Lorsque mon grand-oncle vit la mer pour la première fois, il l’embrassa du regard puis fit dépité cette remarque étonnante : « A quoi ça sert tout ça ? », laissant entendre qu’il était dommage qu’il n’y eût à la place des champs de pommes de terre ou de betteraves. Il aurait sans doute été vain d’évoquer devant lui les charmes mystérieux du grand large, le pouvoir ensorceleur des tempêtes, le brave homme portant sur toutes choses un regard pragmatique. La phrase, elle, demeura dans le patrimoine immatériel de la famille. J’ose penser que l’on n’eut pas la cruauté de jeter ses cendres à la mer, l’âme de mon cher oncle en aurait été, je suppose, meurtrie à tout jamais.
Autre phrase qui resta dans notre mémoire à tous fut celle prononcée par ma sœur ( elle devait avoir une quinzaine d’années ) dans une épicerie de quartier : « Je suis t- avec eux » eut-elle le malheur de répondre à la commerçante qui la croyant seule l’interrogeait sur ce qu’elle désirait. On en fit des gorges chaudes. Une telle liaison était une aubaine pour le divertissement familial. Ma sœur eut bien du mal à s’en remettre d’autant qu’on ne manquait de lui rappeler à maintes occasions cette faute assassine et ses couleurs d’écrevisse qui l’avait accompagnée. On ne se montrait pas toujours très tendre dans notre famille…
Une autre phrase de notre patrimoine fut celle que j’écrivis lors d’une composition française ayant pour sujet la profession de nos chers parents. Etant droguistes, il me paraissait tout naturel qu’ils vendent de la drogue et bien sûr de l’écrire. Le professeur s’en amusa et j’eus la naïveté de rapporter l’incident à mes parents. On se moqua de moi comme il se doit mais moins cruellement qu’il n’avait été fait pour ma sœur. La méprise au vrai ne manquait pas de charme.
Une autre expression fréquemment employée et qui me concernait généralement était celle-ci : « Dans la vie il faut savoir défendre son bifteck » Moi le timoré, le timide, l’effacé, je me voyais mal arcbouté sur mon morceau de bidoche en lutte avec un être impitoyable et grimaçant les dents farouchement plantées à l’autre bout. Plus porté sur le végétal j’aurais préféré que l’on m’encourage à défendre ma feuille de chou ou ma carotte, mais l’expression, c’est évident n’aurait pas eu la même force…
Que de fois aussi les ai-je entendu dire sur un ton admiratif « Un tel est un gros travailleur. » Même s’il n’y avait pas d’allusion directe à mon égard, je ne pouvais m’empêcher de me sentir quelque peu coupable. Moi qui n’étais pas et ne serai jamais « un gros travailleur ». Et pourquoi donc l’aurais-je été ? Pour leur ressembler ? Non merci. Je préférais rêver de vagabondage, accordant ma sympathie aux clochards, aux marginaux de toutes espèces… Comme j’aurais préféré qu’ils admirent plutôt « les gros rêveurs » mais soit, c’était ainsi…
Plus curieusement, on vénérait aussi « les gros mangeurs », mais à mieux y regarder ça ne manquait pas de logique puisque c’était évidemment ceux-là qui avaient su défendre efficacement leur bifteck…!