Je tangue et vacille comme une femme un peu saoûle. Ça commence par des picotements, puis des fourmis parcourent mon corps. J’ai alors d’horribles crampes. Mes doigts se tétanisent en une forme monstrueuse appelée main d’accoucheuse. Je me fige dans une position presque foetale, recroquevillée sur moi-même. Autour de moi du carrelage blanc pas très net. Je n’ai pas besoin de cette puanteur, il ne faut pas vomir. Peu de chose dans l’estomac. Je m’accroche à la barre d’appui pour me redresser. Je prends toujours les toilettes pour handicapés. Tant pis pour eux, il me faut beaucoup d'air dans un petit espace, loin de tout regard. Juste le temps que ça passe.
Vingt minutes plus tard, j’asperge mon visage au teint cadavérique. Je sors l’Eau de Mélisse et un sucre de mon sac à dos. Une astuce de ma mère. Mieux que les Fleurs de Bach. C’est raide mais efficace.
Je dois rejoindre l’open-space ou la dircom poireaute. Je suis en retard mais elle attendra. La sorcière. C’est vrai qu’elle a une tronche de vieille mégère. Au creux de sa narine, aucun piercing mais un énorme grain de beauté. A moins que cela ne soit une verrue, c'est moche.
Depuis des semaines je suis en désaccord profond avec cette sportive assidue, cette mère célibataire accomplie. Elle a des goûts de chiotte et une fois encore sa publication ne colle pas avec ce que je lui ai demandé. Je lui dis. Elle argumente. Je contre, elle me renvoie un exemple. Mon téléphone vibre. C’est un autre client qui m’appelle. J’ai une vie trépidante. Elle s’agace, me demande de prendre un peu de hauteur. Je mesure un mètre cinquante.
C’est la goutte d’eau qui fait déborder la cuvette. Je rétorque par un revers du gauche sur sa tablette. C’est loupé pour la méthode CNV : Communication Non Violente ; j’ai mal aux phalanges. “Non mais ça va pas !” qu’elle s’exclame. Non ça ne va pas. Je ne réponds pas, je pars et bouscule à l’angle du couloir une happiness manager. Les écocups se renversent, du café bio se répand sur son col claudine. Elle m’insulte, ça devient chaud. Je fuis.
L’ascenseur est un sas de décompression satisfaisant. Fait exceptionnel, je suis seule dans ce petit cube brillant, le palais des glaces, rien qu’à moi. Je fais un doigt à mon reflet avant d’appuyer au moins un. Mon sac à dos contient plusieurs petites poches discrètes. L’une d’elle contient un tampon hygiénique et une feuille A5 pliée en quatre. J’ai tout juste le temps de la défroisser et de rentrer l’adresse sur mon téléphone. La cage s’arrête brusquement, mon arcade sourcilière heurte le miroir. Je prends cette décision sur un coup de tête.
Un tour de clef et c’est parti, j'enfourche ma bécane. J’aurai assez d’essence pour tracer les deux-cent deux kilomètres nécessaires, mais faut pas que j’oublie de m’acheter des fringues : boxers / chaussettes / maillot de corps. Le jean c’est bon, il peut tenir. J’envoie un message à ma compagne. “Bon courage avec les gosses, je t’appelle dans une semaine ou deux, j’en peux plus je pars. Je bats en retraite chez les nonnes. Je leur confie mon portable. Emoji bisous / coeur deux fois.”
Sur l’asphalte je me sens libre, mon casque diffuse Magma de King Gizzard and the Lizard Wizard. J'accélère, je freine, j’ai besoin d’interrompre ce rythme effréné dans lequel je me suis cloîtrée.
Feu rouge, orange, vert, orange, rouge. Je longe la gare et prends de la vitesse. J’adore sa complexité, la zone juste avant les quais. C’est un bordel de câbles, de panneaux, d’aiguillages, comme dans ma tête. Il y a des tags sur des rames abandonnées. Est-ce que quelqu’un maîtrise tout ce capharnaüm ?
Je file sur la nationale, esquive les semis, évite un peu la mort que je double d’une queue de poisson. Les douglas apparaissent inquiétants et ténébreux, c’est l’heure bleue. Il est beau ce paysage. Il ne s’offre pas avec vulgarité mais se laisse désirer. C’est ici mon terreau, ma terre de bruyère. Je suis acide comme cette tourbe, une vraie digitale.
Le Val Saint-François est au creux de cette forêt. Bien planqué, c’est un prieuré célèbre pour les croyants. Pour les gamins, juste un passage obligé avant la communion.
J’espère me retrouver, ce n’est plus possible de se diluer dans tout ce bruit.
Et comme il me faut beaucoup d'air dans un petit espace, loin de tout regard, je vais passer un peu de temps ici.
Je n’ai pas réservé. Soudain je prends conscience de ma connerie. J’ai sonné et attends naturellement que quelqu’un m’ouvre. Mais si personne ne vient à cette heure-ci ? Que faire ? Escalader la haute porte en bois ? Dormir dans la chapelle sur un banc ?
Je vais avoir froid. C’est mieux que de dormir dehors. Je ne veux pas terminer dans la gueule d’un loup, il paraît qu’ils sont de retour.
On finit par m’ouvrir, c’est une bonne sœur. Évidemment. Mais tout de même, je ne suis pas à l’aise. C’est à cause de l’uniforme, je devrai m’y faire. Je commence à lui raconter ma vie, l’incident au boulot, mais elle s’en fiche. Elle, c’est la sœur hôtelière. Son job consiste à me parler, c’est la seule personne autorisée à le faire. Les autres doivent garder le silence. Sinon ben … je ne sais pas ce qui se passerait. Elle est pragmatique, me décrit les conditions matérielles puis me conduit devant trois portes identiques. Je dois choisir ma cellule. J’en prends une au pif, il n’y a pas de surprise derrière la porte. Dommage. Voici la geôle minuscule : un lit en métal sur la droite avec un matelas dessus, une mini armoire en bois et une table avec une chaise.
Allongée sur le lit vite fait, je bloque plusieurs minutes sur la fissure au plafond. Pourvu que je n’avale pas de peinture cette nuit. C’est la cacophonie entre mes deux oreilles, au creux de mon ventre aussi. J’ai terriblement faim mais le service est déjà terminé, je dois attendre demain. Mince, j’ai l’impression d’être punie dans ma chambre. C’est rude. Je n’ai jamais été seule ainsi.
Plus de téléphone, personne ne sait où je suis. Je n’existe que pour moi. C’est douloureux et triste. Le silence est plein d’oiseaux, j’ai l’impression qu’ils hurlent.
Je pense au travail, à mon couple et voilà que je repense à l’autre. Pas moyen de planquer la pensée sous le tapis, il n’y en a pas. C’est la première fois que je l’évoque depuis… je ne sais plus, d’habitude je n’ai pas le temps pour ça. Je suis une femme d’action, je n’aime pas ressasser le passé. La fissure semble se rapprocher de moi, je m’enfonce dans ce petit matelas usé. Mes doigts sont gelés, je serre les dents.
Ça recommence. Je me lève vite, cherche le sucre en vain. Je bois le remède du bout des lèvres. Pas possible, c’est trop fort. Je respire le flacon, cela semble être efficace car je me calme un peu. La fissure est encore là mais il fait sombre désormais. Elle disparaît dans la nuit…
Au petit matin les cloches retentissent. Je me réveille en sursaut, hagarde. Il me faut quelques secondes pour me souvenir des dernières heures. Je ne dois pas louper le petit-déjeuner.
Dans la grande salle commune toute en pierres, les corps sont voûtés devant leur bol. Blanc, noir, ambré, le liquide tiédit devant des visages pâles. Miracle, une femme replette répond à mon sourire.
Je m’assois à sa diagonale, sur le banc assorti à la table en chêne. Je suis à deux doigts de lui demander la marmelade. Pas facile pour une communicante de ma trempe, d’ordinaire si volubile. L’index sur ses lèvres aura suffi à m’en dissuader. Je suis passée près du péché. J’apprends à utiliser ma main autrement que sur un écran, cela suffit à lui indiquer mon intention. Le pot arrive devant moi, je la remercie d’un pouce vers le haut. Facile.
Je me concentre sur mes tartines et j’écoute. Ce matin, j'étais terrifiée à l’idée de baigner de si bonne heure au milieu des bruits de bouches, des mastications pâteuses. Jusqu’ici tout va bien. Je prends même plaisir à ce bruit de fond partagé. De retour en cellule, les carillons cognent et je cogite à nouveau.
De l’air et de l’espace, ce n’est pas ce qui manque ici. La forêt est plus intemporelle que ces pierres jaunies, j’ai besoin d’elle. Cette chambre me file le bourdon.
Je prends le sentier qui longe l’enceinte du prieuré. Pas envie de croiser du monde devant la grande porte, je me faufile par un simple trou dans le mur.
Les ronces s’épanouissent de chaque côté de la coulée où je m’insère. Ce passage discret doit être souvent emprunté. Il y a bien longtemps je sais reconnaître l’ail des ours du muguet, me méfier de l’aconit tue-loup et distinguer l’hêtre puisque “le charme d’Adam c'est d’être à poils”. Cette phrase est impossible à oublier, encore faut-il que l’arbre soit vert. C’est le cas en ce moment au Val Saint-François. Je pense reconnaître un tapis de jacinthes et il me semble être heureuse comme si je retrouvais une amie d’enfance. Je marche avec lenteur. Ça sent bon l’humus. Je me sens vivante, j’ai envie d’enlacer cet arbre animé par la brise. Sans un mot, puisque c’est le jeu, je presse mon visage contre son tronc recouvert de mousse. C’est doux. J’essaie d’écouter en lui comme dans un coquillage.
Zut, pas moyen d’être en paix avec soi-même. Voilà le gang des sœurs qui débarque. Elles ne disent rien mais font un de ces foins avec leurs kilomètres de tissus qui s’accrochent aux branches ! Plusieurs frangines secouent leurs sandales. Des tas de feuilles se décollent des socquettes. Réjouissant. Elles ramassent des herbes ou des champignons. Mince, voici à nouveau la femme rondelette qui s’approche toutes dents dehors. Elle me tend quelques fleurs. Je refuse avec un sourire poli en mimant mon absence de vase. Elle insiste. J’agite les mains en signe de joyeuse protestation. La laïque n’est pas du genre à baisser les bras. Elle place quelques végétaux entre ses lèvres. Mais elle ne va pas me lâcher à la fin ! Elle m’a prise pour une lapine ou bien ?
Eh c’est quoi ce défilé ? Voici maintenant un cortège de personnes vêtues plus ou moins de ponchos, de sweats à capuche trop larges. Ils marchent en silence, on dirait une horde de zombies.
Ces gens c’est un peu moi aussi, sans doute là pour les mêmes raisons, ou pire. Je retourne dans mon terrier.
Dong, dong. Les bronzes résonnent alors que j’arrive au seuil de ma cellule. Je prends ce tintamarre pour un signe et m’en vais à la chapelle. Autant profiter de cette parenthèse, ma culture religieuse est très imparfaite. Je contourne les épais murs cisterciens mais ne m’attends pas à me trouver face à cette situation. Je ne sais comment réagir alors je fais mine d’avoir oublié quelque chose de fondamental et tourne les talons, détourne le regard de ce spectacle affligeant. L’épaisse porte moyenâgeuse est ouverte sur la nef. Au sol, des bras en croix prolongent le corps d’une jeune sœur étendue face contre pierre.
Soit elle offre sa dévotion à celui au-dessus d’elle, soit sous les dalles usées les reliques d’un saint suscitent ce geste de totale adoration. Mais qui suis-je pour jeter le galet, moi qui fricotait avec un feuillus sous le regard de cette communauté ?
Je me retranche dans mon humble refuge, essayant d’inspirer calmement par le nez. Pranayama, c’est la prof de yoga qui m’a appris cela.
Les vêpres meurent à l’aube de cette deuxième nuit qui s’ouvre au-dessus du prieuré.
Je devrais dormir d’un sommeil apaisé, mais rien n’y fait.
Ici le temps ne passe pas.
J’allume la lampe de poche remise par la sœur hôtelière et inspecte le plafond.
La brèche me semble tout de même plus foncée. Et si c’était de la peinture au plomb ?
Je dors toujours la bouche ouverte, c’est dangereux tout de même.
J’essaie de repenser aux arbres, à cette chorale de cycles infinis, de la fondre en moi.
Une porte grince. Est-ce la mienne ? Non. Je cesse de respirer pour mieux écouter. Rien. La personne est sûrement partie se soulager.
Soudain un petit rire fend le silence. On dirait deux personnes en train de glousser de l’autre côté du mur. Pas possible. Je me place contre l’armoire et crée un lien acoustique à l’aide de mon verre renversé, comme dans les films. Pour mieux écouter, c’est efficace.
Soupirs, gémissements, le matelas grince. La chaise se renverse, les corps se déplacent.
Attentive, je ne distingue pas la moindre parole. Le pacte silencieux semble être respecté.
Je jalouse mes camarades laïques ou religieux. Au creux de la nuit, leur cœur bat plus fort, plus vite. Et moi, je ne sais plus vraiment ce que je suis venue chercher ici. Une sorte de reconnection, un peu de sérénité. Mais je me sens comme dans une chambre sourde. Les bruits de mon être m’effraient. Je ne peux pas m’accommoder de cette situation, ce n’est pas moi. Je me mens.
Sur la pointe des pieds, mon sac à dos sur l’épaule, je fuis. Les gravillons font un bruit d’enfer, j’espère ne pas me faire repérer. La poignée de la lourde porte s’abaisse mais rien ne bouge. Et si elle était fermée à clef ? Et si ma bécane avait été volée ? Mon corps reçoit une décharge d’adrénaline. Sans réfléchir je donne un coup de pied à l’ouverture massive. Cela suffit à l’ouvrir. Pour la discrétion, c’est loupé. Je cours à la recherche de ma moto.
Elle n’a pas bougé, je la rejoins avec joie. Je ferai envoyer mon téléphone plus tard. Il faut que je quitte cet endroit.
Aucune idée de l’heure mais l’angélus n’est jamais bien loin.
J’actionne le starter, embraye, mets les gaz. Quel vacarme ! Je vais réveiller tout le monde. J’explose de rire sous mon casque, le timbre de ma voix retentit, je me sens vivante.
Les kilomètres défilent sous la lune presque pleine. A cet instant je pense au mime Baptiste, à son silence merveilleux. Mais moi je suis Garance et je rejoins la ville.
Un train de marchandises entre en gare. Je prends de la vitesse et me cale sur son allure.
Puis je rejoins le boulevard, tourne à gauche, m’arrête et descends à la volée la dizaine de marches.
Sous les voûtes de la cave, la musique rebondit sur les pierres. Des petites bougies disposées ça et là envoient valser sur les parois l'ombre des oiseaux de nuit qui écoutent Stairway to Heaven de Led Zep, une interprétation géniale au vibraphone. Je ne pense plus aux cloches, le gin est un nectar, presque aussi bon que l’Eau de Mélisse. Je glisse quelques gorgées au fond de ma trachée. Accoudée au comptoir, je me laisse emplir de cette musique. Si la bruyère demeure mon terreau, le bitume c’est mon paysage. Je me marre et pense à la p’tite femme du Val. Si ça se trouve, la partie fine dans la chambrette, c’était elle. Mon verre est vide, il est tôt, ou tard, tout dépend.
Demain je passerai m’excuser auprès des collègues. Je vibre de bonnes résolutions.
Demain aurai-je le temps pour essayer ce nouveau cours de méditation ?
A moins que je tente l'hypnose ou la psychanalyse, parait que ça ouvre des portes à l’intérieur de soi.
Je souris car demain, je serai encore une autre. Si une graine persiste à l’intérieur de moi, la cosse ne cesse de changer, au gré des jours et des nuits, des verres aussi. C’est peut-être ce qui nous rapproche des arbres.
Le vent s’est levé, dans mon être il s'est engouffré alors je vacille et je tangue. Je tangue, vacille et comme une femme un peu saoûle, expire.