"A l'amitié" est une nouvelle qui peut tout à fait se lire de façon indépendante.
Elle s'inscrit cependant dans une série de textes centrée sur trois personnages centraux : Philippe, Gilles et Sylvain.
Episode 1 : à l'amitié
Episode 2 :
L'énergie de vie Tous les commentaires sont les bienvenus sur cette série qui me tient particulièrement à cœur.
Pour information, 5 "épisodes" sont déjà écrits, le 6ème est en cours.
- Puisque l'on parle d'amitié, il faut absolument que je vous raconte l'histoire de Marc, mon ami d'enfance. Nous avons vécu ensemble ce que j’ai appelé par la suite un « instant magique ». Vous allez voir, c'est assez troublant...
- Marc ? Quel Marc ? Tu ne nous as jamais présenté.
- Et pour cause, je ne l'ai pas revu depuis quinze ans ! Mais, je vous en prie, laissez-moi commencer par le début.
- Hum... Cela risque de prendre un certain temps... Sylvain, veux-tu bien remplir nos verres pendant que je mets une bûche dans le feu ?
Sylvain s'exécuta dans son style tout en nonchalance. Il remplit les trois verres disposés sur la table basse, en profita pour piquer une olive, ajusta ses lunettes fines et se rassit, en croisant les jambes. Immense et fin, presque trop mince, toujours élégant et flegmatique, Sylvain semblait à l'aise en toute circonstance. Son visage s'habillait habituellement d'un discret sourire en coin, que l'on ne savait jamais trop comment interpréter. Ses amis avaient pourtant appris qu'il s'agissait là d'un éclat de malice, qu'il distillait avec finesse dans de rares répliques "pince sans rire". Pour l'heure, il étudiait avec attention l'étiquette de la bouteille.
A sa gauche, dans le meilleur fauteuil - parce que cela avait tendance à le vexer, on le lui réservait toujours - Gilles, le doyen du trio, organisait dans sa tête le récit qu'il allait servir à ses amis. Une cascade de souvenirs en profitait pour rejaillir, perturbant sa réflexion et fronçant ses sourcils noirs et épais. Ses yeux d'un bleu profond fixaient par hasard l'âtre qui lui faisait face, éclairant par intermittence son visage anguleux, comme taillé à la serpe. Il portait ce soir-là son habituelle veste noire dont il extirpa de la poche intérieure une boîte de petits cigares.
Philippe, en maître de maison attentif, posa sur la table un cendrier émaillé. Dans le même mouvement, il saisit de sa main épaisse son verre de vin, le fit tourner lentement pour en apprécier la robe. Il sourit d'aise. Rien ne le comblait plus que ces soirées au coin du feu, entouré de ses deux meilleurs amis. Cette expression - "meilleurs amis" - le fit rire intérieurement, le ramenant en un clin d'œil au temps de l'école primaire. Ils n'avaient pas fait connaissance à cette époque-là, mais entre Sylvain, Gilles et lui-même, c'était "à la vie, à la mort". Il sourit de nouveau et s'assit enfin, prenant son temps.
- Avant de boire tes paroles, Gilles, je vous propose de tremper les lèvres dans cet excellent Bordeaux.
- Excellent initiative ! A quoi pourrions-nous trinquer ?
- Et bien, pour rester dans le thème, pourquoi pas à l'amitié ?
- Cela me semble parfait ! A l'amitié, alors !
J'ai connu Marc à l'âge de douze ans. Il se trouve que le destin nous avait réunis dans la même sixième C du collège Saint Vincent de Brouville. Certaines affinités, des goûts en commun, un sens de l'humour partagé et sans doute quelques angoisses similaires nous avaient rapprochés. Et avaient fini par nous souder littéralement l'un à l'autre. Nous étions en effet devenus inséparables, liés par une de ces amitiés inébranlables qui ne peuvent naître qu'au moment où l'on découvre ce sentiment. Il est curieux d'observer à quelle vitesse on se lie à cet âge-là. A quelle vitesse et avec quelle intensité ! Nous avons passé ensemble trois années fantastiques avant son déménagement brutal. Son père avait obtenu une mutation dans le golfe du lion. Marc partait taquiner les vagues et les filles en bikini sur les plages du Grau du Roy ou de Palavas les flots...
J'ai noté sa nouvelle adresse sur mon cahier de texte, sans un mot, réprimant mes larmes de toute ma volonté. J'avais quinze ans, j'ignorais encore que pleurer pour un ami est l'une des plus belles choses qu'il soit. Le lendemain, Marc était parti, laissant un vide immense dans mon existence.
A ma grande surprise, je me suis remis relativement vite de ce départ. Je ne lui ai pourtant jamais écrit ni téléphoné. Par timidité sans doute - comme bon nombre d'adolescent, j'avais attrapé ce maudit virus - mais pas seulement. Cette amitié, dont la base n'était finalement pas si solide, s'effondrait comme un château de cartes. Nos liens se desserraient aussi vite qu'ils s'étaient noués, en douceur, sans nous faire souffrir. Perdre de vue un ami aujourd'hui, l'un de vous deux par exemple, serait extrêmement douloureux pour moi. Mais à ce moment-là, je devais sans doute penser que la vie ne tarderait pas à m'en présenter d'autres. Je n'avais pas conscience de la rareté de cette relation, de son caractère précieux.
Bref, je n'ai plus entendu parler de Marc pendant des années. Nous nous sommes construits chacun de notre côté. Les lignes de nos vies, autrefois emmêlées, étaient désormais parallèles. J'ai eu d'autres amis, il ne m'a pas manqué, mais je ne l'ai jamais oublié non plus.
- Ah Gilles, je t'en prie, arrête une minute, l'émotion m'étreint !
- Et encore, ce n'est que le début... Mais je te connais Sylvain, si tu me dis ça, c'est que tu as subitement une gigantesque soif à épancher.
- Vraiment ? Oui, peut- être bien...Tu as raison Gilles, je vais nous resservir un verre.
- Surtout, n'oublie pas Philippe, j'ai peur qu'il ne tienne pas le choc non plus...
- Non, lui c'est autre chose : le marchand de sable vient de lui en jeter une poignée sous les paupières. Il est vingt-deux heures passé, notre ours des bois prépare son hibernation...
- Continue, Gilles, ne fais pas attention à ce perpétuel assoiffé...
Merci Philippe, c'est agréable de se sentir soutenu par quelqu'un d'intelligent et de sensible... Enfin bref, vous l'aurez compris, je ne pensais plus revoir Marc de ma vie. Il est pourtant réapparu des années après, à la plus mauvaise période possible. Mon cabinet de conseils juridiques battait sérieusement de l'aile et mes relations avec mes associés étaient devenues exécrables. La conjoncture nous forçait à licencier du personnel. C'était...horrible ! Mettez-vous à ma place : subitement acculé à vous séparer de deux ou trois - mes associés et moi-même n'étions pas d'accord sur ce chiffre - collaborateurs. Il me fallait choisir parmi quinze salariés ceux que je destinais au chômage. J'en avais complètement perdu le sommeil, l'appétit et le moral...C'est donc à ce moment que j'ai croisé Marc, le plus banalement du monde, au supermarché.
Avec le recul, je me rends compte que cette rencontre a été tout à fait exceptionnelle. Car enfin, quand des amis d'enfance se retrouvent après X années, que se racontent-ils ? Des banalités, des platitudes, quelques souvenirs et très rapidement, plus rien. Mais Marc - et c'est tout à son honneur - a su éviter ce goût fade quoique vaguement amer à nos retrouvailles. Il a immédiatement et très naturellement déchiré le voile des années qui s'était formé entre nous. A la question rituelle "comment vas-tu", il a eu ce courage incroyable de ne pas me mentir. Il m'a répondu "à vrai dire mal, très mal" et quand il m'a retourné la question, je ne l'ai pas esquivée non plus. Notre relation est donc repartie sur des bases plus solides qu'elles n'avaient jamais été. Nous nous sommes mis à parler librement, les yeux dans les yeux, à cœurs ouverts. En une poignée de minutes, j'avais retrouvé un ami et c'est sans doute ce dont j'avais le plus besoin à ce moment de ma vie.
Marc, donc, n'allait pas bien. Il venait de se séparer de Valérie avec qui il avait partagé pas loin d'une décennie. Je n'ai pas su pourquoi il l'avait quittée, je sentais que la plaie était encore béante et je ne voulais pas y replonger trop vite mon scalpel. Je comptais laisser passer un peu de temps avant de le questionner. Mais ce temps, je ne l'ai jamais eu. Marc préparait activement son départ, il projetait de refaire sa vie en Amérique du sud. C'était une fuite en avant, nous en avons parlé, il en était conscient, mais je n'ai pas réussi à le convaincre à résoudre ses problèmes avant de partir. Le pire est qu'il était parfaitement d'accord avec moi : fuir était assurément la pire option possible. Ses angoisses voyageraient avec lui et prendraient solidement racine dans le sol de ce nouveau pays, dont il ne connaissait ni la langue ni les usages. La solitude prévisible des premiers mois serait un terreau idéal. Il partait avec la certitude de faire le mauvais choix.
- Et cela l'a-t-il été effectivement ?
- Je ne sais pas Philippe, je n'ai jamais eu de nouvelle...
- Je ne suis pas certain d'être d'accord avec toi. Il est possible qu'il ait réussi son pari. Il a peut-être pris un nouveau départ, fait table rase du passé...Quand les problèmes sont insolubles, les fuir est parfois la seule issue possible.
- Pas ce genre de problème à mon avis. Marc avait le cœur en lambeau, il était vraiment ... détruit. C'est lui qui avait pris la décision de quitter Valérie et il ne l'assumait pas, cela le torturait en permanence. Je ne vois vraiment pas comment son départ a pu l'aider, mais j'espère me tromper.
- Hum hum. Et toi ? Tes licenciements, tu t'en es sorti comment ?
J'y viens justement. Et tu vas t'apercevoir que la suite de l'histoire donne de l'eau au moulin de ton scepticisme...En effet, deux jour avant son départ, je retrouvais Marc à la terrasse du café des arts, où nous avions nos habitudes. Pour la première fois depuis nos retrouvailles, Il arborait ce soir un large sourire. A peine assis, il m'expliqua la cause de son changement d'humeur. Je m'en souviens parfaitement : il était dans un état d'excitation incroyable, des étincelles semblaient littéralement jaillir de ses yeux. Il me dit : " Gilles, J'ai découvert hier un lieu tout à fait exceptionnel. Il faut à tout prix que je t'y emmène avant de partir. Es-tu libre demain ? ". Bien sûr que j'étais libre ! Son empressement et son enthousiasme avaient éveillé ma curiosité ! Nous nous sommes donc retrouvés le lendemain matin sur le parking en bas de mon immeuble. Selon ses indications, je m'étais vêtu de mes habits de randonneurs et avait chaussé mes brodequins de montagne. Une bouteille d'eau et quelques victuailles lestaient mon sac à dos. Marc m'attendait dans sa vieille supercinq grise. Nous avons emprunté la route du col de Chamoisant, en silence. A bout d'une vingtaine de minutes, il a garé la voiture sur le bas-côté. Nous étions au beau milieu de nulle part. Marc a chuchoté "allons-y, on en a pour une petite heure" et nous sommes partis, à travers la forêt. Je n'étais plus habitué à l'effort physique, mes articulations semblaient rouillées, les muscles de mes cuisses se réveillaient douloureusement. D'autant plus que l'itinéraire n'avait rien d'une promenade de santé : Talus à gravir, ruisseaux à traverser, dévers, escalade, et partout des branches à écarter ou des broussailles à contourner. C'était une sensation étrange de marcher comme cela, sans suivre de chemin. Au fur et à mesure, je me rendais compte que cette randonnée avait sur moi un effet apaisant. L'étroit carcan de stress qui m'oppressait ces dernières semaines semblait se desserrer légèrement. Malgré mon souffle court, je respirais plus librement. Marc devant moi se taisait toujours. Je ne sais pas comment il parvenait à s'orienter, j'étais pour ma part complètement perdu.
Il s'est arrêté au pied d'une falaise d'une dizaine de mètres, m'a tendu la gourde. C'était bon de partager cette eau fraîche, je me souviens encore très nettement de cette sensation dans la gorge. J'avais le sentiment de me ressourcer. Il m'a ensuite désigné une sorte de trou sur le flan de la falaise et m'a expliqué qu'il était important que je passe le premier. Le plus simple était de monter sur le tronc d'un sapin et d'enjamber ensuite la distance séparant l'arbre de la falaise. Je m'exécutais avec difficulté. Le trou en question était en réalité le départ d'une galerie étroite et sombre. "Ne t'inquiète pas" me chuchota Marc qui m'avait rejoint en un clin d'œil "après la première courbe, il y a de nouveau de la lumière". Il fallait se coucher pour passer et ramper dans le boyau. J'avançais difficilement, mal à l'aise. Au bout de quelques mètres, on pouvait se mettre à genoux, puis debout, courbé. On devinait le bout du tunnel, par lequel filtrait une pâle lumière. Je me sentais marcher de plus en plus vite vers la sortie. "Doucement Gilles" entendis-je derrière moi "surtout à la fin, il faut être très prudent ". Je comprenais le sens de ces conseils quelques minutes plus tard : la galerie débouchait sur une petite corniche perchée au beau milieu d'une paroi rocheuse de plusieurs centaines de mètres. En face, la vue était absolument stupéfiante, indescriptible. Je restais planté là, pétrifié par la beauté du panorama. Marc me tenait par l'épaule. J'avais subitement très envie de pleurer. Combien de temps sommes-nous resté ainsi ? Je serais bien incapable de le dire... Comme nous, ce moment semblait être suspendu dans le vide. Mon ami me tira en douceur de cet état second. Il s'était accroupi et me désignait un point sur le sol. Je me baissais à mon tour et découvrais entre les cailloux un trèfle à quatre feuilles. "Ne le ramasse pas" me dit-il "je préfère que tu viennes le contempler ici".
Marc partit le lendemain, un dimanche. Je l'ai accompagné à l'aéroport. Le surlendemain, je recevais la démission spontanée de deux de mes collaborateurs. Cela faisait pratiquement vingt ans qu'ils jouaient ensemble au loto : ils venaient de décrocher la super-cagnotte.
Le feu mourrait dans la cheminée, mais personne ne pensait plus à l'alimenter. Le silence était tombé. Chacun tentait de tirer de cette histoire sa propre morale. Le sourire de Sylvain était descendu de moitié. Philippe, le menton entre ses mains, regardait sans y penser le ramequin des olives. Gilles observa ses amis avec amusement puis tira un cigare de son étui. Ses yeux semblaient légèrement plus brillants qu'à l'accoutumée. La fumée de l'allumette sans doute...
- Et tu ne l'as donc jamais revu.
- Non Sylvain, jamais... Et c'est bien dommage d'ailleurs, car il a fait une regrettable erreur d'appréciation...
- C'est à dire ?
- Il a complètement surestimé mon sens de l'orientation : Je suis incapable de retrouver cet endroit !
- Mince alors ! Moi qui réfléchissais déjà aux numéros que nous pourrions jouer ! Quelle poisse !
- Heureusement qu'il reste un fond de bordeaux pour te consoler très cher.
- Tu crois ? Oui, au fond, pourquoi pas ? Tu as raison Gilles, je vais nous resservir un verre. Mais... A quoi pourrions-nous trinquer ?
- A l'amitié bien sûr, à l'amitié...