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Auteur Sujet: Un barrage contre l’Atlantique (Frédéric Begbeider)  (Lu 929 fois)

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Un barrage contre l’Atlantique (Frédéric Begbeider)
« le: 19 février 2022 à 05:01:11 »
Critique aisée n°225

Un barrage contre l’Atlantique
Frédéric Beigbeder
Grasset – 2022 – 263 pages – 20€

Ce livre, qui s'auto-qualifie de roman, n’en est pas un. Il a pour sous-titre « Un roman français, tome 2 » mais il n'en est pas la suite.
Allons bon ! Ça commence bien !

Un roman français (tome 1 ?) était un bon livre. Ce n’était pas un roman non plus, mais quand un récit est enlevé, fluide, souvent drôle et parfois touchant, on ne va pas faire la fine gueule et lui reprocher sa classification.

Mais Un barrage contre l’Atlantique n’est pas la suite d’Un roman français. Ce n’est pas un roman. C’est à peine un récit. Ce pourrait être un journal, dans le genre de celui de Jules Renard (que Jules me pardonne), ou un recueil d’aphorismes, de sentences, de pensées diverses, une mine d’exergues pour écrivains en mal de citations de la Bible ou de Shakespeare. Ce pourrait être un répertoire de noms de familles, de lieux et de vêtements branchés. Ce pourrait être enfin un témoignage de gratitude, un cadeau de remerciement, tel un carton de Saint-Émilion qu’on envoie au propriétaire de la maison qui vous a accueilli l’été dernier. Ce pourrait être tout ça, mais certainement pas un roman.

Bon ! Et alors ? Un écrivain n’est pas tenu à n’écrire que des romans et si on devait absolument classer le barrage dans une autre catégorie littéraire, ce serait le récit. Mais le barrage est un récit plein d’analepses et de prolepses ­(termes français mais considérés comme pédants et signifiant e réalité flashback et flashforward), d’incises, de considérations générales sur la vie et la mort, la mer et les marées, les phrases et l’écriture, l’amour et la masturbation..., tout ceci faisant que l’on a du mal à le considérer comme un récit.

Un barrage contre l’Atlantique est un objet littéraire inclassable, inclassable parce qu’hétérogène, hétérogène dans la forme comme dans le fond.

Pour ce qui est de la forme, le plus remarquable, je veux dire ce que l’on remarque le plus dans les Livres I et II (les trois-quarts de cet étrange objet littéraire) c’est un découpage très particulier. Chaque phrase est séparée de la précédente et de la suivante par l’équivalent de deux lignes vierges. Au début c’est surprenant, cela donne plus importance à chaque phrase, ça lui apporte une sorte de solennité. Mais rapidement, cette coquetterie devient agaçante, tant beaucoup de phrases, qui ne méritent pas une telle mise en valeur, en deviennent pompeuses. On y reviendra.
Au livre III (un cinquième du volume), l’auteur ne sépare plus ses phrases que par une seule ligne vierge et au Livre IV, la ligne vierge disparait au profit d’un simple retour à la ligne. Comme on ne tarde pas à s’apercevoir que, malgré ces modifications de composition, le style ne change pas, on se demande quel était l’intérêt des lignes blanches des deux premiers livres.

Pour ce qui est du  fond, le barrage a pour prétexte et leitmotiv les milliers de tonnes que Benoit Bartherotte déverse devant chez lui depuis vingt ou trente ans pour empêcher la marée descendante d’emporter dans l’Atlantique la pointe sablonneuse du Cap-Ferret dont il possède une bonne partie. De là découlent quelques considérations de l’auteur sur la condition humaine en passant par le mythe de Sisyphe ou le tonneau des Danaïdes. Mais le véritable sujet, ce sont les souvenirs de Frédéric Beigbeder, son enfance bourgeoise et perturbée d’enfant de divorcés, son adolescence complexée, sa jeunesse débridée, son entrée dans le monde orgiaque, et sa rédemption grâce à une femme. Ce pourrait être un Je me souviens à la Perec. Après tout pourquoi pas ? Mais sur près de 300 pages, je me souviens, c’est lassant.

Comme je l’ai dit plus haut, ces Je me souviens sont entrecoupés de sentences. L’auteur, qui met en exergue de son livre une citation de Jules Renard : « l’idée n’est rien ; sans la phrase, je vais me coucher », ne cache pas son désir de faire des phrases. C’est d’ailleurs le titre du livre I : Phrases.
Il y a du bon en elles, parfois même du joli, mais pas mal de banal et parfois de creux. Je laisse votre gout choisir dans quelle catégorie les sentences qui suivent peuvent se classer :

Isolée sur la page, ma phrase crane comme un mannequin dans une vitrine.

Ce sont des phrases sans gravité, des silex gonflés à l’hélium.

Toute phrase est une fenêtre sur le monde.

L’avantage d’être né dans un milieu bourgeois est notre capacité à transformer tout drame passionnel en pièce de Feydeau.

Ma chevelure au vent est celle d’un vieux jeune, une parodie de nouveau romantique.

Une société qui interdit aux gens de se serrer la main ou de s’embrasser mérite sa disparition.

Les filles du Cap-Ferret ont les dents blanches telles les dragées de leur futur mariage.

L’idée est simple : pour sauver les phrases, il faut peut-être sacrifier le roman.


Mais ce qui est déroutant avec Beigbeder, c’est qu’il est quand même conscient du caractère artificiel de son procédé :

Ce stratagème permet aussi d’augmenter la pagination de ce livre.

Certaines phrases se surestiment : elles se prennent pour des maximes, comme nune instagrammeuse se prend pour une star.

Le côté artificiel de l’espacement apparait nettement, par exemple  quand Beigbeder raconte une petite anecdote de cette façon :

J’avais vingt ans et le téléphone portable n’avait pas encore été inventé.

Tous mes amis étaient injoignables

Partout dans Paris des sonneries résonnaient dans des salons vides.

On s’écrivait des lettres puis on attendait à la terrasse d’un café une jeune fille qui n’arrivait jamais.

C’était horrible sur le moment ; c’est merveilleux d’y repenser aujourd’hui.


Personnellement, je ne pense pas  qu’on y perde beaucoup si on présente ça comme ça :

J’avais vingt ans et le téléphone portable n’avait pas encore été inventé.
Tous mes amis étaient injoignables
Partout dans Paris des sonneries résonnaient dans des salons vides.
On s’écrivait des lettres puis on attendait à la terrasse d’un café une jeune fille qui n’arrivait jamais.
C’était horrible sur le moment ; c’est merveilleux d’y repenser aujourd’hui.


Ou même comme ça :

J’avais vingt ans et le téléphone portable n’avait pas encore été inventé. Tous mes amis étaient injoignables Partout dans Paris des sonneries résonnaient dans des salons vides.
On s’écrivait des lettres puis on attendait à la terrasse d’un café une jeune fille qui n’arrivait jamais. C’était horrible sur le moment ; c’est merveilleux d’y repenser aujourd’hui.


Le plus déplaisant dans le barrage, c’est quand l’auteur se laisse aller à raconter des frasques qui n’ont d’intérêt que pour ceux qui y ont participé, et encore !

Je pense à cet été où j’ai garé ma Mini Austin dans le salon d’une maison à Saint Tropez

On se lançait des défis : « cap ou pas cap de traverser la Maison du Caviar à poil », « cap ou pas cap d’imiter la Statue de la Liberté, sans bouger, debout sur le bar », « cap ou pas cap de rouler des pelles à toute cette table », « cap ou pas cap de boire cinq shots de tequila d’affilée ».

Pourtant, le personnage de Frédéric Beigbeder m’est sympathique depuis longtemps. J’aime ses critiques littéraires et cinématographiques, j’aime son côté dandy complexé, sa distance par rapport à sa vie, son humour, son autodérision, son style. Je dirais même que le barrage a quelque chose de touchant par sa sincérité et sa naïveté. Mais franchement, ce n’est pas un roman. C’est une suite de souvenirs sans grand intérêt et de pensées souvent banales parsemées de jolies petites perles de nostalgie.

Pour pouvoir en faire une critique honnête, je m’étais promis d’aller jusqu’au bout du bouquin, mais je l’ai laissé tomber 20 pages avant la fin.
« Modifié: 19 février 2022 à 05:04:17 par Champdefaye »

 


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