Merci Alan d'inviter à l'expérience Giraudoux. Elle nous marque à vie. Je l'ai dévoré ado et, aujourd'hui encore, il reste à mes yeux le modèle du styliste à l'état pur où le sujet, les personnages, l'action, ne sont que des hameçons de convention. Il fait semblant de s'en servir. Ils sont prétexte à. Comment l'évoquer ? Il est, pour reprendre l'image d'Alan, tellement multifaces : le Giraudoux romancier, le Giraudoux politique, essayiste, normalien, patriote, le Giraudoux bon élève et cancre à la fois, comme disait plaisamment de lui Cocteau. Seulement c'est dans les habits du dramaturge qu'il a le plus d'élégance, le plus d'effet. Sa chance : avoir fait partie d'une époque assez tendue pour que sa mystique – la poésie, le goût du merveilleux – ait pu éclore en offrant son plein arôme. Une sale époque bien noire qui lui permettra de porter au grand jour toutes les nuances de jaune, de vert, de bleu, en partant de deux retentissants conflits mondiaux dont nous portons encore aujourd'hui les stigmates, d'où son penchant pour l'ironie, la dérision, l'auto-dérision. En fait, en s'acharnant à poser le masque de la politesse sur la gueule du désespoir, cet acrobate du style nous montre l'absurdité de l'existence tout en redonnant aux lecteurs, aux spectateurs, le goût bonbon-acidulé de la vie et de l'espoir perdu.
Sa force : avoir débarqué au théâtre (assez tard, à 46 ans) avec un style maîtrisé à la virgule. Pas eu besoin de se faire la main. Il lui aura suffi d'écouter les conseils de Jouvet pour élaguer sa copie car j'imagine, au regard de ses romans (cadavres qui sentent bon ; laboratoires plus que romans), qu'il devait toujours en apporter trop. Son charme – et j'espère n'avoir pas été trop mièvre jusque-ici, attention (tan-tan) : la modestie. Si Racine taille ses pièces à même le marbre, Giraudoux tague le palais de graffitis, ouvre les fenêtres, crée de bénéfiques courants d'air qui aèrent d'humour le pathétique, ou bien, il s'amuse à contrebalancer l'effet, lestant de sérieux le burlesque, l'insignifiant le frivole car Giraudoux, et c'est là tout son charme, fait semblant d'être tragique ; Giraudoux, et c'est ce qui le rend énergiquement modeste, fait semblant de viser haut. Malgré le choix de ses thèmes, entre tragédies grecques et tragédies bibliques, il en joue et évite l'écueil du pathos en focalisant sur la parole des petits personnages : mendiant, jardinier, enfants, animaux. Ces êtres, à l'évidence, sont de plus digne intérêt pour lui que les puissants. C'est pourquoi dans Electre (âme noire, elle aussi), quand il oppose aux dieux le discours du Mendiant sur le petit hérisson qui va faire l'amour de l'autre côté de la route au risque de mourir écrasé sous les roues et les sabots d'un attelage, il ne fait pas que railler la religion, il énonce clairement que notre devoir sur terre est d'accorder autant de place aux hérissons qu'à ces formes célestes abstraites. Souvent on lui reproche une préciosité, un ton conférencier, voire une niaiserie cucul-la-praline. Apparences. Dans son application à mettre l'infiniment petit sur le même plan que les Dieux, les Empereurs, les Rois, les Généraux, c'est un auteur microcosmique de même tonneau que les philosophes asiatiques ou animistes. D'où la grandeur, non grandiose mais sanitaire, qui s'en dégage.
Avec le net, nous sommes devenus trop lucides pour ne pas sentir que l'époque que nous vivons puise (là encore) sa nuance dans le noir. La méthode Giraudoux nous aiderait-elle à retrouver un deuxième souffle ? Est-ce négociable ? Difficile. Si Giraudoux savait épargner à la peau de ses contemporains la moindre piqûre d'ortie, après lui, Camus et Sartre se chargeront de la mutiler. Absurde, mort des idéaux, défaite de la pensée, en 2016, écrire à la Giraudoux serait tremper sa plume dans l'encre rose-midinette. Chaque jour assourdis par le cynisme ambiant – guerres économiques, fraudes/paradis fiscaux, écart abyssal entre riches et pauvres, libéralisme forcené –, nous avons le culte du mot qui grince, de la casse, du bashing. Par crainte de maniérisme, on noircit le trait souvent au maximum du supportable ; voire du ridicule. Au cinéma, la fiction est devenue reality-fiction. Dans une scène de crime, systématiquement, on nous donne à contempler les dégâts biologiques commis par une balle de révolver dans le cerveau ou les viscères, et demain, suite logique, le réalisateur poussera l'hyper-réalisme pornographique jusqu'à insérer sa caméra dans la plaie – (my réac time, yeah !)
Comment alors entendre la voix de Giraudoux ? Les variations ciselées d'Isabelle et du Spectre, dans Intermezzo, tout en jeu de cache-cache sur le thème de la mort, ne chantent plus que l'imperceptible écho d'une musique vieux-temps. Ces personnages nous manquent pourtant, comme peut nous manquer un organe, ils nous offriraient du pur oxygène ; car leur grâce, même s'ils sont sots ou dangereux, c'est de glisser sur la glace alors que le fond de l'air qu'ils respirent pèse une densité tragique.