parle, ça oui. Mais prêts ? Je ne crois pas.
— Quand je serai évêque, j’aurais bien plus de légitimité que maintenant. Peut-être qu’ils s’enhardiront.
— Espérons, Monseigneur, conclut-elle. Mais ne revenez pas ici avant qu’un écclésiaste vous présente l’endroit.   »

Ils se levèrent.
« Bon, je dois aller découvrir avec effroi que ma Baronne a été emportée, fit Murdyn. Sergent, saluons Madame.  »
Ils la saluèrent s’en furent.
« Modifié: 09 janvier 2021 à 16:01:56 par Opercule »

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Re : [Erakis][Mi-Long] L’incurie de l’Ancien Empire
« Réponse #2 le: 12 janvier 2021 à 01:03:26 »



Le Prélat entra en trombe dans le palais de l’Archevêque sur la colline de Piété. Un peu à bout de souffle, il demanda où était la baronne, on lui répondit qu’elle était sortie. Quand Murdyn demanda si elle était partie sous escorte, le serviteur le regarda avec un petit sourire confus, puis confirma précipitamment que les deux gardes étaient avec elle.
Murdyn se tourna vers son sergent, qui gardait un visage impassible. Il l’invita à s’attabler dans la grande salle à manger vide et on leur servit du pain et de la viande. Le Prélat était affamé et attaqua son dîner avec grand faim. Le sergent était un peu plus réservé, et voulait absolument éviter de croiser le regard de son maître. Celui-ci remarqua la gêne de son homme d’armes, et demanda :
« Une remarque, sergent ? 
— Non, Monseigneur, » dit-il précipitamment. Il y eut un silence gêné : «C’est que, Monseigneur, est-ce tout ceci nécessaire ? La prise d’otage, et l’espionnage et… la conspiration, rajouta-t-il en murmurant. Pourquoi faire tout cela alors qu’on veut juste que tout redevienne comme avant ?
— Sergent, mon bon sergent, dit Murdyn avec un sourire éteint et s’essuyant les doigts. Venez, marchons. Cette salle me donne le tournis. »

Ils sortirent de la salle, tournèrent dans les couloirs jusqu’à atteindre un cloître, entre jardin botanique et petite cour d’agrément, et après avoir bien regardé alentours le Prélat dit enfin :
« Tout cela t’est troublant et inquiétant. Le danger d’être reconnus, déjoués, mis aux services de la grande flotte. Je comprends. Imagine toi être dans la forêt, et soudain tu croises un loup. Un loup ? Même, un Ulfsnar ! Quelle bête terrifiante !  Tu t’immobilises, tu crains pour ta vie. Elle est là, devant toi, bête Ô Combien Dangereuse, et elle grogne et menace. Elle te mord, puis te libère. Tu t’écartes, reprends tes forces et tiens ta position. Comment t’en sortir ?
— Eh bien, il faut leur faire face et ne pas s’enfuir. Prendre un gros bâton, leur faire croire qu’on est trop dangereux pour… »
Il s’interrompit et prépara une protestation, que Murdyn anticipa en disant:
« Il est une raison pour laquelle cette région s’appelle Ancien Empire. L’Empire est fini. Depuis si longtemps. Et, oui, nous nous sentons si faibles devant ce monstre, mais nous pouvons survivre à la confrontation. Nous nous sommes tenus, interdits et immobiles, devant cette puissance centrale depuis bien trop longtemps. Si leurs attentes ne sont pas compatibles avec ce que nous voulons bien leur offrir, alors nous avons tout intérêt à quitter la tutelle de Kentish. Et nous ne sommes pas les seuls !  »
Il se mit à marcher dans le jardin, admirant les fleurs et les fruits que les arbres donnaient. Murdyn attrapa une boule charnue et bleue, de la taille d’un poing, et l’envoya au Sergent. Il en prit une autre pour lui et croqua directement dans la peau. Le fruit était juteux et sucré, avec une pointe acide.
« Une pomme de Calacie. Cette espèce ne pousse guère dans notre Marche. Elle demande une quantité de pluie très spécifique, car soit elle meurt de soif, soit elle meurt noyée.
— Les… poils sur la peau, se mangent ?, » demanda le sergent incrédule.
Murdyn finissait déjà sa pomme et continuait de marcher dans le jardin. Il regardait en hauteur, où les fenêtres du premier étage étaient couvertes de jalousies. Il soupira, jeta un œil vers le sergent. Il lui fit signe de s’approcher silencieusement et demanda tout bas :
« Quelle est votre formation stratégique et tactique, à la Marche ?
— Monseigneur, la prévôté ne nous prépare pas à une vraie guerre, souffla le sergent. Mais je comprends que les chevaliers et les gardes du Theyne sont plus savants que nous dans ces affaires.
— Bon, soit, s’agaça le Prélat. Va avant le milieu de l’après-midi à une taverne fréquentée par les officiers. Renseigne-toi sur leur forces, leurs positions, des éléments de leurs stratégies, restes-y jusqu’à demain s’il le faut. S’ils te demandent nos effectifs, réponds deux-tiers des leurs. S’ils te demandent nos positions, réponds-leur les châteaux. Des questions ?
— J’imagine que je suis autorisé à boire, mais en restant sobre ?
— Voilà un brave homme ! Va, prépare-toi et occupe-toi de tes hommes. »
Murdyn fit un geste des yeux pour désigner les fenêtres et considéra le sergent. Celui-ci le salua discrètement et quitta le jardin. Le Prélat resta encore un moment, assis parmi les arbustes, et regardant le ciel. C’était le début d’après-midi, il restait quatre heures au jour, et il était épuisé. Il songea que c’était probablement le moment où l’Archevêque se devait de faire un choix qui allait tout changer.

Il n’était qu’une heure avant le soir quand le diacre de l’Archevêque se présenta devant le Prélat de Tringel pour lui faire passer la convocation du Pontif. Murdyn s’était baigné et parfumé, avait revêtu une robe crème et avait fait couper ses cheveux très-courts, montrant un crâne ondoyant de tâches laiteuses. Il avait demandé toute l’après-midi des nouvelles de la Baronne, qu’on ne pouvait pas lui donner. Après une collation, il se dirigea, à pieds, vers le le grand palais de son Excellence.
On le fit attendre, seul, dans la même antichambre alourdie de joyaux. Il pouvait entendre au loin un chœur et des antiennes. Immobile mais détendu, il les accompagnait en marmonnant les paroles qu’il connaissait.
On l’amena ensuite dans une salle beaucoup plus simple, juste attenante à la grande salle de l’Archevêque. Le diacre l’y rejoignit et lui expliqua à voix basse qu’il allait être sacré évêque. Quand il demanda à Murdyn qui serait le représentant du Grand-Prince de Tringel à la cérémonie, il répondit la Baronne Alba. Le diacre, surpris, laissa un silence catastrophé s’étendre, puis dit précipitamment qu’elle avait déjà été invitée. Murdyn le remercia avec un sourire cryptique, et fut invité à pénétrer dans la salle.

La salle avait été préparée pour la cérémonie, et ne ressemblait presque pas à son état du matin-même. De chaque côté, elle était tapissée d’ecclésiastes rassemblés en dernière minute, éclairés par un large chandelier. L’Archevêque resta assis sur sa chaire et laissa Murdyn marcher tout le long de la salle pour l’y rejoindre. Le Prélat posa les genoux sur un coussin de velours et courba l’échine. Il sentait la respiration lourde et bruyante du Pontif, assis sur son estrade à quelques pas devant lui, le regardant de haut.
La lumière du Soleil couchant donna un ton pêche à la salle couverte de robes claires.
Des pas s’approchèrent sous les chants religieux. Il reconnut une marche alourdie venant de la droite, tourna les yeux, et vit l’évêque de Volrona tenir les Livres.
Son témoin, Alba, le suivait. Elle semblait indemne bien que sombre, et portait ses vêtements du matin. Elle accorda un regard mais pas de sourire à Murdyn qui avait tourné la tête vers elle. Le Prélat reprit sa position arquée.
L’Archevêque ne bougea pas, mais c’est l’évêque de Volrona qui officia le sacre. Il demanda à Alba de témoigner en la faveur du Vicaire Murdyn, ce qu’elle accepta et fit sur les Livres. Elle testifia qu’il était un homme de piété et de foi, qu’il vivait en accordance avec ses vœux, qu’il menait ses ouailles sur le chemin des Anciens, etc. L’officiant se tourna ensuite vers Murdyn et lui demanda de renouveler son serment et ses vœux, et il s’exécuta. Il jura fidélité, célibat et assuma la responsabilité pour tous les croyants de la Marche.
L’Évêque de Volrona le fit se relever et le sacra par imposition des mains, en plaçant une sur le haut du crâne et l’autre sur son cœur.
Et Murdyn fut évêque.

Une déclamation commença immédiatement dans le chœur, pendant qu’on apportait les regalia, les objets sacrés de l’Évêque. L’anneau, la crosse et le chapeau de Dennstan, qui avaient été ramenés à Kentish après la mort du vieux Dunnstann, reviendraient à Tringel pour la première fois en quinze ans. Lentement paré des attributs, le nouvel évêque se retourna et fit face à la salle, tournant dos au Pontif, qui se releva en disant d’une voix forte :
« Aujourd’hui je reconnais Murdyn de Tringel, Évêque. Que ceux qui croient aux Anciens y prennent joie et confort, et puisse-t-il accomplir son office dans la plus harmonieuse observance de leurs enseignements. »
La cérémonie prit fin, elle n’avait pas duré vingt minutes. Les rangs se vidèrent et l’assemblée quitta la salle. L’Archevêque interpella Murdyn qui s’apprêtait à les suivre.
« Mon cher frère, je comprendrais si vous vouliez rejoindre vos ouailles au plus vite.
— C’est le cas, mon Père. Je partirai à la première heure. »

Murdyn salua son pontife et se tourna vers l’évêque de Volrona, qui l’accueillit plus chaleureusement. Au regard interrogateur de Murdyn, c’est Alba qui répondit:
« Monseigneur l’Évêque a eu l’obligeance d’accéder à ma demande de vous sacrer.
— Et c’est un honneur d’accéder à la demande de Madame. Charmé de faire votre connaissance, Monseigneur. J’ai eu une très fructueuse correspondance avec votre maître Dunnstan, et j’ai hâte de reprendre ce lien avec vous.
— Ce serait tout à mon honneur, mon frère, balbutia Murdyn. »
Avec un dernier sourire, l’Évêque de Volrona s’effaça et les deux amants se retrouvèrent seuls.
« Merci de votre intervention, ma chère. J’espère ça ne vous a pas trop coûté.
— Coûté ? Mais c’est de famille. Voyez-vous, Monseigneur est l’oncle du mari de ma belle-fille. Par contre, j’espère que votre évêché ne vous a pas trop coûté, ironisa-t-elle. »
Il lui proposa le bras et elle le suivit à travers le palais, suivant les autres écclésiastes à bonne distance. Elle reprit :
« L’Archevêque m’a fait comprendre que je suis invitée sur la colline de Piété, indéfiniment. Il m’offrira mes gardes, et me laissera faire venir mes suivantes. Il attend de vous une conduite exemplaire, évidemment.
— N’en doutez pas une seule seconde. Ce ne sera pas de ma conduite dont il devrait se méfier.
— Non, sourit-elle. Mais il n’a pas idée.
— Vos gardes, Madame, que leur est-il arrivé  ?
— Ils vont bien. Ils sont un peu secoués. Ils ont bien joué leur part. »
La soirée avançait bien et des officiels et fonctionnaires s’étaient joints à la réception. Le nouvel évêque eu l’occasion de rencontrer et discuter avec nombre d’écclésiastes et de seigneurs temporels de tout l’Ancien Empire, et la rencontre ne se finit que loin dans la nuit.

Dans la carriole qui les emmenait au Palais de l’Évêque, Alba et Murdyn discutèrent alliés et obstacles, et à leur grand projet. Il avait enlevé son chapeau, trempé de sueur et lourd sur la tête, et le tenait à ses côtés comme un casque. Ils trouvaient que leur province-sœur de Volrona avait décidément beaucoup à gagner à se rebeller contre leur grand-frère Avethan. Quant à Pelior, ils n’arrivaient pas à ce décider sur sa  posture. Enfin, Alba révéla qu’elle rencontrerait les officiers d’Avethan dans un cadre plus séculier pour avoir le cœur net sur leurs intentions.
« Une grande toile se tisse, compléta-t-elle, et j’ai à moi toute seule tout ce grand Palais, et tout le temps du monde, pour qu’elle soit la exhaustive possible.
— Reste, dit Murdyn. Prenez garde à vos courriers, sachez en qui faire confiance. J’ai le nom d’un ami qui pourrait nous être acquis, dans une auberge des bas-fonds. Dans une ou deux semaines, vous y enverrez un page à la recherche d’Emelon. Je vous laisse la carriole, dit-il en considérant le montant de la portière. Mais cachez toute cette dorure.
— Murdyn, vous radotez quand vous êtes inquiet. Je saurai quoi faire. »
Il acquiesça et inspira longuement.
« Je vous écrirai, promit-il enfin.
— J’attends déjà vos billets, répondit-elle doucement. »

Le matin suivant, le soleil passait à peine au-dessus de la colline pour éclairer le Pelappol quand l’Évêque se mit en selle. Murdyn jeta un dernier regard vers son aimée qui regardait, du haut d’une fenêtre, l’évêque de Tringel et ses soldats prendre la route. La jument grise de l’évêque elle-même semblait triste de partir et gardait le museau bas, tandis que Murdyn signalait son sergent et tournait bride.
« Madame la Baronne, disait un serviteur. Un Conseiller du Duc d’Avethan vient vous souhaiter la bienvenue.
— Faites-le entrer, dit-elle sans quitter la fenêtre de ses yeux mouillés. Je voudrais le remercier de son accueil. »
« Modifié: 12 janvier 2021 à 11:10:26 par Opercule »

 


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