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18 avril 2024 à 02:20:10
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Auteur Sujet: Tiède armure  (Lu 610 fois)

Hors ligne Nacas

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Tiède armure
« le: 22 octobre 2022 à 17:36:45 »
Yo.
Désolé, vous n'êtes pas autorisé à afficher le contenu du spoiler.


J'ai commencé la rédaction d'une novella pour un AT sur le thème des Fleurs, parce que j'avais l'impression d'avoir des choses à dire sur le concept d'immortalité ; et parce que je voulais écrire une romance gay aussi. Ça, c'était chouette. L'AT est fini depuis bien longtemps, mais j'ai continué à travailler sur la novella, en fond sonore dans une des pièces de mon crâne ; elle vient de se finir.
J'ai assez peu relu la seconde moitié, j'ai assez relu la première partie pour n'être plus tout à fait sûr qu'elle se lise facilement, alors j'aurai besoin de toute votre lecture, et de vos commentaires.

Le genre est celui de la fausse fantasy, celui qui me plaît et me touche le plus, celui que j'ai le plus de facilités à écrire. Pourquoi 'fausse', me demanderiez-vous dans une ligne d'univers. Parce que la question du genre d'un texte ne correspond à rien de vrai en moi, me plairais-je de vous y répondre. Ma soeur a griffoné une couverture, ça peut vous donner une idée de l'ambiance peut-être, un peu. Pour ceux qui ont lu Space Boy, de Stephen McCranie, souvenez-vous de la première fois qu'Amy découvre la voiture dans la forêt, vous aurez une excellente idée de ce que j'étais heureux d'écrire dans ce texte.
J'vais mettre tout ce message dans une grande balise spoiler et l'appeler "Longue et chiante note d'intention", tiens. Parce que c'est bien ennuyeux de raconter tout ça !

Je vous embrasse, Deofresh, Rémi, Eveil, Chippo, Ariane. Les autres que j'oublie et que j'estime. Vous savez que vous êtes trop chouettes.
J'oubliais les renseignements techniques : Histoire complète de un peu plus de 11 000 mots, 60 000sec. Il s'y déroule peu de péripéties mais quelqu'un m'a dit qu'il attendait la suite avec une impatience authentique à chaque paragraphe, et moi j'aime bien le texte au final. Je vous souhaite une agréable lecture, comme d'habitude ce souhait met en jeu mon expertise.
Si vous voulez échanger un commentaire, faites-moi signe : je serais heureux de lire quelqu'un dont la lecture m'honorerait.

Tiède armure



     J’agis drôlement peu, ces derniers jours, c’est dommage je pense.

     Dans l’air grondant, un grand cri éructé d’une gorge aride, une palpitation silencieuse dans mon abdomen. C’est la fin de journée. La menthe que j’ai bue un peu plus tôt pour le goûter me verdit l’estomac. Je sens comme une pellicule sur cette table de terrasse, c’est peut-être le soir qui arrive, Lyn dit toujours que c’est le soir qui arrive ; comme si ce malheureux luron venait toujours. Qu’il viendra ! Que c’était sûr. En vérité il crie ça pour se rassurer, car il en a connu un qui n’est jamais venu, qui l’a laissé tout seul. J’aimerais qu’il n’ait pas besoin de moi pour se rassurer, Lyn.

A part le sentiment de mort à hululer à la lune, dévalant les montagnes alentour pour se jeter dans mes tympans par le relais de nos pavillons, il vient de la cuisine quelques bruits d’ustensiles que l’on range. Des couverts que Lyn dispose. Nous mangerons bientôt. « Tu ne voudrais pas chanter en allemand, Tom ? » Je lui réponds que je ne connais que quelques berceuses. « J’ai besoin de me distendre, chante-les donc. J’aime la mélodie de ta voix. » J’opine. Les pieds métallisés du siège crissent sur le plat du balcon, un peu rugueux. Face aux arbres et à la vallée. Ma voix qu’il aime tant s’élève alors, ricoche sur les écailles d’un volatile qui passait par là.

Et part se noyer dans un trou d’eau assez profond sur la côte.

N’empêche, Lyn a raison : le soleil s’échange d’un versant à l’autre de la chaîne de montagnes. Des nuages indolents à l’irisation cramoisie, aux ombres grises, surplombent la nappe déserte de la forêt qui se trempe de crépuscule. Les bases des pins petit à petit s’éteignent noyées dans le vague tandis que leurs cimes s’élongent de plus en plus haut. Les étoiles timidement reparaissent... le soir vient. Comme tous les soirs.


     Quand je finis une comptine, la troisième peut-être, j’ajoute : « wann ist das Essen fertig ? » Il me répond que le repas était prêt, qu’il attend qu’il refroidisse. Je n’aime pas manger chaud. « Depuis combien de temps ? » D’après lui, les aliments sont tièdes maintenant. Cela signifie que je me brûlerai probablement les joues. Lyn aime manger brûlant – alors pour équilibrer j’accepte de me roussir la langue et d’inconforter mon palais. Lyn de son côté, choisit par considération pour moi de manger de sa nourriture plus tiède qu’il ne l’apprécierait. L’intérieur de sa bouche doit être en acier trempé. Ce doit être également pour cette raison qu’il n’en sort jamais aucune véritable douceur. Ses mots sont ignifugés de salive ; ils ne sont que des perfidies cruelles qu’il maquille en babil. Son souffle, les échos tintillonnants de son esprit cristallin. J’aime Lyn et je crois que lui aussi m’aime en retour.

Je pense trop en ce moment. C’est bête : je devrais le laisser s’en charger, il s’en débrouillerait bien mieux tout seul. Lyn cuisine bien mieux que moi, qu’il s’agisse de mots ou de pensées, d’idées ou de gibier à l’oignon ; je chasse souvent mais c’est lui qui cuisine. On pourrait dire qu’il est plus malin.

Je crois que c’est moi qui suis stupide.

Un morceau d’oignon dans la cuiller, je souffle distraitement dessus, je m’enquiers :

     « Tu as passé tout ce que j’avais attrapé à la marmite ?
— A la poêle. J’ai rendu comestible ce qui pouvait l’être, oui. Il nous reste quelques griffes, ainsi qu’une peau pleine de poils qu’on pourra revendre – si on croise un tanneur.
— Un jour, j’aimerais bien avoir une armure…
— Pour quoi faire ? Ça cliquette.
— Pour me présenter devant le Roi.
— Quel roi ? D’ici qu’on réunisse assez d’argent pour t’acheter une armure de plaques, et qu’on rentre dans notre monde, je pense qu’on aura vagabondé assez loin et à travers assez d’endroits différents pour ne pas savoir quel royaume nous retiendra.
— Peu importe : le Roi du Royaume que l’on habitera alors.
— Certaines terres n’ont pas de roi. »

Je prends un peu de temps pour y réfléchir. Je ne parviens à aucune structure convaincante.

     « C’est possible, un pays qui n’a pas de roi ? »

Dans un tel endroit, c’est vrai que mon armure risquerait de ne pas me servir à grand-chose… Hum. Ce serait bien dommage.

     « Je ne sais pas. J’avais entendu ça quelque part. Je pense que c’est possible. Cela ne doit pas faire de très belles villes, mais cela doit exister.
— Lyn, ce morph grillé est vraiment très bon.
— Merci.
— Mais trop chaud. »

Il rit. J’ai mal dans ma gorge.

Nous dormons sur un lit abandonné par une civilisation éteinte depuis longtemps. Même mal préservés, leurs lits sont confortables ; plus que les sièges rouillés de leurs terrasses.

~

     Des oiseaux piaillent, trop fort visiblement entre ses doigts, à-travers le coussin. Lyn s’agace en maugréant, je lui tire la jambe pour le faire sortir du lit, sans conviction. Il faut se réveiller, il le sait mais il traîne, et c’est comme ça tout le temps. Finalement il se résigne, il se redresse, prêt à affronter son sommeil et la nouvelle journée – mais c’est un piège – il me plaque de son énorme stature sur le volume mou. Il love sa joue contre mon mollet. Sous mon genou. Je hurle de contrariété. Je peux entendre son sourire jusque dans ses faux ronflements.

 « Lyn ! Tu t’es levé plus tard que le versant d’à-côté. Je suis debout depuis l’aurore, je suis tombé à court d’idée pour tromper mon ennui. Je trépigne, et tu mollassonnes. Quand est-ce que nous partons ? »


     Son coussin désormais harnaché sur mes épaules, c’est comme si un peu de l’assoupissement de Lyn subsistait à l’extrémité de ma colonne vertébrale, j’hume l’air matinal. Deux surins lestent chacun de mes poignets. Mon cimeterre, relique familiale, pendouille dans son fourreau et alourdit ma hanche gauche, comme à son habitude. Mes mains sont libres mais deux lanières me tirent fermement vers l’arrière, elles appartiennent à un très gros sac de voyage. Volumineux mais assez léger, il contient des couvertures, des capes-couvertures, un édredon… Notre sac, quoi ! On voyage avec une seule tenue de rechange, car il coule assez de rus sur ces terres pour s’y rincer au moins un soir sur deux. Le temps que nos habits sèchent, d’ailleurs, nous pouvons bien nous rouler nus dans la même cape-édredon et plonger dans la nuit d’un seul linceul : qui nous surprendrait ? Ici, il n’y a personne. Nous sommes comme les seuls humains de ce monde. Je relève ma tête, et m’adresse à celui qui s’est juché sur mon dos :

     « Dis, tu ne voudrais pas descendre de là ? Je vais me fatiguer plus vite si tu t’agrippes à mon cou déjà endolori d’impatience.
— Mais je risque encore de me rendormir n’importe quand, et te connaissant tu me laisseras dans la première bordure d’étang venue. Si on avance, au moins ainsi on avance ensemble.
— Oh et bien, je vais courir le cœur léger alors. Attention à ne pas trébucher : le terrain est irrégulier.
— Arrête ! D’accord, je descends. »

Il applique ses deux paumes sur mes omoplates, me presse verticalement sur le sol qu’il rejoint d’un bond ; il dépose un baiser sur mon front. Ses pieds font dégringoler un caillou vers le ravin attenant qui l’avale.

     « T’es pas drôle.
— Mais si, je suis amusant. »

J’ajuste notre sac sur mon dos. Lui n’en porte aucun car une très, très large épée taille sa silhouette depuis sa nuque jusqu’au bas de ses talons, qu’elle effleure, où elle scie une traînée de poussière. Puisse-t’il troquer un jour le tranchant de son bagage contre le velours des miens… Malheureusement, je ne pourrais pas recevoir son épée : je n’ai pas les vertèbres assez solides. La charge de son arme me clouerait au sol, m’y planterait comme un piquier. Je dois être un peu trop petit aussi.

     On marche. Suivant des chemins tortueux à-travers les forêts sinueuses, on croise des carcasses de voitures sur les routes que trop de racines ont amenuisées jusqu’à les faire disparaître. De la terre, et de la boue, et des ruisseaux. Surtout des ruisseaux. Parfois un animal sauvage déguerpit avant qu’on puisse le voir, et on entend seulement le bruit des pattes racler les branchages. La plupart du temps, je suppose qu’on ne les entend même pas. Lors de nos débuts ensemble en tant qu’aventuriers, j’avais l’habitude d’activer ma furtivité et de chasser toute la faune assez distraite pour s’approcher de notre marche. Mais Lyn m’a fait remarquer que c’était généralement plus pratique de ne chasser qu’avant de manger, et il lui a suffi d’un peu de flatterie pour me faire lâcher les plus grosses bêtes.

Je ne chasse plus que du petit gibier, et à l’heure des repas. En repensant aux carcasses éventrées que je laissais pourrir autrefois dans mon sillage, comme des cairns cruels accrochés à mes bottes, je me sens stupide. Bête. Je ne suis qu’une brute trop obnubilée par le sang pour réfléchir plus loin que le bout de mon nez. Je ne connais rien aux fleurs. Je suis sûr que Lyn, lui, il s’y connaît en fleurs : c’est toujours lui qui s’occupe de cueillir les aromates de sa cuisine... Quelle heure est-il ? J’ai faim.

     « Lyn, quand est-ce qu’on mange ?
— J’sais pas. J’ai pas faim.
— Moi, j’ai vraiment faim.
— Tu veux qu’on mange dans combien de temps ?
— Le plus tôt possible !
— Alors il faut trouver un gros animal et le faire brûler. Le temps qu’on mettrait à trouver une habitation dotée d’ustensiles de cuisine valides empêcherait ce dessin glorieux, de manger le plus vite possible.
— Pourquoi tu ne te trimballes pas avec tes propres outils déjà ?
— Ça tintillonne. »

Il fait une grimace sincèrement dégoûtée. Les ombres des branchages tombent sous son nez et une vive expiration les renvoie valser plus loin sur son visage. Je l’aime. Je dévore ses yeux bleus-verts et je veux me jeter dans son étreinte. Mais il agite la main d’un air de dire vas-y, dépêche-toi, c’est toi qui veut. « Va chercher le malheureux orignal qui tombera sous notre dent, je t’attends là. » Alors j’y vais.


     Il découpe l’orignal dont le corps massif lui arrive au bout des cheveux, il est plus petit que la bête qu’il charcute d’un immense coup d’épée. Il rit, en détache un morceau. Un autre. Les envoie rôtir au feu crépitant que j’ai allumé à côté. Dieux, j’ai vraiment faim.

Peu avant que la viande soit cuite je l’arrache à son tartare, l’agite au vent, je tiens cette barre d’acier torsadée qu’une force inimaginable a plongée dans cet énorme morceau de chair. Parfois les bras de Lyn me font peur. Je veux dire, je les envie, et j’ai envie qu’ils me serrent jusqu’à l’éternité, mais je me demande s’ils ne pourraient pas me condamner sans faire exprès d’un excès d’affection. Maintenant que le sang mi-coagulé mi-cramé éclabousse les fougères alentours, du bout de mes deux bras, je me pose une question : Comment savait-il que j’allais attraper un orignal ?

     « Comment tu savais que c’était un orignal que j’allais chasser ?
— Ha ? J’ai juste dit ça par hasard. »

Il a trop souvent raison pour que cela ne soit que du hasard. Je mords dans le cuisseau attendri, en pensant au printemps qui arrive, aux bourgeons qui ont explosé en fleurs ici et là, à ceux qui attendent encore. Je regarde mon compagnon, mes yeux se perdent dans les siens. J’ai envie d’exploser en une fleur, là, maintenant. L’aimer jusqu’à n’en plus pouvoir. Sa chair et mes dents dans son cou ; l’embrasser, tout simplement. J’arrache une écharpe sanguinolente. Je suis heureux.

Heureux.

~

     Un jour il y a longtemps, un portail s’est ouvert sur le territoire du Royaume du Nord. Il n’est pas très clair que ce soit nous qui l’ayons ouvert, en tout cas on n’a pas retrouvé son auteur. De l’autre côté, personne n’était là pour nous saluer. Il menait vers un autre monde. Ce portail, qu’aucun mage n’a jamais su refermer, connecte deux planètes à première vue semblables depuis maintenant cinquante ans. Les humains qui vivaient sur cette planète ont disparu ou sont morts. Dans les livres de Géographie que j’ai feuilletés, quelques mots révèlent laconiquement que la magie a triomphé des fils de la guerre, c’est tout. Ces livres portent surtout sur la description des environnements d’entre-deux mondes, la césure entre les régions habitées, les autres à coloniser, l’air et la frontière de l’inconnu qui se repousse, d’année en année. De la cartographie. Les brèves histoires des principaux royaumes qui ont tenté de se dresser sur les ruines métalliques de par-delà le portail, et les descriptions d’usage de ceux actuels. Je ne suis pas historien. J’explore parce que c’est joli, parce qu’il reste des trucs à explorer, contrairement aux tristes contrées des Royaumes de l’autre côté.

Nous marchons sans réel but précis. Lyn dit qu’il s’habitue à l’environnement. Je crois qu’il aime bien marcher, sentir les brûlures du soleil sur ses avant-bras, rire un peu parce qu’il a attrapé une insolation, et reprendre son fardeau pour découvrir une autre mer. Il est obsédé par la mer, il dit qu’il cherchera toutes les mers de ce nouveau monde, et qu’il retracera ses pas ensuite pour en dresser les contours. Je ne sais pas trop ce qu’il espère : je pense que cela ne fera jamais au final que quelques cercles très grumeleux. Mais je suis convaincu qu’il y parviendra.


Ces derniers temps, je pense un peu plus que je n’agis.

C’est dommage. La nuit tombe. Un coléoptère trace sa route dans les brindilles séchées, les épines de pins qui jonchent le sol. Des grillons rythment l’obscurité de son mouvement, et la lueur de la lune n’est plus suffisante à mes yeux pour me laisser deviner les nuages. Le ciel n’est qu’un noir, plus mauve que les ombres des cimes. J’essaye de m’endormir, aux côtés de Lyn.

Je fais de mauvais rêves.

Je me serre plus fort contre Lyn, mais cette nuit cela n’y change rien, c’est comme si les arbres s’étaient ligués de concert pour me faire sentir petit. J’ignore pourquoi, ce soir, pour la première fois depuis des mois, je dors mal.


Je dors mal lorsque j’ai froid. Mais je me réveillai en sueur. Tremblant, grelottant de peur, des yeux dans les arbres m’observaient des crocs me dévoreraient le noir enveloppait tout. Lyn s’en rendit compte, me serra dans ses bras. Si fort que je me demandai s’il n’était pas encore endormi. Trop diminué pour vérifier, j’acceptai l’étreinte ; et même si elle ne changeait rien à la horde d’yeux et de crocs... au moins je n’étais pas seul.

Brume.


     Le soleil masse mes paupières jusqu’à me réveiller. Je bâille, ouvre grand la bouche et attrape à pleines dents une bouffée de l’odeur de Lyn. Je ne peux le nier, cela me plaît. Je peine à désembuer mes souvenirs, je me rappelle de la brume, d’une...terreur qui l’a couverte, de l’ombre des arbres. Tout cela a disparu désormais : le soleil est déjà haut. J’ai manqué l’aube – qu’est-ce qui a bien pu me faire manquer l’aube ? Le sol n’a pas cette fragrance de rosée à laquelle je suis habitué, plutôt une chaleur qui monte en puissance, les oiseaux crient avec fougue, le ciel lui-même semble plus vif aujourd’hui. J’ai laissé le monde se lever avant moi.

     À Lyn cela a l’air de faire ni chaud ni froid, il ronfle doucement et dort la gueule grand-ouverte. Ses cheveux courts et blonds tout en désordre, de la poussière d’argile les fige, et leurs pointes colore d’ocre. Il a l’air sincèrement heureux.

Je m’en vais, je le laisse dormir.


Il doit en avoir marre que je le réveille tous les matins. Il doit me trouver hautain et prétentieux, mais cela m’énerve toujours qu’il dorme comme une marmotte. J’ai l’impression de perdre... tout ce temps. Ces arbres sont vraiment hauts, maintenant que je les regarde depuis ma toute petite stature d’humain. Ce sont peut-être les ombres de leurs immenses troncs qui m’ont empêché de voir le jour plus tôt – le sommet de leurs ramures se dégrade vers l’orange, comme si leurs cimes n’avaient pas quitté l’automne.

Je marche, je déambule, et puis je cours un petit peu seul au milieu du décor. Ce monde est dépeuplé. Lyn et moi, on est probablement les seuls êtres-humain à des kilomètres alentours – parce que ce monde a perdu la guerre. Les mages peuvent sentir dans l’air – disent-ils – un résidu flottant de magie, celle qui a revigoré ces arbres, la magie qui s’était enfuie et tamisée, fondue dans le sol, qui a ressurgi en même temps que le portail s’ouvrait ici... je ne suis pas un mage ; je ne sens que l’odeur du bois qui colonise ces ruines. Certains de ces objets j’en ai appris le nom : des blocs de ciment, d’anciens pylônes électriques, des bancs comme on a chez nous mais en métal, ne reste plus que leur armature. D’autres dont je ne connais pas le nom, dont je devine tout juste la forme – blanc laiteux, gris-goudron mais tout lisse – répondent au soleil comme en écho de reflets.

Ces hommes fabriquaient des merveilles et les laissèrent à l’abandon.

     Courir me fait du bien. Je regrette d’avoir raté le matin, d’avoir manqué la rosée, l’orange noyant le ciel et l’ombre de l’horizon sur les nuages. Je redoute l’instant où je retrouverai Lyn, j’aimerais bien qu’il se soit réveillé. Je me rends compte que j’ai drôlement faim.


     Sous-bois. Voiture écrasée un chêne a poussé dans sa carcasse. Bruissements. Vents et insectes balaient les branches, secouent la forêt ; j’ai aperçu un daim paisible, il ne m’a pas remarqué. Frisson de la chasse, j’ai l’impression d’être une immense bestiole. Les réserves de viande que nous avait laissé l’orignal s’épuisent bientôt, au moins je ne rentrerai pas les mains vides. Lame courte plante, l’égorge, et souille le sol d’une flaque de son sang ; l’humus en sirop d’érable.

Trop lourde pour la hisser sur mon dos, on taillera la chair directement sur la carcasse, on dressera un feu de camp à-côté et on fumera ce qu’on n’aura pas mangé pour le déjeuner. Je viens chercher Lyn, que je trouve l’épée brandie – à tutoyer les cieux.

     « Tiens ? Où étais-tu passé, Tom ?
— J’ai fait un petit tour. Dis, j’ai tué un daim pas loin, tu viens pour manger ? »

Il a l’air ennuyé, il rengaine son épée colossale, l’attache dans son dos – se saisit du gros sac – et m’accompagne.

J’ai beau me creuser la tête, je ne vois pas ce qui le dérange.


     Il me félicite, nous avons mangé – je suis repu. Il s’en va, il revient, il me dit de mettre la viande à fumer, qu’on va la laisser là et tant pis si d’autres animaux la trouvent – que ce ne serait pas moi qui râlerais parce qu’il faut tuer quelque chose d’autre n’est-ce pas ; je me sens légèrement vexé. Il prétend avoir trouvé quelque chose, une anomalie magique.

Pour ce genre de choses, mieux vaut effectivement être deux.


     Il m’emmène jusqu’à une clairière particulièrement lumineuse. À y bien regarder, c’est un champ de fleurs. Un immense champ de fleurs. Irréel. Ce qui me frappe, ce sont les couleurs : elles semblent irradier des tulipes elles-mêmes, elles brilleraient dans le noir, elles illuminent le jour. Ce qui me frappe en second, c’est le cercle : l’orée de la clairière est un cercle parfait. Ce qui me frappe ensuite, ce sont bien évidemment les coquelicots ; ils parasitent tout le champ en entier. Lyn a l’air anxieux. Il me prend par la main, m’attire à l’intérieur de toutes ces couleurs, il crie sans que je ne comprenne pourquoi : « Il y a un panneau écrit dans notre langue ! » Lorsque sa voix s’estompe, je me rends compte que je n’entends plus aucun oiseau, aucun bourdonnement ; aucun bruissement. S’il n’avait pas crié, sa voix se serait peut-être perdue dans toutes ces fleurs.

Je n’ai pas peur, et rien que cela est dangereux. Pire : cela m’amuse un peu, je me sens légèrement euphorique, je me laisse entraîner. Il m’emmène jusqu’à un bocal.

À l’intérieur, une rose à la tige verte éclatante, émeraude, et la tête toute blanche – pâle. Presque transparente, le verre du bocal laisse s’y peindre des reflets ; le champ entier semble vivre dans ses pétales. Un pied de bois planté juste à côté de la fleur isolée d’air hisse sa pancarte, et dessus, cette écriture que je sais déchiffrer. Lyn qui me regarde, attendant probablement que j’aie compris.

     « Je ne comprends pas. » Mais ma voix murmure, filtre à peine de mes lèvres.

Qui se trouve dans cette clairière sait que s’il libère la rose de sa cage, il vivra pour l’éternité.

Vivre une éternité, c’est un fantasme des rois – alors pourquoi Lyn me regarde-t-il avec ces yeux suppliants ? Je crie en retour, sans m’en rendre compte :

     « Si on savait créer ce genre de sorts on n’aurait pas la vie qu’on mène ! »

Mais il me désigne, du bout des doigts, un mot, une signature qui luit en doré en bas à droite. Deux accents circonflexes.

Mon souffle
                                          Me quitte
                                                                           Il nous faut sortir, en discuter à l'extérieur de...
Ma voix
S'enroue un peu.

Qu’est-ce que c’est que ça ? Chuchoté. Lyn sait, il s’adosse à l’arbre la lueur du champ grignote le côté droit de son visage, il sait et sa tension le crie mais je l’ignore et il ne sait comment me l’expliquer. Il se mord la lèvre, je ne l’ai jamais vu faire ça.

Les minutes s’écoulent.

Peu à peu, il retrouve une respiration normale, il tousse. Il crache un peu, ma gorge est enrouée aussi – il lâche soudain, comme une confidence :

     « On peut prendre ce qui est écrit sur ce panneau au sérieux.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
— Que... c’est probablement vrai. »

Bouche bée. Je n’en reviens pas. Je ne parviens pas à le croire mais tout en lui me hurle qu’il dit la vérité, ou en tout cas il le pense intimement, je voudrais lui demander Explique-moi, mais je ne comprends jamais rien à la magie...

Les minutes, semblables, s’écoulent et s’écrasent sur le sol. Puis, comme déchirant l’écorce de notre immobilité elle-même, Lyn tousse, tousse, se courbe et tousse encore plus fort. Une crachée de sang inonde sa main, goutte sur le sol.

     « Quoi ? QU’EST-CE QU’IL T’ARRIVE, LYN ? »

Non, non, ce n’est pas le moment de sourire.

     « Celui qui promet l’éternité... Celui qui a écrit sur ce panneau et conjuré ce sort, il sait ce qu’il fait. Tu connais le principe de la prise de risque, Tom ? Le chantage, si tu veux, est la base de la magie. »

Alors je commence à comprendre. Son sourire sanguinole de ses dents.

     « Qui promet l’éternité à l’inconnu le menace de mort. »

Autrement dit, Je crois que nous n’avons pas le choix.

     Nous revoici au milieu des fleurs. Les tympans calfeutrés, comme en montagne, la respiration qui inonde mon corps de mon cœur qui bat trop vite à mon estomac, lourd, lourd, lourd. Je ne veux pas soulever ce bocal en verre. Je ne veux pas devenir immortel, je ne veux pas que cela soit possible, j’ai l’impression que le ciel va se fendre ; des
pétales
blancs.
Une vague de vent noir déferle depuis le centre. Elle avale le parterre de tulipes, elle inonde nos pieds puis court, court court jusqu’à l’orée du cercle. Dans son sillage les ombres, comme une liqueur épaisse, redéfinissent la couleur. On en respire un peu, ça a un goût de moisi qui se coule dans notre langue. Des pétales blancs avancent sur nous, nous engloutissent, il fait pâle derrière ce voile fleuri, toute la peau de mon visage se fond dans la cire d’un mur qui a traversé l’air puis rogné l’espace. Qui s’installe sous mes os. Un vent glacial rigidifie mes jambes, verrouille mes genoux, me transforme en épouvantail.

Puis le voile retombe, et plus rien. Quatre ou cinq oiseaux froissent leurs ailes et partent, mon sang fourmille dans mes veines. Le ciel a retrouvé son bleu. En miroir odieux un trou de poussière, un sol ocre et bruissant s’ouvre autour de nous. Une flaque de mort, de désolation.

J’ai l’impression d’avoir léché un arbre, je m’attends à d’autres changements de taille dans mes bras, mes mains, mon cou – je ne sais pas –, mais rien. Rien que l’odeur écœurante de ce champ qui meurt sous nos pieds, et Lyn qui s’inquiète mais ne tousse plus. Le silence a remplacé l’absence de bruits. Auparavant étouffée, il me semble que la forêt s’est tue.

La vague de pourriture s’est étendue sur toute la clairière. Il ne reste rien du champ et des fleurs, Lyn me chuchote : « Viens, sortons-nous d’ici. » puis il rajoute un sourire fatigué qui veut probablement dire Je me sens mieux. Il n’a plus mal à la gorge. Deux jours passent.

~

     Deux jours passent. J’agis plus que je ne pense, ces jours-ci, j’ai de moins en moins faim. Je me sens oppressé par l’air et le ciel qu’il emplit tout entier, je veux rester à l’intérieur des constructions qui bordent les routes que nous arpentons dès que j’en vois une je m’y réfugie et je n’en bouge pas de la journée, de la nuit, quelques heures s’écoulent comme des secondes. Je n’ai plus froid. Je n’ai plus sommeil, et cela ne m’inquiète pas : si je veux dormir, je le peux encore. Je m’entraîne à la dague. Je m’entraîne, je m’entraîne, je sue et je bronze au soleil, je cours mais si je m’immobilise je veux rester à l’intérieur. A l’abri. Si, il y a bien une pensée qui me trotte en tête, une pensée accompagnée de bien des images : je me demande comment vivaient ces gens qui habitaient là. Dans leurs grandes armatures de fer.

Lyn ne s’entraîne pas. Lyn passe le plus clair de son temps dehors. Nous mangeons encore de temps en temps, mais je sens bien qu’il perd l’appétit lui aussi. Je me demande s’il cartographie la région.

~

     Trois jours passent encore. Lyn m’a levé un matin, je n’avais pas dormi de la nuit et cela m’a mis de mauvaise humeur : de quel droit me réveillait-il alors que je n’ai jamais le droit de troubler son sommeil ? Il fut surpris, il me désigna le jour, bientôt midi. Il s’excusa, puis il partit sans me dire ce qu’il avait à me dire. Je restai seul jusqu’au soir, il revint il me confit qu’il avait trouvé une grande étendue de béton et de métal, et d’abandon. Il avait trouvé la ville, je voulus y aller, il accepta. En courant, nous l’atteignîmes en à-peine quelques heures, c’était le début de la nuit. Jusqu’à il y a cinq jours encore les repas rythmaient nos journées, désormais j’ai l’impression d’évoluer dans un monde qui s’éteint de temps en temps. Nous avons couru sans nous arrêter, sans parler, sans même nous distraire pour un arbre plus grand qu’un autre… Un rocher à la couleur de sang que Lyn se serait empressé de m’expliquer, en temps normal, nous le dépassâmes comme s’il n’avait été que l’évidence. La nuit a étouffé les couleurs non sans bataille mais victorieuse, Lyn craint qu’un jour le jour ne s’en relève pas.

Je me dis que Lyn est quand même vraiment stupide. Le soleil ne cessera jamais de se lever, et quand bien même il faillirait ce ne serait pas ses craintes qui l’en empêcheraient. La ville est grande. Tous ces bâtiments sont intégralement vides. J’aimerais bien connaître leur histoire. Quand j’en fis part à Lyn il rit, qu’il se moquât ainsi de moi me vexa terriblement, puis il m’expliqua ses pensées, m’exposa ses connaissances, ses conjectures. J’aime Lyn, mais son sourire narquois me fait parfois atrocement mal.

Je ne comprends rien. Il serait capable de se moquer du ciel. Je me sens blessé.

Je l’aime si fort.

~

     Quatre jours ont passé ; on a laissé les cartes du littoral au profit des cartes des rues, des ruines de métal et de béton, je frotte ma main droite aux murs que je rase pour rester à l’ombre, je peux sortir dehors il suffit que je ne m’aventure pas bien loin. Selon l’avancée de la journée, et la position du soleil dans le ciel, je traverse une rue puis l’autre, en quelques murs à peine je suis de l’autre côté du quartier ; nous n’avons rencontré personne jusqu’à présent, pas même un petit animal. Je crois que cette ville est trop éloignée du Portail : personne ne s’y aventure. Au début les gens ont pris cette Terre pour leur jardin, cela fait déjà cinquante ans que nos mondes sont reliés, et pourtant… on ne connaît de celui-là que le seuil. Le manque de mana rend toute exploitation inrentable. Je frotte ma main sur le béton froid et lisse, ombragé, à m’en faire des égratignures. La peau toute blanche.

Un assemblage de phrases me lancent, dans un repli de mon crâne. Des bandes blanches comme celles-là, dessinées partout à même le sol décalquées à l’identique à l’intérieur de mon esprit ; j’ai développé des nerfs dans mes pensées, un unique frôlement me fait souffrir. Lyn ne m’adresse plus la parole depuis ce matin, je ne sais pas pourquoi il me boude cela me rend triste, je ne comprends rien cela me met dans une colère noire une rage que j’impute au décor tout entier, impassible. Les gouttes de cette rage me retombent dessus et vérolent ma peau de taches de dégoût.

Je suis plus petit que lui. Je suis moins intelligent que lui, j’ai moins de rêves. Je suis maladroit, je cuisine piteusement mal. Le seul domaine où je l’égale, c’est le combat ; pourtant même en force brute, il me surpasse. Je ne suis qu’un nabot prétentieux, un poids. Être capable de me lever tôt – aux aurores que le soleil écrase et inonde – était ma seule fierté, je l’ai noyée dans le désœuvrement. Aujourd’hui, son silence me brûle.

     Je n’agis quasiment plus.


     Cinq jours de silence et d’abîme. J’ai bu mais nous n’avons rien mangé, la faim nous a définitivement quitté. La première chose qu’il a prononcée était une farce, une boutade, un mot pour agiter l’air qu’il feignait de disperser d’un bras. On ne dort plus ensemble depuis qu’il s’est tu, quelque chose de plus a changé dans ses yeux entre nous entre ses pupilles et cette ville, en contrebas, quelque chose a changé dans le ciel depuis qu’un cercle de fleurs nous a ôté la voix j’ai l’impression qu’il ne nous a point rendu notre respiration, qu’il la garde encore. Ou bien il l’a laissée s’échapper mais, lasse de nous, elle vogue parmi les nuages sans songer à nous revenir. Lyn a dit :

   « Bah ! Qui sait ? Peut-être ne sommes-nous pas immortels mais simplement n’avons plus besoin de manger ! Sacré sortilège que ce serait ! »

Cela ne m’a pas fait rire, son attitude badine m’a crispé, pire : il s’est fendu d’un rire faux. Je ne comprends plus Lyn. Je crois que plus les jours passent, plus je rate le crépuscule et je ne regarde plus que la nuit le reste ne me dit plus grand-chose j’ai de plus en plus mal, j’ai une plaie béante qui s’est ouverte dans mon ventre, elle suinte. Elle coule. J’ignore comment stopper l’hémorragie de ce genre de blessures : ce n’est pas mon sang mais mon âme, qui s’écoule en rivière.

     « Lyn, je crois que nous sommes vraiment immortels.
— Parce que je l’ai dit, parce que j’ai eu le malheur de présenter une hypothèse comme un fait tu le crois mais tes sens te trompent ! On en sait rien !
— Si, moi je le sais, je n’arrive plus à dormir la nuit, l’afflux de lumière semble me meurtrir, le temps ne s’écoule plus naturellement, j’ai l’impression de devoir le tirer : autrement il s’arrête, il ne glisse plus sur moi. Je suis sûr que pour toi c’est pareil…
— Je refuse de croire cela ! Un organisme ne devrait pas être capable d’estimer son espérance de vie, et si tel était le cas il n’aurait aucune raison de moduler le temps en conséquence ! Pire : nos cerveaux humains se sont construits et développés autour d’une mortalité certaine, ils ne peuvent pas s’être adaptés en deux nuits à la perpétuité ! Les rêves que je fais à la nuit tombée sont des illusions, rien de plus. Je ne vois d’ailleurs pas de rapport entre une espérance de vie infinie et une sur-sensibilité à la lumière.
— Tu… tu fais des rêves la nuit, Lyn ? »

Et juste ainsi, il me semble le voir se refermer, son regard m’englobe puis se détourne, il plonge dans les cimes enténébrées des conifères au loin – le vert l’absorbe. Je pourrais presque le sentir se replonger dans le silence. Non, non, NON !

Lyn, tu ne peux pas me faire ça !

     « Lyn, tu ne peux pas me faire ça ! »

~

     Six jours ont passé depuis. Hier, avant-hier, le jour d’avant encore, je n’ai fait que me coucher au sol, et attendre. Les rayons du soleil me paraissent plus vifs, mais la poussière les atténue. La poussière ne manque pas, ici au sol. Lyn se tait, je me tais, je suis fâché et je suppose que lui aussi, autrement il me parlerait. Les journées sont longues, mais finissent par passer. Le crépuscule arrive sans faillir donner son terme à des journées qui n’ont plus de sens. Je ne fais plus grand-chose. Mes deux dagues me gênent plus qu’autre chose, accrochée à ma ceinture de part et d’autre de mon flanc. Je m’allonge et je me tais, mais au moindre mouvement elles râclent contre le sol de béton, tracent des sillons dans la fine couche de ce qu’il reste de ces ruines… Je voudrais que tout cela s’arrête. Je voudrais avoir faim à nouveau.

     Je suis sur une surface plane, infinie, pour toujours. Lyn s’absente, revient, j’attends, je n’ai aucune idée de ce que j’attends : j’ignore simplement quoi faire d’autre. Moins je bouge et plus me mouvoir est difficile. Je me réveille de siestes que j’avais oublié avoir prises, je somnole. Il fait chaud.

Je me suis levé pour aller explorer encore l’extérieur que je connais déjà.

     Un boulevard semblable à ceux de nos villes du Nord, il est bordé de façades verticales elles-mêmes ornées de balcons. D’innombrables balcons font de l’ombre sur la poussière en contrebas, font de l’ombre aux autres balcons qu’ils surplombent, lorsqu’ils ne sont pas arrachés. J’ai tenté maintes fois de compter leurs étages mais me perds invariablement entre le neuvième et le onzième, leur régularité me dépasse, cette ville a été construite à l’identique. Le sol de ce boulevard est couturé de ruptures, des lézardes et des crevasses, de la terre et du lierre. Une matière semblable à la roche s’est soulevée ici et là – en quelques endroits on jurerait qu’elle fut peinte, à l’époque – comme pour proférer une menace, son état de destruction lèche les bâtiments. En levant les yeux au ciel, on peut le voir plus grand que jamais. Bleu.

Je hurle.


     « JE VEUX PAS QUE TU ME QUITTES LYYYYYYN !!! »

A l’aide. Je ne contrôle plus ma glotte, je n’ai plus le contrôle de mes genoux qui se sont effondrés au sol, mon nez coule et des larmes brouillent ma vue, j’ai mal au cœur. Un bubon de pleurs s’est inflammé dans mes poumons et il noie mon ouïe dans un vacarme étourdissant – est-ce moi qui hurle ainsi ? A l’aide. Je vais exploser de douleur, le soleil me frappe sur le crane avec une grosse masse si cela continue comme ça elle va résonner dans tous mes os et je deviendrai de la poussière, je tomberai au centre de cette poussière en un souffle de vent je ne serais devenu qu’une traînée de grains brûlants. A l’aide. Je ne contrôle plus rien de qui arrive à mon corps et je ne veux pas vivre pour toujours.

Je ne veux pas vivre pour toujours, ça a l’air si horriblement compliqué. J’ai peur. Cela fait deux semaines que je n’ai rien fait d’utile.

~

     Le lendemain, rien n’avait changé j’étais rentré au repère ma gorge ne s’était pas changée en cascade sableuse, j’étais en vie mais je n’avais pas la moindre petite faim, et mon corps ne se dégradait pas. Lyn s’apprêtait à partir sans un regard de plus vers la ville pour compléter sa cartographie, porté par une énergie stupide je l’ai interrompu. J’oubliai ce pour quoi je l’avais interrompu le temps qu’il se retourne, alors je dis quelque chose qui me passait par la tête :

     « Lyn est-ce que tu ne veux plus être avec moi si c’est pour l’être toute l’éternité ? »

Pour la première fois je remarquai ses cernes. Ses joues hâves. Ses fossettes creusées, et la manière qu’il avait de combattre pour que ce désespoir n’atteigne pas ses pupilles. Il se détourna sans pour autant s’approcher de la sortie ; dans un souffle qu’il ne contrôlait pas totalement il répondit comme on jette un chat à la mer :

     « Non, ce n’est pas ça…
— Je suis désolé, je n’ai pas ressemblé à grand-chose récemment, je n’ai même pas vraiment essayé, tu sais peut-être que si je retournais au soleil maintenant ça ne me ferait plus mal, je ne veux pas te déranger Lyn.
— Je compte les jours.
— Hein ?
— Depuis qu’on s’est retrouvés dans ce champ, je compte les jours. Je dénombre ceux que j’ai gâchés, je compte ceux qui m’ont été utiles, où j’ai pu avancer la cartographie de la ville. On est loin de la côte, ici, mais je crois que cela n’est pas trop grave puisque quand on y retournera je n’aurai qu’à reprendre la carte du littoral que j’ai laissée en plan, elle est assez précise pour cela – être interrompue. Je compte les jours parce que c’est le plus facile, je compte quand la nuit vient pour la surveiller, j’ai envie d’être là lorsque le temps se dissolvera dans lui-même pour ne devenir plus qu’une vaste plage – à la manière d’un enfant qui souhaite surprendre le moment précis où il s’endormira je m’observe, je m’ausculte. J’ai… je crois que j’ai peur, mes bras ne répondent plus comme ils le devraient, je me cogne contre des murs dont je me sens lointain. »

     J’ignore quoi répondre, ses yeux fuient la surface de ma peau tout son buste est tourné vers moi mais son regard trouve une infinité de points derrière mes cheveux courts sur lesquels se fixer et moi je n’ai qu’une seule question qui tambourine dans ma tête, enfle depuis ma poitrine empâte ma langue, je ne peux pas la prononcer. Il hésite, sa langue doit être ensablée elle aussi et cela me fait douter de ma question pourtant l’étau qui broie mes pensées finira bien par me la faire cracher, ou enfin je l’espère parce que la douleur écrase mes os – le retenir est insoutenable, je mourrais de le laisser partir.

Pourquoi tu ne me l’as pas dit plus tôt ?

Scandé bout-à-bout par chaque fibre musculaire de mon corps à en faire perdre le sens à m’en faire perdre la raison – à me convaincre qu’elle m’a quitté il y a longtemps et que je ne la retrouverai jamais. Syllabe-à-syllabe question bouclant sur elle-même, dégénérant, se duplique et ricoche dans le même volume jusqu’à le faire éclater – ma tête.

Est-ce que tu ne voulais pas me le dire ?

Pourquoi tu ne l’as pas dit plus tôt ?

Lyn l’idée d’une éternité avec moi te dégoûte ? Lyn est-ce que je peux imaginer t’écouter pour toujours ? Pourquoi tu as gardé tout ça pour toi tout seul ?

     Il s’apprête à partir. Ne trouvant pas quoi ajouter de plus, n’étant pas parvenu à toucher la sincérité de son épuisement, il s’apprête à fuir. Il faut que je le retienne mais avec quels mots ? Ma tête est en miettes. J’appelle :

     « Lyn.
— Tom.
— Tu… Ton sang-froid est plus grand que le mien. Tu habilles tes émotions de concepts, pour les attraper ou je ne sais pas, je ne sais pas attraper mes émotions je sais juste que mon cœur va exploser. J’ai le sentiment que tu ne te verras pas t’endormir si tu quittes cette pièce maintenant, c’est bête.
— Non ça ne l’est pas. Tu n’es pas bête, Tom.
— Pourquoi tu ne me l’as pas dit avant ?
— Parce que c’est évident, non ? »

     Son sourire jusque là poli comme un masque, enfilé par réflexe, rosit d’un rire rassurant. C’est évident que je ne suis pas bête et c’est amusant de me le dire. J’ai honte, sans savoir tout à fait de quoi, j’ai juste une boule dans ma trachée. Son rire fut bref, il reprend :

     « Je ne sais pas quoi faire de tout ce temps.
— Peut-être qu’on n’est pas immortels.
— Peut-être qu’on l’est. Je t’aime, Tom. J’ai besoin de toi, mais ton naturel ces deux dernières semaines a changé, j’ignore comment agir en ta présence alors je n’ose rien, tu ne me dis rien. Je me dis que ça finira par s’arranger, par rentrer dans l’ordre, je dois avoir l’air abattu. Tu as l’air écrasé et cela ne te ressemble guère. T’as besoin de moins de choses d’habitude.
— Comment ça ?
— Courir, je croyais que cela te suffisait. Pourquoi tu n’essaierais pas d’aller courir ? »
« Modifié: 22 octobre 2022 à 17:50:48 par Nacas »
Les restaurants sont à tous les étages au sommet de la pyramide sociale.

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Re : Tiède armure
« Réponse #1 le: 22 octobre 2022 à 17:37:12 »

     Ces derniers jours, je ne réfléchis presque plus. Quand Lyn m’a dit d’aller courir, la première chose que j’ai pensée était Et si je n’y arrive pas ? Comme j’y suis arrivé, j’ai assez vite pensé à autre chose. A quoi bon courir ? Comme c’était agréable, je ne me suis pas arrêté, mais cette pensée m’a suivi jusqu’à l’immeuble délabré qui nous réfugiait.

J’ai voulu la partager à Lyn, mais il dormait. Sur un matelas à même le sol, dont ses deux jambes débordaient calmement. Il ronflait. J’ai failli oser le réveiller mais finalement je me suis assis à côté et je l’ai regardé dormir. En pleine journée. La tête emplie d’interrogations mais le corps vidé, éreinté, je me souviens de mon souffle rapide qui résonnait contre les parois, et ce fut Lyn qui me réveilla. Au cœur de la nuit.

     « Sortons de cette ville, il faut qu’on trouve à manger. »
     Les étoiles ont veillé notre silence.

~

     Une semaine s’est écoulée, j’ai l’impression que chacun de ses jours était hier. Le Soleil perce le feuillage d’épines pour cribler l’ombre… Le Soleil perce la robe d’épines pour coudre de ses rayons les différents verts du sous-bois. Je désigne de la main ces brassées de branches hérissées qui nous abritent impassiblement :

     « Lyn ! Un feuillage d’épines ?
— Ben, des aiguilles. »

     J’ai avoué à Lyn que je me sentais bête hier. En le laissant franchir mes lèvres une digue que j’ignorais en moi a laissé mon souffle s’inonder : j’ai pleuré, j’ai eu du mal à trouver les mots des phrases que j’avais envie de lui dire il m’a pris dans ses bras et je n’ai plus eu envie de dire des phrases. Je voulais juste le toucher encore, et le sentir me retenir contre lui. Il m’a répondu que je n’avais pas à desserrer mon étreinte et :

     « Je ne crois pas que tu sois stupide, moi je suis bien plus intelligent que toi alors tu devrais me faire confiance sur ce point. Stupide et idiot, c’est vachement différent de ‘bête’. Quand tu dis ‘bête’ j’ai l’impression que les connotations d’idiot dommageable, de celui qui gâche par mauvaise pensée ou par vanité se mêlent à ce bête que tu formules. Et tu ne peux pas le repousser parce que tu es sensible, une part de toi se rend bien compte que tu es bête, que j’aime les bêtes, que tu t’aimes ainsi. Que ta bêtise n’a rien de stupide. J’ignore qui t’a mis dans la tête que le risque de devenir un gros idiot était digne de ton inquiétude ; tu peux le jeter. Tant que tu seras avec moi, je ne te laisserai pas devenir pire qu’une bête de toute façon, tu es formidable. »

     Lyn qui profère de la gentillesse brute, sans raillerie ni anticipation, cela m’a réconforté au centuple de ma crainte. J’en ai oublié jusqu’à la honte d’avoir gâché mon temps, mon énergie, j’aurais pu oublier mon prénom sur sa peau s’il n’avait pas prononcé :

     « Tom. Je veux bien te réconforter autant de fois que tu en auras besoin, alors viens me le demander dès que tu en as envie, je chercherai des idées et te montrerai mes trouvailles pour te divertir des tiennes, j’te montrerai les nuages en te disant que ce sont des cascades, je te murmurerai la vérité : les nuages gris sont des nuages ombragés, on peut le voir le matin et le soir à la lisière de la nuit et du ciel. L’horizon, il sera perpétuellement assez grand pour me contenir, mais j’ai besoin de toi aussi. Tu entends ma voix s’éteindre sur les voyelles finales de certaines phrases ? C’est ma maîtrise de moi qui atteint mes limites, mes émotions me débordent, il faut que tu remues cette langue qui râcle sa solitude dans ma tête. Utilise ta bêtise pour diluer le noir que je broie et… tu n’auras qu’à me faire confiance ensuite pour tracer les contours avec cette encre, de notre aventure. …J- »

Je l’ai embrassé. Ça lui apprendra à utiliser sa langue au figuré pour parler de pensées qu’il ne me partage pas, ça m’apprendra à me souvenir du goût de sa détresse. En taches de salives. Sur ma gorge.

~

     Nous avons quitté la ville peu après. Trop de bâtiments, trop de verticalité, pas assez de viande. On s’est remis à chasser, surtout moi, et puis on s’est rapprochés de la mer. Lyn dit qu’il aimerait bien apprendre à pêcher, il a trouvé quelque chose qui ressemble à un long fil et un hameçon dans l’une des masures qui parsèment le paysage. Moi, j’en aurais pas la patience ! Et peut-être que je ne l’aurai jamais cette patience. Il faut qu’on soit un peu précautionneux avec le mot ‘jamais’ maintenant parce qu’on vivra peut-être éternellement, enfin c’est plus sûr qu’on mourra un jour quoi ; on ne voudrait pas errer sur une étendue de ‘jamais’ finalement trahis. Je réfléchis.

J’ignore où je souhaiterais errer. Lyn, lui, n’importe où tant qu’il peut en dessiner l’agencement sur des cartes ! Il affirme que notre nouvelle capacité à ignorer la faim implique qu’on ne peut plus mourir d’inanition, parce qu’il faut faire confiance à notre cops et le respecter lorsqu’il pense n’avoir besoin de rien manger, mais il faut l’entretenir aussi et ne pas bouder le plaisir qu’on a à le nourrir. Je chasse et je me promène toute la journée, la nuit m’as surpris hier, alors par orgueil je me suis levé avant qu’elle parte ce matin. Le Soleil perce les aiguilles pour cribler le sol de nets éclats brillants, le sous-bois qui émerge de l’hiver bourdonne de printemps. Entretiens bien ton navire.

     « Entretiens bien ton navire. »

En mer, du gouvernail à la proue en passant par la cale, les planches de la coque et les escaliers du pont, un bateau est tout ce que l’on a. L’océan est vaste et son ambleur isole. Prends soin de ton navire ! Hurle le marin à sa fille ou à son fils qui laisse la moisissure gagner sa barque, ce marin devra laisser ses enfants quitter son embarcadère et il le sait, il veut que ses enfants perpétuent ce qu’il a accompli jusqu’ici, il veut que l’océan les emmène mais pas qu’il les emporte. Il est un peu bourru, ce marin, et il a l’air d’avoir oublié que l’air du large a un goût différent dans les narines d’un gosse qui le découvre. L’air du large, dans les narines d’un gosse… ça a de quoi faire oublier tout le reste.

     « On n’aura pas de lignée, Lyn ?
— Et pourquoi pas ? Tu pourrais avoir des élèves si tu veux, s’ils veulent bien de toi, c’est tout pareil.
— Non ce n’est pas pareil !
— Eh bien. Si tu y tiens à ce point tu pourras prendre une femme qui voudra bien de toi, et j’irai faire autre chose le temps que tu élèves les enfants qu’elle te donnera ! Et lorsque le temps les aura tous emportés je te consolerai. Tu voudras qu’on veille sur ta lignée ?
— Je… je ne voulais par dire ça. C’était une question bête, oublie.
— Pour rien au monde je n’oublierais ta voix, Tom ! »

Je souris : il m’amuse, ce bouffon-né. Il veut bien rester avec moi même si c’est pour toute l’éternité, de toute façon il ne se figure pas. Je sais bien que cela ne vaut pas promesse, mais j’ignore si j’ai besoin de cette promesse finalement. Elle n’a pas trop de sens. On continue à marcher à travers le sous-bois, mon estomac gargouille. Un orage s’amoncelle au loin, il finira bien par éclater. Le crible brillant se fondra dans l’ombre qui le détourait.

     J’inspire… et m’élance.

~

     Des dizaines de jours se sont succédés. L’aube point presque avant la fin de mon sommeil maintenant. Nous faisons escale dans une petite maison de bord de mer, aux murs si gondolés qu’ils me donnent l’impression d’être à l’intérieur d’un grand animal étrange, aux boyaux gris et jaunes percés de fenêtres cassées. La nuit, on dort à même le sol et le matin, on va nager. Lyn a dit qu’il voulait faire une pause, dans son travail de cartographie. Le roulis des vagues semble éloigner le gibier, ou bien l’horizontalité du paysage m’alanguit, je peux m’étendre dans le sable une après-midi durant sans que rien d’autre que la marée ne me dérange. Cela me rappelle les heures que je laissais filer que j’abandonnais à l’apathie et au sol froid du béton mais lorsque je me relève enfin la sensation qui m’étreint est tout à fait différente : mon dos grumeleux s’effrite, et mon ventre est chaud d’avoir accueilli tant de ciel. La chaleur me tient alors toute la soirée, des fois je pars courir sous la lune – pour dégourdir l’alanguissement prenant quartier dans mes mollets.

On a dressé une liste des changements physiques constatés depuis le cercle de fleurs coloré et le vent de dépérissement qui l’a rasé et s’est infiltré en nous. Depuis qu’on est immortel, j’ai écrit dans mon carnet. C’est grandiloquent et c’est pas complètement sûr mais j’aime bien. Le fait avec l’immortalité est qu’on n’en pourra a priori jamais être complètement certains, et ce ‘jamais’ est sûr : on ne peut jamais attendre toute l’éternité. Si un jour on meurt on n’aura pas été immortels, si on ne meurt pas on aura un lendemain à chaque jour pour nous montrer qu’il nous reste un morceau d’éternité à découvrir. L’idée me plaît, que de la Magie laissée là par facétie nous ait rendus immortels ; mais on s’avance. Lyn réfère à l’évènement fleuri dans son journal par « depuis Pluto ». Pourquoi Lyn appelle-t-il la mort ou son absence Pluto ? Plutôt ? Quand je lui ai posé la question il a souri et l’a esquivée. C’est dans son journal qu’il y a la liste.

     « Lyn, tu crois que je peux tirer mon énergie de la photosynthèse comme les plantes ? Je me sens bien à rester au soleil.
— Tu bronzes ? »

Il me répond en refermant un gros volume rédigé en cette langue que ni lui ni moi ne comprenons, la langue de la civilisation disparue, dans ces pages couleur de poussière qu’un tressaillement de l’index arracherait. Je regarde mon nombril, ausculte la surface de mes bras ; c’est vrai que mon teint est resté quasiment le même.

     « A peine. Tu trouves que j’ai bronzé, toi ?
— Hm… Pas vraiment. Peut-être que tu absorbes l’énergie du Soleil, ouais. Tu veux qu’on le rajoute à la liste ? Cela me paraîtrait bizarre quand même, et je n’ai pas eu cette impression de mon côté, qu’est-ce qui t’y a fait penser ? J’ai remarqué que tu passais beaucoup de temps sur la plage au soleil, j’attendais ton insolation.
— Ben, malgré qu’on mange moins de viande et plus de poisson j’ai toujours autant la forme ! Et c’est pas sympa d’attendre que j’fasse une insolation… qui n’est pas prête de venir d’ailleurs ! J’me sens aussi frais qu’à la veille d’un festin !
— D’accord, j’écrirais qu’on est devenus insensibles aux insolations, ça accompagnera l’endurcissement général de nos enveloppes. C’est pas que je ne crois pas à ta photosynthèse, c’est que j’attends que tu verdisses un peu : te connaissant, ton sursaut d’énergie pourrait bien venir de partout ailleurs. Ça m’inquièterait sérieusement qu’on devienne des fleurs. Tu veux manger tard ce soir ?
— Ouais. Je vais faire un tour dehors. Tu lis quoi ?
— Je ne suis pas totalement sûr, mais je crois que c’est un dictionnaire. C’est un gros volume. Je n’y comprends presque rien, ce que je crois saisir se noie rapidement dans les conjectures de ce que cela pourrait être mais… Cela me détend énormément, le roulis de mes pensées semble m’éloigner de moi-même. Fais un bon tour dehors, je préparerai le repas bientôt. »

     Ça veut dire que si je sors assez longtemps, mon assiette aura eu le temps de refroidir. Il réchauffera la sienne… Je m’éloigne. Je vais me rincer à la lumière du crépuscule, à l’obscurité naissante de la nuit – de l’autre côté du ciel.


     Le surlendemain, on aura quitté cette bicoque, on aura retrouvé les bois – et les ruisseaux. On se couche dans le même édredon dans un hamac qu’on tire à deux ou juste un mètre du sol qui m’enduit de son odeur, l’odeur de Lyn son sourire – de m’enlacer toute la nuit. Ce cocon suant, ou glaçant d’avoir offert au vent mordant une extrémité de son corps, par inadvertance, est devenu toute ma vie. Ma peau n’a pas verdi ; mais j’ai l’impression d’avoir du jaune irisé dans la poitrine.

~

     Je bouge tellement, ces dernières semaines, que j’en oublie parfois de penser.

     « J’ai arrêté de compter les jours. »

Vient de lâcher Lyn face à la pluie qui crépite devant ses genoux. Je suis adossé à l’un des murs de brique qui nous abritent. Il a commencé à pleuvoir sur le cocon pendant la nuit, cela nous a réveillés nous avons empaqueté nos affaires rapidement trempées, j’ai déniché cet abri aux allures d’autel. Les nuages forment une couverture opaque, un voile molletonné au sombre des étoiles, qui ne gronde plus mais qui crépite, sans discontinuer. Les rus se remplissent, la terre s’humidifie comme une éponge. Lyn maugrée. Lyn déteste les petits bruits secs et qui se répètent, je peux deviner qu’il hait la symphonie de cette forêt mais il prend sur lui. Lyn n’est jamais vraiment de mauvais poil. Je lui caresse la tête, doucement, cela l’apaise. La douceur de ses cheveux colonise mes mains. Je me demande comment nous allons faire sécher l’édredon dans la journée, si on va dormir ce soir à la belle étoile.

J’avoue que je n’aurais pas imaginé perdre le fil des jours aussi vite, je me rends compte que je ne saurais pas distinguer hier d’avant-hier… ni même depuis combien de temps je les confonds.

     « Ça y est, tu confonds hier et avant-hier ?
— Loin de là, Tom, je distingue encore nettement les jours et leurs voisins. Je les comptais anxieusement depuis Pluto, tu sais, comme si rien d’autre ne pouvait me rattacher à la temporalité, ben ça j’ai arrêté.
— Depuis combien de temps ?
— Cela n’aurait pas vraiment d’intérêt de le savoir.
— Mais tu le sais.
— Ouais. Je finirai par l’oublier. Je t’aime, Tom. »

     Ça, ce n’est pas souvent. Lyn, ce gigantesque dadais à l’œil calme, au rire déployé mais rare, ne dit pas souvent ce que l’on sait déjà, ou des tendresses en général ; parce qu’il n’en a pas besoin. Parce qu’il est habitué à ce qu’on lui fasse confiance. Ma caresse marque une pause, puis reprend – vers sa nuque.

     « Moi aussi, je t’aime. La veille et l’avant-veille ont la même silhouette et le même habit, dans mon esprit. T’es fort, encore une fois t’es plus fort que moi. Mon bouffon est le plus malin d’entre tous.
— C’est moi que tu traites de bouffon ?
— Ouais. »

Ça ne te plaît pas ? Il ne répond rien, perdu dans ses pensées. Dans le vague. Dans le gris crépitant partout autour, il reprend sa respiration. Il la relâche :

     « C’est à cause des rêves. »

     Je ne fais jamais de rêves. Je me souviens avoir été môme, les mômes en font, et de vastes souvenirs diffus de hautes plaines se dispersent à l’orée de ma mémoire. Au survol de plaines inconnues. Je me tais, épouse le silence : Lyn va raconter ses rêves.


     « Je me réveille chaque nuit dans un univers vide où je suis seul. Je ne me rappelle jamais vraiment la manière dont je suis arrivé au milieu de cette étendue de blanc dans toutes les directions, je prends conscience que j’y suis déjà. Parfois, je suis nu ou presque nu, d’autres fois je porte un long manteau de cuir et de fourrure et j’ai froid. Un temps passe que je ne saurais pas identifier, quantifier, tout ce que je sais c’est qu’au bout d’un moment le sol de craie se met à trembler légèrement, je cligne des yeux. Des histoires se mettent à danser autour de bruits, des éclats de voix – les nôtres – dont je ne comprends pas les syllabes, des froissis de branches ou des craquements lointains. Ces histoires s’articulent autour de mes pensées, des pensées que j’ai formulées dans la journée et que je ne maîtrise plus : je les observe. Le seul de ces bruits qui me calme est celui des vagues, l’écume, parce que c’est le seul qui paraît plus grand que moi dans cet océan de rien. Mes tympans se gorgent de sons, des sons qui se chevauchent en spirales d’échos tandis que ma tête se remplit d’impressions, de liens logiques entre des concepts qui ne partagent rien. Sans tout à fait me sentir réel j’ai du mal à réaliser que je suis dans un rêve, je suis tout seul et je ressens trop de choses, des pensées se forment sous mes lèvres mais je ne les prononce pas : j’écoute. Le matin venu, ces histoires insensées se sont reposées, tu es là et je suis infiniment rassuré ; je ne sais pas ce qui m’attendrait si je restais dans ce monde blanc plus longtemps. Cela me fait peur sans pour autant de chose à craindre : ce ne sont que des rêves et les pensées qui les visitent sont les miennes. Cette nuit je serai hanté de pluie et par ta silhouette, qui préfère rester debout à s’asseoir. Une part de moi reste piégée probablement dans cet univers vide, j’ignore si c’est celle-ci que je retrouve chaque nuit ou si c’en est une autre. C’est bizarre, non ? De se découper en petites parties, de se prétendre multiple et divers alors qu’au fond on ne peut inviter personne en son être pour présenter tous ces fragments : aussi nombreux qu’ils soient, ils resteront toujours tout seuls. C’est bizarre mais rien d’autre ne me vient en tête. Les histoires que je veux raconter se dérobent en moi-même. Quand je commence à expliquer, je sens mes pensées observées. »


     Je crois que c’est la première fois que Lyn se confie à moi ainsi. Le chant des gouttes s’écrasant inlassablement sur la toiture délabrée, les millions de feuilles qui se relaient, jusqu’au sol, est devenu un vacarme. Lyn…

     « Tu as ces rêves depuis le vent de fleurs ?
— Il m’arrivait d’en avoir auparavant. Depuis Pluto, ils sont devenus systématiques.
— Lyn… tu as l’air tout triste, mais ce n’est pas une tristesse soluble dans un câlin, n’est-ce pas ? J’aurais mieux aimé que tu te souviennes de ces histoires, pour me les raconter, je ne sais pas quelle part de toi observe tes pensées. Je veux les écouter. Moi, je me décompose juste en deux, les dichotomies c’est plus simple c’est plus naturel de les conceptualiser que ces milliers de fragments, tu crois que cela te suffirait ? Tu as déjà songé à te séparer entre ce que tu fais et ce que tu penses ? Mon père disait qu’on se définit par nos actes, mais on est ce qu’on pense aussi – n’est-ce pas ? Alors peut-être qu’on est les deux, exactement les deux. Je ne sens pas de millier de fragments en moi. Être deux, c’est déjà pas mal. »

C’est largement assez.

Il finit par me répondre, laconiquement :

« N’être que deux, ouais… Ça doit aider à se sentir moins seul. »


     Les nuages ont fini par se vider de toute l’eau qui les retenait, et partir. Quitter le ciel.

« Lyn, où vont les nuages qui quittent l’horizon ? »

Ma question restera sans écho : il s’est endormi. Ma main que je contrôle à peine emmêle ses cheveux épars, blonds et trop fins, je l’ai enserré de mes deux jambes et il s’est couché sur mon buste. La pluie a cessé depuis une ou deux heures, mais cet abri nous accueillera encore un peu. Des insectes dont j’ignore le nom courent entre les briques et les disparates franges de bois. Ou bien, peut-être que ce sont des isopodes.

Je ne sais pas. Je suis heureux.

~

     « Tu sais, moi je crois que le bonheur ne sert à rien. »

     Il vient de perdre un concours de qui-bouffe-le-plus-de-cerf, il essaie d’ensevelir mon triomphe dans des considérations métaphysiques qu’il ne croit qu’à moitié.

     « Peu importe ce que tu crois, Lyn, t’as perdu et tu me dois un gage.
— Puisses-tu ne jamais parvenir à te décider.
— C’est déjà fait ! »

~

     Un arbre s’écrase derrière moi je l’ai frôlé j’en esquive un autre, à toute vitesse. Volée d’aiguilles, je me baisse pour ruer, contre-ruer le décor qui se projette vers mon torse, je cours. Je cours. Lyn, il s’amuse à brandir sa trop grande épée le plus vivement possible, de plus en plus fort. Il pourrait déraciner un arbre en un seul coup, découper toute une clairière en un seul moulinet, en y mettant assez de force. Il se contient. Il ne veut pas tuer quoi que ce soit de vivant par simple jeu. D’après sa carte, nous sommes probablement sur une île. C’est assez incroyable, qu’en cinquante ans personne d’autre que nous n’ait eu la curiosité de le vérifier ; ou peut-être que des gens l’ont appris mais n’ont pas pris la peine de le consigner. Ceux qui arpentent le nouveau monde sont des excentriques : l’air est désert de magie ici, l’atmosphère ne ressemble à rien de ce qu’on connaît, les lois sont différentes. Les femmes ne peuvent pas accoucher, par exemple ; ou bien on n’a pas encore trouvé comment faire. Un sortilège tel que celui du cercle de fleurs n’aurait probablement pas pu voir le jour dans un autre environnement. Ce nouveau monde est une île, cela signifie qu’un jour il nous faudra prendre la mer.

     La raison pour laquelle notre cerveau a pu s’habituer aussi rapidement à sa nouvelle condition, c’est que le cerveau humain est conçu pour se sentir immortel. Toute sa capacité de réflexion, il n’en fait usage qu’au prix d’être aveugle à son propre avenir. Au-delà de quatre, cinq heures, il ne réalise pas qu’il pourra encore exister. Quatre, cinq heures qui se répètent, ça fait largement une éternité. Je cours, je cours de toutes mes forces. Parce qu’il n’y a rien que j’aime plus au monde. Parce que le vent et le rythme de mes pas devenant des bonds me fait me sentir inquantifiable, courir c’est exister mais plus rapidement, le ciel entier s’engouffre dans mon crâne et j’enjambe la terre. Les racines. J’ahane, le mouvement fait vrombir mon cœur, qui réchauffe mon corps alors que ma respiration tente de le refroidir. L’hiver est revenu. Je me sens bête et j’aime tout le reste.


     Je force celui que la puissance et sa force obnubilent à me hisser sur son dos, ses épaules, et je lui demande de courir. Il accepte. Je suis sur ses épaules après tout, et je saurai me montrer moins encombrant que son épée. Assez vite, nos deux enveloppes se couvrent de sueur, la mienne parce que je me cramponne du mieux que je peux, la sienne parce qu’il tente de me faire tomber tout en marchant. Lorsque je toucherai le sol le gage sera terminé : il pourra retourner lire, dessiner, polir ses mille fragments mais là il crie, et son cri meurt dans un rire tonitruant incontrôlable. Il me stabilise juste avant que je perde l’équilibre pour de bon, d’une paume sur chacune de mes chevilles, sans cesser de se marrer, il trottine. Il frissonne amplement, respire bruyamment. Je hume les nuages, jaunes jonquille. Notre organisme est face au monde extérieur, plongé en lui. Et nous, plongé en lui. Comme à l’intérieur d’une armure tiède. Il faut manger, voilà tout. Et qu’importe l’éternité, qui n’y changera rien. Il faut boire. Happer un bout de vent, pour le ramener avec soi. Et le relâcher ailleurs.

     Prendre soin de soi.
C’est important.
Cette armure, elle est tout ce qu’on a, elle et l’éternité.
Lyn et moi, on ira courir ailleurs.

     Je trouve curieux que des êtres aussi bourrus que les marins puissent naviguer une étendue aussi vaste que l’océan. Ils disent :

Entretiens bien ton navire.
Les restaurants sont à tous les étages au sommet de la pyramide sociale.

Hors ligne Rémi

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Re : Tiède armure
« Réponse #2 le: 05 novembre 2022 à 19:56:45 »
Salut Nacas :)
Je prends quelques minutes pendant le nano pour commencer ce texte qui me fait de l'oeil depuis un moment.

Allez, hop ! C'est parti !

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J’agis drôlement peu, ces derniers jours, c’est dommage je pense.

     Dans l’air grondant, un grand cri éructé d’une gorge aride, une palpitation silencieuse dans mon abdomen. C’est la fin de journée. La menthe que j’ai bue un peu plus tôt pour le goûter me verdit l’estomac. Je sens comme une pellicule sur cette table de terrasse, c’est peut-être le soir qui arrive, Lyn dit toujours que c’est le soir qui arrive ; comme si ce malheureux luron venait toujours. Qu’il viendra ! Que c’était sûr. En vérité il crie ça pour se rassurer, car il en a connu un qui n’est jamais venu, qui l’a laissé tout seul. J’aimerais qu’il n’ait pas besoin de moi pour se rassurer, Lyn.
chouette première phrase et on entre tout de suite dans ton univers dans ce paragraphe.
J'aime bien "Dans l’air grondant, un grand cri éructé d’une gorge aride, une palpitation silencieuse dans mon abdomen." ; je sais pas si la symétrie plus classique de "Dans l’air grondant, un grand cri éructé d’une gorge aride, dans mon abdomen une palpitation silencieuse." te déplairait, mais ce serait plus facile à appréhender (ou alors, un point virgule entre les deux propositions...). Mais tu veux peut-être pas que ce soit trop lisse.
Je suis pas sûr que qualifier le soir de "luron" soit nécessaire pour la métaphore.

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A part le sentiment de mort à hululer à la lune,
joli

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ricoche sur les écailles d’un volatile qui passait par là.
pourquoi pas "qui passe ?"

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N’empêche, Lyn a raison : le soleil s’échange d’un versant à l’autre de la chaîne de montagnes. Des nuages indolents à l’irisation cramoisie, aux ombres grises, surplombent la nappe déserte de la forêt qui se trempe de crépuscule. Les bases des pins petit à petit s’éteignent noyées dans le vague tandis que leurs cimes s’élongent de plus en plus haut. Les étoiles timidement reparaissent... le soir vient. Comme tous les soirs.
j'aime beaucoup (virgules autour de "noyées dans le vague" ?)

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Lyn de son côté, choisit par considération pour moi de manger de sa nourriture plus tiède qu’il ne l’apprécierait.
J'aurais pas mis le virgule après côté (ou alors en encadrant "de son côté") ; le "de" me semble de trop

J'ai bien ton perso qui pense trop et agit trop peu.

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Il rit. J’ai mal dans ma gorge.
dans la gorge ?

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Nous dormons sur un lit abandonné par une civilisation éteinte depuis longtemps. Même mal préservés, leurs lits sont confortables ; plus que les sièges rouillés de leurs terrasses.
c'est chouette

Les deux premiers paragraphes me semble d'un style plus déconcertant/originla que la suite.

Je repasserai, tes personnages me plaisent, l'enjeu absurde (?) de l'armure aussi et leur univers ne demande qu'à être parcouru.

à bientôt
Le paysage de mes jours semble se composer, comme les régions de montagne, de matériaux divers entassés pêle-mêle. J'y rencontre ma nature, déjà composite, formée en parties égales d'instinct et de culture. Çà et là, affleurent les granits de l'inévitable ; partout les éboulements du hasard. M.Your.

 


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