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18 avril 2024 à 20:18:09
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Auteur Sujet: Bloody Mary  (Lu 1386 fois)

Hors ligne Paloma

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Bloody Mary
« le: 19 avril 2021 à 08:34:49 »
Merci pour vos critiques, l'idée est que je puisse m'améliorer. :) Je précise tout de même : merci de rester correct dans les commentaires.

Je l’ai vu, son regard, entre deux battements de cils. Deux mouvements de paupières et le masque revenait à la normale, affichant une mine de circonstances – réjouie par sa victoire et faignant un intérêt pour celle des autres. Pourtant, les émotions qu’il venait d’enfouir en un quart de seconde ne m’avaient pas échappée : il avait perdu et il en était dépité. Plus précisément, je lui avais volé la vedette, moi, la petite chose insignifiante qu’il devait considérer depuis le premier jour comme la dernière des idiotes. Moi, l’être rempli de doutes existentiels, celle qui parfois s'excusait d’exister, et qui toutefois, recevait ce jour-là des félicitations de toutes part.
J’étais majore. Et lui deuxième.

Nous étions un groupe de cinq étudiants, tous de la même promotion, en train de faire la queue dans le snack le plus proche de la faculté de médecine, lorsque l’un d’entre nous s’était exclamé, sans lever les yeux de son portable, que les résultats du premier semestre du concours PACES venaient de sortir avec 24h d’avance. Une rumeur exaltée avait suivi cette annonce. Expressions stupéfaites, mouvements fébriles sur les écrans tactiles, lèvres mordues d’angoisse, mains tremblantes, fronts imbibés de sueur. 24h d’avance, c’est beaucoup, surtout quand il est midi et que l’on s’attend juste à manger un sandwich sous les effluves chaleureuses de l’huile de friture venant de la cuisine. Nous n’étions absolument pas prêts pour encaisser le coup.
Figée, j’observai un instant mes camarades penchés sur leurs téléphones, oubliant la file d’attente qui se raccourcissait devant eux. Dans l’unique pièce de l’établissement se trouvaient plusieurs étudiants de la même années, qui au fur et à mesure que la nouvelle se répandait comme une traînée de poudre, abandonnaient aussitôt panini et pizza pour s’abîmer dans la recherche de la fameuse liste. Cette liste sur laquelle figuraient plus de mille personnes, chacune affectée à un chiffre, un classement qui déterminerait si un jour ils pourraient devenir médecin, sage-femme, kinésithérapeutes, dentistes ou encore pharmaciens.

Quelqu’un pleura – je n’osai chercher qui. Dans mon groupe, un des garçons annonçait dans un souffle qu’il était dans le numerus clausus. Le visage d’un autre se figea, avant de se liquéfier, et c’est uniquement parce qu’il savait que nous saurions tous, à un moment ou à un autre, qu’il nous lâcha d’une voix faible qu’il était parmi les derniers.
Octave, lui, n’avait jamais semblé douter de sa réussite. Grand, toujours guindé et vêtu avec classe, il avait toujours fait savoir, en ce premier semestre, que ses facilités le mèneraient loin. Il était indéniablement intelligent, une machine à apprendre, et le pire, c’est qu’il en était parfaitement conscient, ce qui probablement expliquait ce savant mélange d’assurance pompeuse, d’humour fin et de vantardise qui le caractérisait.  Il m’arrivait de me demander si cette personne si bouffie de réussite pouvait parfois douter d’elle ; en tout cas, rien dans son attitude ne le laissait croire. Aussi, ce fut avec tout le naturel du monde qu’il déclara, un sourire triomphant sur les lèvres, qu’il était deuxième.

Je le félicitai à mi-voix, encore prise dans ma torpeur, tandis que les autres l’ovationnaient sans se soucier de la moindre discrétion. La femme rondelette qui tenait le comptoir jeta un regard circonspect à mon groupe, l’air réprobateur, mais ne fit aucune remarque. Ce fut à ce moment-là que quelqu’un – je ne me rappelle plus qui – me demanda mon classement, m’arrachant à ma transe. D’une main, j’acceptai le portable qu’on me tendait, et j’entrepris de chercher mon nom. Une partie de moi à cet instant voulait ne pas savoir, reculer l’échéance à son maximum par peur de ce qui pourrait être révélé ; l’autre ne souhaitait qu’être soulagée de cette appréhension insupportable qui n’avait fait qu’empirer à mesure que la date de publication des résultats approchait. Quand enfin mon nom apparut sur l’écran, ma voix jaillit malgré moi d’entre mes lèvres, tandis que mon cerveau refusait d’admettre ce qu’il voyait.

- Première… murmurai-je d’une voix si faible que seule la moitié de mon groupe l’entendit, tandis qu’Octave et un autre garçon poursuivaient leur conversation, inconscients de ce qu’il se passait.
- Première ? Putain ! Championne ! s’écria un de mes amis, celui qui était dans le numerus clausus.

Celui qui était dans les derniers me regarda sans rien dire – la rougeur de ses yeux trahissait ses efforts pour contenir ses larmes.
Je jetai un nouveau regard au chiffre à côté de mon nom, et peu à peu, l’incrédulité laissa place à un tel flot d’émotions contrastées qu’un instant, je crus éclater en sanglots. Remarquant alors l’attention qui s’était portée sur moi, Octave se tourna dans ma direction et demanda dans quel rang j’étais. Je lui répondis dans un souffle.

- Quoi ?!

Ce fut une seconde, un cri, un éclat dans son regard, puis il se reprit. Les autres ne remarquèrent rien, associant sans doute sa réaction à la surprise ; pourtant, je l’avais vue, ce mélange de surprise et de rage. Même après, quand ses traits revinrent à la normale après ce court instant de laisser-aller, je perçus au fond de ses iris un profond dépit. Lui qui, une semaine avant le concours, m’avait rabaissée pour lui avoir demandé une information sur un cours, lui qui, je le savais, me croyait stupide, je l’avais battu, sans l’avoir cherché.
J’ignorai, à cet instant, que cette victoire marquerait le début de la guerre.
Ces résultats prématurés ouvrirent la voie au second semestre, qui s’achèverait sur de nouvelles épreuves et un classement final. Ce qui changeait par rapport au précédent, outre les matières, c’était que déjà, un chiffre nous collait à la peau. Les derniers abandonnaient, ou se battaient dans l’espoir de redoubler voire de tripler ; d’autres revoyaient leurs objectifs, visant les métiers les moins demandés comme sage-femme ou pharmacien. Et enfin, ceux qui avaient la chance de figurer dans le numerus clausus s’échinaient pour y rester.
Selon la catégorie à laquelle on appartenait, notre statut changeait, et forcément le regard des autres suivait. Lorsque je vins récupérer mon relevé de note dans un bureau de l’administration, la secrétaire qui avait affiché une mine sévère à l’étudiant avant moi, m’accueillit avec un large sourire. Un garçon qui jusque-là ne m’avait adressé la parole qu’avec parcimonie, se comporta soudain comme si nous étions les meilleurs amis du monde, me proposant même de travailler ensemble à la bibliothèque. Mon image d’étudiante bizarre et insignifiante fut balayée par une aura d’intelligence que je m’attendais à voir se fissurer d’un jour à l’autre.

Car les jours eurent beau passer, les épanchements de joie de mes proches se succéder et les félicitations jaillir de toute part, une voix dans ma tête persistait à dire que tout cela n’était pas possible, et que bientôt, la faculté me passerait un coup de fil pour m’annoncer qu’une erreur était survenue dans le classement.
Cela, je crois, Octave le comprit. Peut-être le lut-il dans mon expression, comme j’avais pu lire dans la sienne la déception et le dégoût d’une demi-victoire. A moins que ce qu’il savait de ma personnalité lui imposât cette idée comme une évidence. Il est possible aussi que, voulant tester mes limites, il les découvrit suffisamment fragiles pour s’aventurer au-delà. Je ne le saurai jamais.
J’ai d’autant moins de recul sur la situation qu’elle s’insinua avec la lenteur et la sournoiserie suffisante pour que je ne la visse pas arriver. Nous faisions partie du même groupe d’amis à la faculté, ce qui induisait une proximité que je ne questionnais pas. Par ailleurs, nous empruntions le même chemin pour rentrer chez nous, le hasard nous ayant fait habiter dans des appartement se faisant pratiquement face, séparés uniquement par la route. Lors du premier semestre, nos discussions étaient rares, souvent marquée d’une certaine condescendance de sa part que je tolérais le temps du trajet, cette attitude étant fréquente chez lui et pas exclusivement destinée à ma personne.

Presqu’un mois s’était écoulé depuis le début du semestre lorsque je compris que quelque chose n’allait pas. Nos conversations sur le chemin du retour me laissaient épuisée et d’humeur maussade, comme si ces quelques minutes d’échange avaient le pouvoir de drainer toute sensation agréable de mon corps, selon un mécanisme savamment étudié pour s’intensifier ou s’atténuer quand il le fallait. Je voulus croire au départ que ma perception était fautive, que peut-être étais-je trop susceptible.
Pourtant, ce qu’Octave me disait face-à-face ne ressortait jamais devant d’autres connaissances… Ce fut cela qui me convainquis que ce qu’il se passait n’était pas normal.
Avant tout, il me répétait régulièrement que j’étais bête, sous n’importe quel prétexte. Au décours d’un débat, à l’issus d’une blague, pour aucune raison parfois. Ce mot revenait sans cesse. Il aimait aussi substituer mon prénom – Agathe – par un autre qu’il avait choisi – Maurice. Je détestais cela : pour moi, c’était prendre le contrôle de ce qui me désignait, et par extension, effacer qui j’étais pour le remplacer par ce qu’il souhaitait.
D’autres fois, il justifiait mon classement par la chance, la facilité des épreuves, ou encore mon travail disproportionné.  Il alla jusqu’à dire qu’en tant que femme, je ne pourrais jamais réussir aussi bien que lui – entre nous, je ne pense pas qu’il le croyait tant que ça, mais quand on cherche à intimider, n’importe quelle arme peut faire l’affaire.

- Tu sais Agathe, j’aurais pu majorer, si j’avais plus travaillé, me dit-il un jour avec aplomb alors que nous sortions de la faculté. Les derniers jours avant le concours, je n’ai pratiquement rien fait. C’était con. J’ai perdu des points faciles.
- Tu ne m’avais pas dit juste la veille du concours que tu venais d’arrêter de travailler ? avais-je répliqué. Ça ne donne pas l’impression que tu n’aies rien foutu durant les derniers jours de révision.

Il me répondit par un silence appuyé qui, sur l’instant, me donna une impression de victoire. Mes répliques étaient rarement plus virulentes. Je n’avais jamais eu de facilités à me défendre contre une attaque verbale, aussi révoltante qu’elle pusse me paraître. C’était comme si les mots montaient du creux de ma poitrine pour rester bloqués à l’orée de ma gorge, incapables de sortir. Par ailleurs, je pense qu’une part de mon être tendait à croire ce qu’Octave disait. Que j’étais une imposture, une erreur dans le système, amenée au point où elle était uniquement par la chance… Et surtout, le contraste entre son comportement lorsque nous étions avec des amis, qui se révélait aussi normal que possible, et celui qu’il me réservait quand nous étions seuls me déstabilisait.
Toutefois, je n’étais pas la seule personne à qui Octave voulait renvoyer cette image confiante. Sur les réseaux sociaux, il se complaisait à mettre en avant les moments où il ne travaillait pas : ses siestes post-prandiales, ses sorties au restaurant ou au cinéma, les moments passés sur sa playstation. Non content d’avoir pleinement conscience de son intelligence, il s’obstinait à partager avec son entourage l’ampleur de son génie, ainsi que le peu de travail que ses brillants résultats exigeaient de sa part. Cela en agaça plus d’un, et en découragea certainement d’autres.

Les choses se poursuivirent ainsi jusqu’à la seconde partie du concours. Mon travail demeurait le même qu’au premier semestre, mais mon moral déjà entamé en début d’année, déclinait à vitesse grand V. Réviser dix heures par jour, comme l’exigeait le programme colossal qui nous était imposé, me vidait, comme si chaque nouvelle connaissance m’ôtait une part de moi-même La fatigue mêlée à l’anxiété m’oppressait, et plus la date d’échéance approchait, plus je doutais. Si bien qu’arrivée le jour des épreuves, je n’avais plus qu’une envie : que tout ceci s’arrêtât.
Nous passâmes le concours dans une immense salle, ou plutôt une sorte de hangar bétonné où étaient alignées des centaines de tables et de chaises. J’obéissais à toutes les directives – se lever avant et après chaque épreuve, ne parler à personne, ne pas toucher notre copie sans autorisation – et cochai les cases presque sans réfléchir, tant mon cerveau s’était préparé durant les précédents mois à traiter de façon automatique les questions posées. Je remarquais à peine les pigeons qui s’envolaient d’un coin à l’autre du bâtiment – comment étaient-il entrés là, je ne le savais pas.
Le second classement sortit cette fois à la date prévue. Le cœur battant la chamade, j’ouvris le document pdf consacré aux personnes admises en médecine : comme au premier semestre, j’étais restée majore et Octave second. La plupart de mes amis, en revanche, n’étaient pas dans le numerus clausus.
Plus tard, ce jour-là, je reçus un message d’Octave :

« Ecoute… Félicitations. Tu t’es bien débrouillée. »

Je ne voyais pas son visage, pourtant je sentais dans ces quelques mots un dépit qu’il ne pouvait cacher. Je compris qu’il admettait sa défaite, et par le même temps confirmait que jusque-là, j’avais été son adversaire. Devenir médecin, aussi prestigieux que fût ce parcours, ne lui suffisait pas. Il lui fallait être le meilleur.
A partir de ce jour, je pris mes distances.
L’accès en deuxième année de médecine se révéla plus amer que les efforts fournis l’eussent laissé croire. La plupart de mes amis avaient fait le choix de redoubler ou de tripler, et la seule personne que je connaissais réellement dans ma nouvelle promotion était Octave. Ce n’était pas en soi un problème, puisque la rentrée était marquée par une intégration de plus d’un mois, censée nous aider à nouer des amitiés. Je vins aux premières soirées.

Une soirée en médecine consiste en peu de choses : de l’alcool à volonté, une boîte de nuit suffisamment téméraire pour laisser plusieurs dizaines d’étudiants ivres mort se déchaîner dans leurs locaux, et suffisamment d’enceintes pour que la musique en devienne palpable. Si je voulus au départ me prendre au jeu, je ne compris jamais le lien qui se formait entre ces jeunes adultes bourrés jusqu’à l’os. Non que ce fût eux le problème – enfin, je ne pense pas. Je me sentais comme enfermée dans une cage de verre, observant mon environnement mais incapable d’établir la moindre connexion. Les amitiés se formaient et se déformaient avec une facilité déconcertante, les drames amoureux se succédaient et les délires induits par l’alcool menaient les individus vers des extrémités que la sobriété n’aurait jamais rendue possibles.
Une pratique que mes proches hors médecine trouvèrent particulièrement choquante consistait à boire un certain nombre de verres d’alcool dilué afin d’acheter quelque chose – un pull, un pins, n’importe quoi. Une fois que l’on atteignait sa limite, il fallait enfoncer ses doigts au fond de sa gorge afin de stimuler l’uvule, le petit renflement de muqueuse situé entre les deux amygdales et dont le rôle était de réguler le réflexe nauséeux. Ceci expliquait les quantités non négligeables de vomis sur le sol de la boîte de nuit.
Certains soirs, je me laissais embrasser. Le plus souvent, il s’agissait de garçons que je connaissais à peine, et avec qui mes liens se limiteraient à ces vains échanges de baisers, suivis parfois d’une nuit dans un appartement inconnu dont je sortais plus vide que jamais.

A ce niveau-là, je ne pouvais blâmer ces étudiants avinés, dont l’unique but était de se purger. Se purger de l’année entière où ils étaient assis sur une chaise à apprendre docilement une succession d’informations inutiles qu’ils devraient recracher durant les quelques heures d’épreuve avec la vitesse d’un ordinateur, les stages où ils n’étaient guère mieux traités que des plantes vertes, la souffrance des patients qui défilaient de jour en jour, le salaire de l’hôpital qui couvrait à peine le quart d’un loyer, les dizaines de livres à acheter, les frais de prépa, leur jeunesse à laquelle ils renonçaient si souvent, la passion de la médecine si vite effacée par la dure réalité…
D’aucuns prétendraient que ces soirées arrosées d’alcool tenaient de l’autodestruction. Et pour dire la vérité… Je crois qu’ils n’auraient pas tort.
Était-ce si surprenant cependant ? Quand la vie s’échappe, que tout n’est que lutte et difficultés, que reste-t-il sinon l’attaque envers soi pour se persuader un tant soit peu que l’on détient encore le contrôle ?

Pourtant, j’avais beau boire jusqu’au coma, m’abandonner aux bras de n’importe qui, je me sentais toujours glisser. J’avais beau obtenir tout ce que je voulais – l’opportunité d’un métier de rêve, un classement prestigieux – le prix à payer me semblait impossible à supporter. J’étais une coquille vide, une enveloppe sans âme, une dépouille écorchée. Une faim constante, sans but, me griffait constamment les entrailles, me poussant vers des réconforts qui n’en étaient pas.
Les cours de deuxième année commencèrent, et les mois se succédant, je me détachais de cet univers carabin dans lequel je m’asphyxiais. Je recommençais à sortir hors de ce carcan, à fréquenter les restaurants, les bars, les cinémas, les parcs, les bibliothèques. Je rencontrais de nouvelles personnes, qui ne connaissaient pas mon univers, qui n’y comprenaient rien mais parfois cherchaient à comprendre. Je m’ouvrais à tout ce qui depuis le début de mes études m’avait manqué. Je savourais le simple fait de s’assoir dehors et de laisser le temps passer, par plaisir de savoir que rien ne pressait. Je découvrais des livres, des films, je lisais les journaux, j’échangeais mes impressions auprès d’interlocuteurs que parfois je ne revoyais jamais.
Je réémergeais. Même s’il m’arrivait de rechuter, même si je savais qu’il me restait encore des années de galères au sein de ces études, je revivais.
Et mon âme, coupée ras par cette année avilissante, germait, poussait, se déployait. Je me sentais de nouveau entière. Plus besoin de la présence d’un autre pour panser la solitude ou le vide intérieur. Seule ou accompagnée, j’apprenais à m’aimer, à m’estimer. Ce classement qui m’avait jusque-là semblé irréel, prenait son sens à mesure que je prenais conscience des heures, des jours, des mois passés assise sur une chaise, les yeux rivés sur mes cours, étrangère à toute distraction. J’entamais le début de ma troisième année quand j’admis pour la première fois que je méritais mon statut de majore.

Avec cela, je pus renouer avec le microcosme de la faculté. Je tissais des liens amicaux, ténus au départ mais qui se renforcèrent avec le temps. Je flirtais par plaisir et non par désespoir de chaleur humaine. J’osais parler, dire mon avis, faire chier parfois.
J’avais eu peu de contacts avec Octave depuis notre accession officielle aux études médicales. Nous n’étions pas dans les mêmes groupes de stages ou de TP, ni dans les mêmes associations étudiantes, et je m’évertuais à l’éviter et à ignorer ses messages clairsemés. Il traînait avec de nouvelles personnes, un groupe presque exclusivement masculin, qui s’appliquait à se faire entendre et remarquer plus que n’importe qui. Auprès de l’ensemble de notre promotion, et des autres également, il possédait l’aura la plus dorée possible, celle d’un jeune homme aux mille talents, prodigue de sa science, manquant d’humilité certes mais compensant sa vantardise par un panache sans égal. Il était, je le savais, intouchable, et c’est pourquoi je renonçais rapidement à expliquer pourquoi nous ne nous apprécions guère – personne ne me croirait, et de toute manière l’esprit de compétition était si ancré dans nos modes de pensée que son comportement risquait peu de choquer. 
Les choses se corsèrent lorsque nous commençâmes l’externat. Cette période, répartit sur trois ans, est un tournant pour tout étudiant en médecine. Le matin, on est en stage à l’hôpital, tandis que l’après-midi, on révise un nouveau concours, celui de l’internat, dont le programme est étalé sur plus d’une trentaine d’ouvrages comprenant entre 200 et 900 pages selon les matières. Et une à trois soirée par semaine, des conférences classées reprennent des notions à connaître. Par ailleurs, un tableau de gardes aux urgences doit être rempli sur l’année entière, y compris en périodes d’examen.
Le rythme, forcément, s’intensifia. Beaucoup de gens – n’ayant jamais effectué ce cursus – prétendent que la première année de médecine est la plus difficile, que le reste vient facilement une fois ce baptême du feu effectué. Comme ils se trompent… Il n’est pas rare d’entendre parler durant cette période d’étudiants sous antidépresseurs, voire sous amphétamines.

J’eus peur de me noyer comme je l’avais fait autrefois, toutefois, sans doute parce que j’avais compris où était mon équilibre, je sus avancer au cours de ces trois années avec un semblant de bien-être. J’étais frustrée certes, car le temps était toujours compté : n’importe quelle activité se pratiquait au compte-goutte, minutieusement organisée autour des révisions et des obligations de l’hôpital. Cependant, un peu est toujours mieux que rien.
En parlant de nos stages, j’ai dit plus haut que nous n’étions guère mieux traités que des plantes vertes : ce n’est pas une exagération. Changeant de service tous les deux mois, les externes basculent facilement dans l’anonymat le plus total. Pourquoi s’embarrasser de retenir le nom d’une personne que l’on ne reverra plus dans quelques semaines ? Pour peu que l’on remarque notre présence, notre nom demeure le même : « l’externe ». A seulement deux reprises, sur l’ensemble de mon parcours, on s’adressa à moi sous le nom d’Agathe. Plusieurs fois, on écorcha mon prénom.
Un autre aspect que je trouvai d’emblée détestable, c’était que l’externe se voyait rapidement attribuer les tâches dont personne ne voulait. L’incontournable étant l’ECG, suivi de près par le toucher rectal…
Pour ce statut, nous touchions un salaire oscillant entre 100 et 220 euros par mois.

Je dis que je sus garder un équilibre, et ce fut vrai la majorité du temps. Cependant, plus d’une fois il m’arriva de songer à arrêter, partir dans un autre cursus, en psychologie peut-être. Comme ce jour où un médecin – le chef du service où j’étais en stage – m’humilia devant toute l’équipe après que j’eusse présenté un patient.
Ce médecin en question avait l’habitude, chaque vendredi, de faire la visite en interrogeant les externes sur les malades du service ; et quoi qu’on pût dire, la matinée s’achevait toujours par la conclusion que nous étions les pires étudiants qu’il n’eût jamais connu.
Néanmoins, ces événements étaient toujours contrebalancés par tout ce que mes études avaient de merveilleux : les connaissances que j’accumulais chaque jour, les gardes où je devenais de plus en plus confiante à mesure que  les notions de cours se rejoignaient dans mon esprit, les quelques félicitations que je pouvais recevoir de mes chefs, les sourires qui au final étiraient les lèvres de mes patients après une prise en charge…

La sixième année – celle du concours – arriva plus vite que je l’eusse cru. Il était tacitement admis que les étudiants arrivés à ce stade pouvait moins venir en stage, afin de pouvoir travailler le programme astronomique sur lequel ils seraient évalués. La plupart du temps, je venais une à deux matinée par semaine dans les services où j’étais assignée, et le reste du temps, j’étais assise à mon bureau, comme lors de la première année, penchée sur mes bouquins. Le stress s’amplifiait de jour en jours, les loisirs se raréfiaient, et de moins en moins je parvenais à m’intéresser à ce que je voyais à l’hôpital, tant j’avais conscience de la quantité que je ne maîtrisais pas.
Vers le milieu de l’année, j’échouai pour la première fois en neurochirurgie, sans l’avoir vraiment prévu à la base – le service que je visais pour ce stage avait été particulièrement prisé, et au moment des choix, j’avais dû me rabattre sur mes plans de secours. Heureux ou malheureux hasard, j’aurais du mal à trancher. La découverte de cette spécialité engendra une passion sans borne, un véritable coup de foudre que les mines exténuées des médecins ne parvinrent pas à atténuer. Je venais pratiquement tous les matins pour assister à au moins une opération, et chacune me confortait d’avantage dans l’idée que j’avais trouvé ma voie : je voulais devenir neurochirurgienne.
Cette certitude me remplissait d’autant plus de joie que jusque-là, aucune spécialité ne m’avait particulièrement touchée. La plupart m’avait intéressée, intriguée même, mais pas convaincue.
Une seule chose venait ombrager le tableau : Octave était mon co-externe. Les premiers jours, nous nous ignorâmes, échangeant péniblement un regard en coin, guettant ce que l’autre faisait comme deux animaux d’une espèce différente se surveillant à la recherche du moindre signe d’hostilité. Je finis par croire que nous en resterions là, que nous passerions le reste du stage à distance l’un de l’autre, sans interaction.
Toutefois, un matin, alors que nous attendions nos internes dans un des bureaux du service, Octave commença à parler. Des banalités, des questions sur les révisions, des remarques sur l’année qui filait à grande vitesse… Je me tendais comme un arc, lui répondant du bout des lèvres, sans rebondir sur ses propos. Lui tâtait le terrain, cherchant jusqu’où il pouvait aller sans risque, tandis que moi, je montais la garde.

-   Tu en es où du programme actuellement, risqua-t-il, d’une voix qui se voulait nonchalante.
-   A la phase désespoir, répliquai-je.
Je faisais référence aux cinq phases du deuil décrites par Kubler-Ross, que nous avions étudiées en première année. Octave sourit.
-   Faut pas exagérer non plus.
-   Je plaisantais, répliquai-je, sans lui retourner son sourire. Je révise, il y a des jours avec, et des jours sans. J’ai hâte que ça se termine, qu’on puisse vraiment soigner des patients.
-   Sûr…
Il y eut une lueur étrange dans son regard, qui me rappela l’expression qu’il avait eu dans le snack, le jour de la sortie des résultats.
-   Qu’est-ce que tu vises, toi ? demanda-t-il.
-   La survie peut-être…
-   C’est déjà pas mal tu me diras.
-   Je trouve aussi.

Je sortis mon portable de ma poche, faisant mine de regarder mes messages. Cela ne le découragea pas à continuer :
-   Mais sérieusement, qu’est-ce que tu veux faire ? Comme spécialité ?
Par défit, par envie de paraître confiante, ou tout simplement poussée par l’irritation qui me gagnait de plus en plus, je levai les yeux de l’écran tactile et répondis :
-   En fait… Pour tout te dire, je songe à devenir neurochirurgienne.
Il y eut un silence.
-   Faut un bon classement pour ça, finit par murmurer Octave.
-   Je pense en être capable.
-   Mouais, bon, tu t’es déjà échinée comme une malade en première année, là le programme est dix fois pire… Tes limites étaient déjà bien à l’épreuve à l’époque, là maintenant je n’imagine même pas ce que ça doit être pour toi.

Je restai un instant immobile, estomaquée, les yeux sans doute beaucoup trop écarquillés pour prétendre que ces mots ne m’atteignaient pas. Mille reparties se bousculaient dans ma tête, mais comme en première année, aucune ne parvenait à sortir. Je finis par baisser de nouveau les yeux sur mon portable, tentant d’ignorer la sensation de souillure qui ne me quittais désormais plus. Sous son masque de marbre, Octave jubilait. Il aurait pu en rester là, la victoire était déjà sienne. Mais il n’en avait pas fini.

-   Par ailleurs, reprit-il, affectant un air soucieux, demande à nos internes, mais tous te déconseilleront de devenir neurochir… Ce n’est pas un métier compatible avec une vie de famille.
« Ne réponds pas, martelait mon esprit. Ne réponds pas, ne répond p… »
-   Plusieurs chefs ont des enfants, murmurai-je sans le regarder.
-   Ce sont des mecs.

Au moment où j’ouvrai la bouche pour protester, les éclats de voix des internes retentirent depuis le couloir et quelques secondes plus tard, ces derniers firent irruption dans le bureau. Parmi eux, une seule femme. Les cernes sous ses yeux étaient accentuées par le noir de son mascara, et ses manières se confondaient avec celles de ses collègues, pourtant, alors que je l’observais depuis ma place, je pris conscience qu’elle faisait tâche au milieu de cette congrégation masculine, que sa présence était encore en probation, et qu’elle le serait toujours, plus ou moins.
Une femme chirurgienne est une aberration pour de nombreux médecins. Alors que les jeunes promotions comptent dans leurs rangs plus de filles que de garçons, leur nombre au bloc opératoire demeure à ce jour minoritaire, et leur place n’est jamais acquise. Elle devra travailler toujours plus dur, montrer plus d’investissement que n’importe lequel de ses comparses, pour qu’au final la moindre erreur lui vaille plus cher que quiconque.
Combien de mes collègues externes s’étaient vu découragées, de près ou de loin, à entreprendre ce genre de carrière ? Sûrement bien plus que je ne voulais le croire. Et sans doute, beaucoup se le refusaient, de peur de devoir renoncer à une vie familiale.

Alors que, le soir venu, je resongeais à cette discussion entre Octave et moi, la colère grandissait en moi, telle la fournaise d’un volcan proche de l’éruption. Pourquoi considérai-je que j’avais encore tout à prouver ? Pourquoi me laissais-je encore broyée par l’esprit compétitif d’une seule et unique personne qui ne m’avait jamais vue que comme un des innombrables rivaux qui jonchaient son existence ? Mes membres, depuis le plus profond de mes os, vibraient, mus par des émotions si violentes que j’en distinguais à peine la nature. A ce moment-là, j’étais assise sur mon lit, et le miroir fixé à la porte du placard me renvoyait mes traits, durcis par l’obscurité de la chambre qu’éclairaient juste la lumière des réverbères au-dehors. J’avais l’air folle, mais surtout… terrifiante,  comme si une force menaçante enfouie jusque-là rejaillissait d’un coup. Je me sentis soudain puissante.
Alors, face à moi-même, baignée par le bruits des voitures fendant ponctuellement la nuit, j’abattais les dernières limites qui, jusque-là, me retenaient, et je construisis une barrière dans mon esprit, que j’entretenais chaque jour de nouvelles fortifications. Grâce à elle, je sus avancer, imperturbable, le long de la sixième année de médecine. J’obtins un classement suffisant pour choisir la neurochirurgie, sans avoir à changer de ville.

Octave, situé plusieurs rangs devant moi, choisit l’ophtalmologie dans une autre ville. Je n’en ressentis ni dépit, ni surprise. Pour tout dire, je ne me sentais pas atteinte. S’il m’avait vue comme une adversaire, je ne l’avais jamais considéré ainsi… Une certaine pitié même me gagna progressivement. Si soucieux de son image de prestige, si attaché au dépassement de l’autre, ses choix reflétaient-il ce dont son être avait besoin, où ne visaient-ils inconsciemment qu’à entretenir une popularité illusoire, une image brillante, comme un maigre feu que l’on nourrit avec ardeur en espérant qu’il nous réchauffe au milieu d’une tempête glacée ?
Nous ne nous revîmes qu’une fois. J’étais invitée à une soirée organisée par un collègue, où presque la moitié de ma promo avait été conviée. Bien entendu, Octave était présent, rayonnant dans une chemise noire aux reflets satinés, son regard rempli d’intelligence balayant par moment l’assemblée d’invités, sans prendre la peine de chercher à se mêler aux autres. Les gens venaient spontanément à lui, souvent pour le féliciter, et il recevait leurs ovations avec un sourire satisfait, tel un dieu vivant recevant les louanges de ses fidèles.
Je profitais de la fête, sans me soucier de lui. L’événement avait lieu dans une immense villa avec piscine, une de ces propriétés où je n’aurais jamais cru mettre les pieds un jour, même avec mon salaire de médecin. Des piles d’amuses-bouches s’alignaient sur une longue table, tandis que des boissons allant du champagne à la vodka bon marché trônaient sur une autre. Je buvais sans m’enivrer complètement, savourant les dernières brises de l’été et la sensation douce que plus aucune révision ne m’attendait chez moi.
Au final, ce fut Octave qui vint vers moi. Je ne le regardai d’abord pas, m’absorbant avec une concentration étudiée dans la verrine que je venais de choisir sur le buffet. Je pensais qu’il ne faisait que passer, qu’il allait voir quelqu’un d’autre, aussi fus-je surprise de l’entendre prononcer mon nom.

-   Tu t’amuses bien, Agathe ?

Je gardais les yeux baissés. Ma langue sembla sèche tout-à-coup, mes muscles peauciers se contractèrent imperceptiblement sous l’effet de la tension et je sentis même mes doigts se resserrer autour de la verrine. Pourquoi me parlait-il ? Quel intérêt ? La réponse s’imposa aussitôt à moi : il n’avait jamais estimé qu’un problème existait entre nous. Certes, sa propension à me rabaisser lorsque personne d’autre n’écoutait prouvait bien qu’il savait, au fond, que ce qu’il faisait n’était pas une chose dont on se vantait. Pourtant… Peut-être estimait-il simplement avoir joué les règles du jeu – après tout, la compétition n’était-elle pas au centre de nos études ? Quel mal pouvait-il y avoir à déconcerter les autres, si on pouvait y gagner quelques places ? Était-ce une raison pour conserver une quelconque rancœur ?
Pour moi, la réponse était évidente. Un sourire au coin des lèvres, je me tournais vers lui, et engageai la conversation.

-   Toi tu t’amuses ?
Il soupira, balayant l’assemblée autour de nous d’un regard las.
-   Ca sent la fin d’une époque.
-   Et le commencement d’une autre, soufflai-je.
Je reposai la verrine sur la table, sans y avoir touché.
-   Moi, je suis heureuse de passer à autre chose, continuai-je. Le changement, ça fait du bien.
-   Pas tous les changements.
-   C’est sûr.

Il m’adressa un regard étrange, avant de reprendre :
-   Il y a des choses que je vais regretter je pense.
Je ris :
-   Crois-moi, tu seras bien trop occupé pour te les rappeler !

Les commissures de sa bouche s’étirèrent, un coin plus que l’autre, créant une légère asymétrie qui conférait un charme tout particulier à son visage. Ce n’était pas à proprement parler un bel homme, mais ses traits marquaient indubitablement l’esprit. Je crus alors qu’il ne répondrait pas, qu’il partirait trouver une compagnie moins piquante, et je me préparai alors à accompagner son départ d’une dernière repartie lorsque, soudain, il franchit le demi-mètre qui nous séparait d’une enjambée, de sorte que son visage se situât à une distance suffisamment gênante du mien pour que je dusse me retenir d’esquisser un pas en arrière.
Mon esprit, à cet instant précis, bouillonnait.

-   Tu ne voudrais pas qu’on se trouve un endroit plus tranquille ? susurra-t-il d’un ton plus chaud que d’habitude.

Alors que j’hésitais, une profonde contraction ébranla mon bas-ventre. Mes pensées se clarifièrent alors aussitôt, et, mon sourire s’élargissant, j’acquiesçai.
Je le suivis jusque dans les toilettes de l’immense baraque – ceux de l’étage, car il y en avait plusieurs en réalité. Nous nous retrouvâmes dans une immense pièce inondée de lumière, qui aurait pu accueillir facilement une dizaine de personnes. Sauf qu’il n’y avait qu’un bidet, et une cuvette. Aussitôt la porte fermée, j’appuyai sur l’interrupteur.

-   Qu’est-ce que tu fous ? s’écria Octave.

Nous étions presque entièrement plongés dans le noir, à l’exception d’une faible lueur s’infiltrant sous la porte. La musique déversée par les enceintes au dehors semblait lointaine ici, atténuée par plusieurs couches de mur, au point de ressembler à une sorte de berceuse aux résonnances graves et entêtantes. Je saisis mon portable et, ayant activé la fonction lampe-torche, je le posai sur le lavabo.

-   Tu n’aimes pas le noir ? murmurai-je en me rapprochant de sa silhouette qui se détachait péniblement dans la pénombre.
J’effleurai sa main – il sembla se détendre.
-   Si… souffla-t-il.

Je sentis son haleine chaude caresser mon cou, puis son visage remonta vers mes lèvres. Je me laissai embrasser, mes mains se resserrant autour de ses bras fins mais musclés. Les effluves agressives de son parfum me chatouillaient les narines, tandis qu’il me tirait à lui, me plaquant contre son torse. Presque aussitôt, je le sentis durcir contre mon bas-ventre. Sa main s’aventura entre mes jambes, sans franchir la toile rigide de mon short. J’écartai doucement sa main.

-   Attends.
Je le guidai vers mes seins, dont il se saisit sans plus de cérémonie, les faisant rouler sous ses doigts avec délectation. Un gémissement franchit mes lèvres – son étreinte se resserra.
J’esquissai alors un mouvement vers le bouton de mon short, qui céda sans difficulté. Puis je baissai tout, sans plus de cérémonie.
-   Viens, haletai-je.
Ses mains errèrent sur mes fesses, sans s’attarder.
-   Descends, dis-je.
-   Quoi ?
-   Allez !

Il obéit, en prenant le temps de lâcher en cours de trajet un baiser sur chacun de mes seins. Dans un soupir, je songeai qu’il ne devait pas être un mauvais amant, si l’on en croyait bien sûr les racontars. D’aucuns prétendait qu’il avait de nombreuses conquêtes dans notre promotion, et ce n’était certainement pas lui qui irait contredire cette réputation…
Ce fut pourtant avec une maladresse déconcertante qu’il explora mon intimité, du moins durant la courte minute où il s’y attarda. Je n’étais moi-même pas prête à savourer cet instant, eût-il été adroitement mené ou pas, car mon esprit était pleinement occupé par l’appréhension. Jusqu’au moment où, brusquement, il s’écarta.
-   Mais putain qu’est-ce que…
Je reculai d’un pas, prenant soin de ne pas trébucher avec mon short descendu jusqu’aux cheville, et d’un mouvement sec, j’allumai la lumière. Octave me faisait face, livide, les yeux écarquillés, et surtout, la bouche imbibée de sang. S’il se tourna aussitôt pour contempler son reflet dans le miroir surplombant le lavabo, son expression écœurée était bien la preuve qu’il avait compris. Pourtant, lorsqu’il vit le rouge qui lui barbouillait la moitié de la face, un haut-le-cœur le prit, et je crus un instant qu’il allait vomir.

-   Putain, mais sale…
-   Ca te fait quoi dis-moi ? le coupai-je d’un ton sec mais dénué d’émotion.

Il me considéra, l’air hébété. Il avait l’air bien bête ainsi…
-   Tu te sens comment ? Sali ? Ecœuré ? Humilié ?
Il voulut parler, mais du sang dût souiller sa bouche car il se contenta de cracher dans le lavabo, dont il fit couler l’eau avant de se frotter, énergiquement, avec ses mains. Au même moment, j’entrepris de remonter mon short et ma culotte, sur laquelle ma serviette hygiénique, jusque-là passée inaperçue dans l’obscurité, exhibait une large tâche couleur rouille. J’attrapai ensuite mon portable et, au moment de quitter la pièce, je me tournai une dernière fois vers le pauvre garçon dont les gestes frénétiques étaient loin d’avoir complétement effacé les taches qui, je le remarquai non sans satisfaction, s’étendaient jusqu’au col de sa chemise. Les mots s’échappèrent de mes lèvres, froids, tranchants comme un bistouri.

-   Ne dis plus jamais, à aucune femme, et surtout pas à moi, qu’elle ne peut pas accomplir ses rêves à cause de ce qu’elle a entre les jambes. Ne dis plus jamais à quelqu’un qu’il est bête, ou qu’il vaut moins que toi. Il n’y a pas de mérite à rabaisser son prochain. Si tu crois que réussir sa vie nécessite forcément ces procédés, Octave, et ben putain… Je te plains vraiment. Et je préfèrerais échouer mille fois que d’obtenir une once de que tu appelles le succès…

Et sans attendre sa réaction, je sortis et refermai la porte derrière moi.
« Modifié: 19 avril 2021 à 08:38:33 par Paloma »

Hors ligne Feather

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Re : Bloody Mary
« Réponse #1 le: 19 avril 2021 à 11:41:55 »
Bonjour Paloma,

Ton texte est bien écrit et très agréable à lire, c'est un univers que je découvre, et traité ainsi, rend l'intérêt encore plus intéressant.
J'ai vraiment apprécié les détails et le sens figuré attribué à la psychologie de l'héroïne, c'est très  profond.
Merci du partage
Les larmes sans pleur sont une lanterne.

Hors ligne Paloma

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Re : Bloody Mary
« Réponse #2 le: 20 avril 2021 à 08:11:39 »
Merci Feather :)

Rien ne t'as choqué dans le style? Certaines tournures?

En ligne Luna Psylle

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Re : Bloody Mary
« Réponse #3 le: 21 avril 2021 à 15:19:17 »
Salut !

Pour la forme :

Citer
les émotions qu’il venait d’enfouir en un quart de seconde ne m’avaient pas échappée
Alors, je sais qu'on accorde le participe passé avec l'auxiliaire avoir selon certaines conditions, mais dans mes souvenirs, c'est quand le COD auquel il est associé est placé avant. Ici, c'est un COI (enfin, je crois) et dans mes souvenirs, ça ne marche pas. Comme je ne suis plus trop au courant des évolutions de ce genre de règles, je te laisserai aller chercher. Si je dis une bêtise, bah... ce point n'a pas à être retenu.

Citer
si un jour ils pourraient devenir médecin, sage-femme, kinésithérapeutes, dentistes ou encore pharmaciens
Certains adjectifs au singulier, les autres au pluriel.

Citer
Grand, toujours guindé et vêtu avec classe, il avait toujours fait savoir
Répétition de "toujours"

Citer
Le stress s’amplifiait de jour en jours
jour en jour

Citer
comme deux animaux d’une espèce différente
S'il s'agit de deux animaux, ne serait-ce pas mieux de dire "d'espèces différentes" ?

Edit :
Citer
Il me considéra, l’air hébété. Il avait l’air bien bête ainsi…
"l'air hébété"/"l'air bien bête"
Un peu répétitif.
 
Vu que je l'ai lu en plusieurs fois, et qu'à certains moments, je me concentrais plus sur l'histoire que sur les fautes, ce sont les seules remarques dont je me souviens.
Autrement, le texte est fluide à lire et rien ne m'a dérangé.

Sur le fond :

J'ai aimé cette histoire, qui se rapproche de ce qu'a pu vivre et me raconter une de mes amies ou la mère d'une fille que j'ai connue au collège qui ont suivi ce cursus.
En un sens, ça m'aide un peu à comprendre ce qu'elles ont pu ressentir.
Et ce final :coeur: je l'ai tellement aimé, c'est fou.

En te souhaitant une bonne journée.

« Modifié: 21 avril 2021 à 18:08:30 par Luna Psylle »
If the day comes that we are reborn once again,
It'd be nice to play with you, so I'll wait for you 'til then

Hors ligne Paloma

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Re : Bloody Mary
« Réponse #4 le: 21 avril 2021 à 19:54:43 »
Bonjour Luna :)


Citer
Alors, je sais qu'on accorde le participe passé avec l'auxiliaire avoir selon certaines conditions, mais dans mes souvenirs, c'est quand le COD auquel il est associé est placé avant. Ici, c'est un COI (enfin, je crois) et dans mes souvenirs, ça ne marche pas. Comme je ne suis plus trop au courant des évolutions de ce genre de règles, je te laisserai aller chercher. Si je dis une bêtise, bah... ce point n'a pas à être retenu.

Euh... Si j'ai bien compris il fallait écrire "échapées"? Si c'est bien ça je crois que tu as complètement raison ! Je vais corriger ça !

Citer
Certains adjectifs au singulier, les autres au pluriel.

Oups, merci  :mrgreen:

Citer
"l'air hébété"/"l'air bien bête"
Un peu répétitif.

Oui tu as raison, je l'ai remarqué à la relecture... J'ai remplacé par "il avait l'air stupide" ou quelque chose comme ça.  ;)

Citer
J'ai aimé cette histoire, qui se rapproche de ce qu'a pu vivre et me raconter une de mes amies ou la mère d'une fille que j'ai connue au collège qui ont suivi ce cursus.
En un sens, ça m'aide un peu à comprendre ce qu'elles ont pu ressentir.
Et ce final :coeur: je l'ai tellement aimé, c'est fou.

Merci  :coeur: :coeur: :coeur: :coeur:

Je te remercie encore pour ta relecture, et ton retour positif qui fait vraiment plaisir :)
Bonne soirée :D

Hors ligne Jules

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Re : Bloody Mary
« Réponse #5 le: 23 avril 2021 à 00:42:57 »
Bonjour Paloma,

Tu décris pour moi ici la longue traversée d'un purgatoire, d'autant plus violent qu'il peut être réel. J'ai eu l'estomac serré tout au long de ma lecture et j'ai trouvé ton dénouement brillant.
Tu écris objectivement mieux que moi, je n'ai rien à noter sur la fluidité de tes phrases.

J'aimerais plutôt aborder avec toi la coexistence de tes deux problématiques, les études de médecine et l'emprise du pervers avec le soucis de leur articulation : la soumission à l'exigeance de telles études, dont le film Hyppocrate dénonce aujourd'hui le fossé les séparant de la vocation soignante, fait directement écho à la soumission de la victime au pervers, lequel élabore une réalité clivée avec un ego tout-puissant, séparé de la réalité de ses victimes et du monde.

J'ose espérer que ces systèmes de domination tendent à s'effondrer et qu'un cri de révolte franc à leur encontre est aujourd'hui plus que pertinent.
Aussi, je trouve dommage que la protagoniste ne sublime pas sa victoire sanglante, au-delà de la leçon très claire assénée à Octave, dans l'exercice du soin entrepris avec sérénité.

Études de médecine comme emprise du pervers m'apparaissent en effet comme deux cages dont il est vital de sortir. À ce jour, parce que je ne sais pas comment la protagoniste compte dépasser ces épreuves pour se définir en dehors d'elles, je reste inquiet de son isolement dans ces conflits, qui est verbalisé à un point clé du récit : celui où elle réussi à "vaincre" les études, avant Octave, en édifiant des barrières dans son esprit. Celles-là même qui permettent l'expression de la glaçante leçon finale.

Je crois en effet que si toute survivance demande une forme de protection et de respect de soi, on ne peut pour autant se passer d'un élan vital qui demande, à terme, d'ouvrir de temps en temps ces barrières si puissantes ayant permis la victoire sur les antagonistes (le concours et le pervers).

... Ce qui correspondrait, en narration, à la situation finale. Sur ce plan, j'ai noté que le récit suit au milimètre le cursus scolaire, de la fin de la 1ère année à la fin de la 6e : cela donne une tension dramatique très intense avec l'avancée progressive dans les années. Toutefois, le but des études étant de pouvoir exercer un métier de soignant, il me manque cette perspective optimiste du protagoniste exerçant son métier tant mérité.

Au plaisir de te lire

Hors ligne Paloma

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Re : Bloody Mary
« Réponse #6 le: 24 avril 2021 à 15:18:22 »
Bonjour Paloma,

Tu décris pour moi ici la longue traversée d'un purgatoire, d'autant plus violent qu'il peut être réel. J'ai eu l'estomac serré tout au long de ma lecture et j'ai trouvé ton dénouement brillant.
Tu écris objectivement mieux que moi, je n'ai rien à noter sur la fluidité de tes phrases.

J'aimerais plutôt aborder avec toi la coexistence de tes deux problématiques, les études de médecine et l'emprise du pervers avec le soucis de leur articulation : la soumission à l'exigeance de telles études, dont le film Hyppocrate dénonce aujourd'hui le fossé les séparant de la vocation soignante, fait directement écho à la soumission de la victime au pervers, lequel élabore une réalité clivée avec un ego tout-puissant, séparé de la réalité de ses victimes et du monde.

J'ose espérer que ces systèmes de domination tendent à s'effondrer et qu'un cri de révolte franc à leur encontre est aujourd'hui plus que pertinent.
Aussi, je trouve dommage que la protagoniste ne sublime pas sa victoire sanglante, au-delà de la leçon très claire assénée à Octave, dans l'exercice du soin entrepris avec sérénité.

Études de médecine comme emprise du pervers m'apparaissent en effet comme deux cages dont il est vital de sortir. À ce jour, parce que je ne sais pas comment la protagoniste compte dépasser ces épreuves pour se définir en dehors d'elles, je reste inquiet de son isolement dans ces conflits, qui est verbalisé à un point clé du récit : celui où elle réussi à "vaincre" les études, avant Octave, en édifiant des barrières dans son esprit. Celles-là même qui permettent l'expression de la glaçante leçon finale.

Je crois en effet que si toute survivance demande une forme de protection et de respect de soi, on ne peut pour autant se passer d'un élan vital qui demande, à terme, d'ouvrir de temps en temps ces barrières si puissantes ayant permis la victoire sur les antagonistes (le concours et le pervers).

... Ce qui correspondrait, en narration, à la situation finale. Sur ce plan, j'ai noté que le récit suit au milimètre le cursus scolaire, de la fin de la 1ère année à la fin de la 6e : cela donne une tension dramatique très intense avec l'avancée progressive dans les années. Toutefois, le but des études étant de pouvoir exercer un métier de soignant, il me manque cette perspective optimiste du protagoniste exerçant son métier tant mérité.

Au plaisir de te lire

Merci pour ton commentaire  :coeur: :coeur: :coeur:

Il est vrai qu'il subsiste un flou sur l'avenir d'Agathe. Comment vivra-t-elle le reste de ses études? Saura-t-elle être heureuse? Elle choisit au final une des spécialités les plus difficiles et les plus exigeantes en terme d'horaire.
D'une certaine manière, peut-être est-elle toujours assujettie à ce système... J'ai personnellement choisi la psychiatrie à l'issus de mes ECN car justement, je voulais avoir une vie et avoir une pratique humaine, ce que je ne trouvais pas compatible avec des semaines de 90h.

Toutefois, la féminisation des professions médicales a cela de positif qu'elle entraînera forcément un changement dans les pratiques (notamment pour tout ce qui est vie familiale). En choisissant la neurochirurgie, Agathe est peut-être elle-même actrice d'un changement, sans en avoir conscience. :)

Au plaisir :)

 


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