Ce texte précède la Bataille de Nargarone et fait partie de l'univers d'Erakis
Texte:
Sous la tente royale, cramoisie de teintures et de soleil couchant, l’Etat-major évaluait ses chances. Ses membres étaient penchés sur une carte détaillée de Nargarone qu’ils parsemaient de petits pions sculptés dans la pierre. Rien ne semblait pouvoir altérer leur concentration si bien que lorsqu’un homme se glissa entre deux tentures, pas un officier ne releva la tête.
« Les Marchands vous font savoir qu’ils attendent un négociateur. »
Regnauld III se retourna vers le messager, les sourcils arqués par la surprise.
« Ils veulent négocier ? »
L’homme ouvrit la bouche pour répondre mais le roi du Hadvast ne lui en laissa pas le temps. Il s’était déjà détourné pour abattre sur la table son énorme point ganté de fer. Le fracas fit trembler les figurines qui s’y trouvaient et les généraux qui les regardaient.
« Ce couard d’Irden se décide ? Nous lui en avons laissé cent fois l’occasion ! Maintenant qu’il est acculé, que je me suis fait chier à ramener l’intégralité de ma foutue armée à ses putains de portes, il daigne me recevoir ? Qu’il aille se faire foutre. »
Sur la carte, le roi Regnault III se mit à intervertir frénétiquement les bataillons avec les trébuchets au mépris de toute considération stratégique. Il allait raser la ville ! Fini l’arrogance des Marchands ! Finies les parades de la Guilde ! Fini ce foutu contre-pouvoir qui le narguait à chaque fois qu’il voulait augmenter les taxes. Cette cité libre n’avait que trop profité de son argent, n’avait que trop nuancé son pouvoir absolu. Ils allaient disparaitre.
« Votre Majesté, je vous demande de reconsidérer votre décision. »
La main de Regnault III s’immobilisa, suspendant un régiment de cavalerie au-dessus de la Baliste de Nargarone. La voix qui s’était élevée était celle de Dame Brunehilde. La vieille femme le regardait avec une intensité désarmante. Il secoua la tête, tentant d’échapper au charme de la sorcière.
« Pourquoi le ferais-je ?
— Car un siège implique de perdre des hommes, votre Majesté. Même si notre victoire ne fait aucun doute, nos espions pourraient échouer à détruire la Baliste. Nos partisans pourraient ne pas réussir à désorganiser la défense. Si le Prince accepte de se rendre sans livrer bataille, nous conserverons nos forces pour la conquête d’Alvarenn. Et les dieux savent que nous aurons besoin de toutes les ressources possibles.
— Hum… peut-être, » murmura Regnault III qui sentait sa volonté s’infléchir dangereusement.
Puis il releva brusquement la tête.
« Mais je n’irai pas !
— Allons, votre Majesté, le Prince Irden ne peut prétendre à vous recevoir en personne. Envoyons quelqu’un d’autre. Siefried peut-être ? »
Le capitaine des archers bomba le torse, trop heureux d’être ainsi désigné par la sorcière.
« Ça serait un honneur, votre Majesté.
— Non pas vous. » rétorqua l’intéressé.
Les épaules du capitaine retombèrent aussi sûrement que son estime de soi.
« Je vais envoyer Ulric. »
La sorcière prit une expression horrifiée. Mais une fois encore, Regnault III prit l’assistance de court.
« Qu’on aille chercher mon fils sur le champ ! »
*
* *
Fils du bon roi Regnault III, le prince et chevalier Ulric n’avait jamais été un exemple, ni de sagesse, ni d’intelligence. S’il faisait la fierté de son père pour sa carrure et sa bravoure, il avait toujours effrayé une bonne partie des courtisans et des généraux pour sa proportion à n’écouter rien d’autre que son courage. Aussi, voir le sort de toute l’armée du Hadvast dépendre des qualités rhétoriques de ce jeune crétin désolait la sorcière Brunehilde autant que cela l’effrayait. A raison, puisqu’il avait fallu rappeler à Ulric qu’on ne pouvait pénétrer dans une ville assiégée avec un heaume sur la tête sans que cela soit compris comme une insulte. Juché sur un cheval d’apparat, entouré de compagnons d’armes loyaux, maussade d’avoir été dépossédé de son précieux casque, le prince du Hadvast entra dans la Cité Marchande.
Nargarone transpirait le faste et l’aisance. Ses murs étaient blanchis à la chaux, ses volets peints de couleurs vives, le canal de la ville était traversé d’un pont énorme aux rambardes ouvragées d’or et de cuivre. La rareté des citadins n’empêcha pas la délégation du Hadvast d’apercevoir des corps gras, habillés de vêtements fastueux. Cela les ramena à leur propre capitale, à leurs bourgades désargentées, où les bourgeois, vilains et les serfs étaient d’une crasse affolante. Un sentiment d’envie, de jalousie, de haine monta dans leurs poitrines. C’était là que disparaissait leurs trésors de guerre et les récoltes des paysans. Nargarone était un parasite, une sangsue géante qui se gorgeait du sang du Hadvast depuis bien trop longtemps.
La cathédrale de Bör érigée par les Marchands oppressait la Grand-Place plus qu’elle ne la dominait. On avait placé dans son ombre une troupe militaire, parsemées d’étendards et d’oriflammes aux armes de la Cité. Les cavaliers du Hadvast arrêtèrent leurs montures.
« Messires, bienvenue à Nargarone. »
Le chevalier Ulric baissa les yeux sur celui qui venait de parler. Un gringalet, un blondinet, un précieux qui portait à la ceinture une épée si fine que le prince du Hadvast aurait pu s’en servir de cure-dent. Le prince de Nargarone en somme.
« Je suis le chevalier Ulric, fils du bon roi Regnault III. Vous vouliez un négociateur. Eh bien vous l’avez. »
Les compagnons d’Ulric se mirent à rire bêtement de la mine déconfite qu’affichait désormais le dirigeant de la cité. Mais ce dernier se reprit.
« C’est un honneur de vous recevoir, Prince Ulric. Je suis le Prince Irden. Voici ma sœur, Irda, Générale de notre armée. »
La femme désignée se détacha des gardes qui entouraient prudemment son frère. L’armure qu’elle arborait était d’un noir profond, sévère et sinistre, assortie d’un heaume qui fit pâlir Ulric. Sa voix était autoritaire, celle d’un être qui n’a nul besoin de se répéter pour se faire obéir.
« Je vous invite à nous rejoindre dans la salle du conseil, Messire. Vos compagnons peuvent attendre dehors. »
Encore désarçonné par l’apparition d’Irda, Ulric obtempéra sans discuter. Il suivit le frère et la sœur sans un regard pour son escorte.
La salle du conseil était immense, pourvu d’une table oblongue et de nombreux sièges à destination des patriciens. C’était l’équivalent de la salle du trône de son père, non moins fastueuse, mais dont la disposition désorienta un peu Ulric. Lui qui n’avait connu qu’un régime monarchique, trouvait soudain bien difficile de s’attribuer une place dans la hiérarchie commerciale de Nargarone. Il attendit donc, incertain, qu’Irden prît place et lui désignât une chaise face à lui. Accoudée à un monumental pilier, debout derrière son frère, Irda devint presque invisible.
« Voulez-vous du vin, Messire Ulric ?
— Mais oui ! Merci bien, Irden. »
La familiarité avec laquelle son ennemi le traitait demanda au Prince Marchand beaucoup de contrôle pour ne pas répliquer. Il serra les dents, s’empara d’une cruche et servit lui-même la coupe d’Ulric. Oublieux, sans doute, de l’existence des poisons et du sort funeste que pouvait infliger aux négociateurs imprudents un adversaire aux abois, le prince du Hadvast aspira d’une traite le breuvage. Il lâcha même un soupir d’aise. Irden se mordit l’intérieur de la joue. Il reprit néanmoins la parole.
« Nous sommes prêts à négocier, Messire.
— Tant mieux ! C’est pour ça que je suis là. »
Dans le dos de son frère, l’armure d’Irda émit un grincement menaçant.
« Oui, nous sommes très reconnaissants au roi Regnault III de nous avoir envoyer son fils en personne.
— Le
Bon roi Regnault III.
— Certes. Le Bon Roi Regnault III. A-t-il émis des conditions ? Nous sommes prêts à verser un tribut exceptionnel pour sa guerre contre Alvarenn. Six-cent-soixante-six-mille écus.
— Ca fait partie des conditions oui. Mais nous nous servirons nous-même. Mon père exige la reddition de la ville et son rattachement au Hadvast. Vous et les autres patriciens serez destitués et nous nommerons un seigneur pour gouverner vos terres. »
Ulric était ravi de son effet. Sans même avoir à lever la main sur son ennemi, il lui avait coupé le souffle. C’était bien la première fois !
« Donc voilà. Vous êtes d’accord, Irden ? Vous n’avez pas vraiment le choix. Si vous refusez, on rase la ville. Et si vous n’êtes pas mort sur le champ de bataille, vous serez exécuté en place publique. »
Certes, ce n’était pas vraiment ce que son père avait convenu, ni le sort que l’on réservait habituellement aux vaincus, mais Ulric trouvait cette invention de bon aloi. Il commençait à goûter le pouvoir que pouvaient avoir les mots sur un ennemi et cela le ravissait. La vieille Brunehilde avait tenté de lui faire comprendre cela pendant des années, mais cet exercice pratique lui en donnait toutes les preuves.
« Alors ? Vous vous rendez ? Vous ne serez plus qu’un vilain parmi d’autres Irden, mais votre sœur est encore en âge de se marier.
— C’est hors de question. »
La voix d’Irden était si déterminée qu’Ulric se demanda brièvement si elle ne venait pas d’Irda.
« Nous ne nous soumettrons jamais au Hadvast,
Ulric. Nargarone est indépendante depuis sa fondation. Nous nous sommes protégés nous-même des envahisseurs. Nous nous sommes enrichis et développés par nos propres moyens. Nous ne devons rien au Hadvast.
— Vous ne devez rien au Hadvast ? Et tout votre or ? D’où vient-il ? De mines dissimulées peut-être ? »
Réflexion faite, Ulric se demanda s’il ne venait pas de mettre à jour le secret le mieux gardé de la Cité Marchande.
« Il vient du commerce ! De nos Marchands qui acheminent les biens à travers tout le monde connu. Vous arborez le mithril des nains, la moire des elfes, vous buvez le vin de Thalassi ! Sans nous, vous n’auriez que de la laine sur votre dos et de l’eau dans votre bouche. C’est le sang de nos Marchands qui se répand sur vos routes et sur la mer. Alors n’osez plus dire en ma présence que nous devons quoi que ce soit au Hadvast. »
Ulric regardait son adversaire, ahuri. Le silence retentit dans la grande salle du conseil jusqu’à ce que l’applaudissement métallique d’Irda ne vienne le briser.
« Bien dit, petit frère. »
Le temps qu’il fallût au chevalier du Hadvast pour reprendre ses esprits sembla à tous interminable. Ulric regardait, décomposé, le frêle prince des Marchands, ses mains de jouvenceau, impropres à tenir une arme, ses épaules qu’aucun muscle puissant ne dessinait sous ses vêtements. Et pourtant, de ce petit corps, de cette bouche qui n’avait toujours eu qu’à goûter les mets les plus fins dans des cuillères dorées, était sortie une tempête de mots si forte qu’elle avait balayé toute la puissance qu’il avait donnée aux siens. Constatant avec amertume qu’il ne pourrait pas faire plier Irden à sa volonté, la stupéfaction d’Ulric se changea en fureur. Il se releva bruyamment, renversant son siège.
« Ainsi Irden, vous ne voulez pas négocier ! Vous me faites perdre mon temps !
— Vos conditions sont indignes, Ulric. Même émanent de votre père ! »
C’était l’affront de trop. D’un revers de la main, le chevalier balaya la table. S’il manqua la cruche de vin, sa propre coupe s’envola et s’écrasa sur le sol.
« Vous l’aurez voulu ! Priez pour ne pas me croiser lorsque nous mettrons la ville à sac. »
Sur ces dernières paroles, Ulric rassembla ce qu’il lui restait de dignité et quitta la salle à grands pas. Aussitôt, le rire d’Irda retentit. Amplifié par le heaume, il résonnait encore dans la salle du conseil quand le chevalier remonta sur son destrier, se promettant que cette femme-là ne s’en sortirait pas vivante.