Audrey ventile. Inspire, expire, inspire, expire. Détache les yeux de l’écran de l’ordi, parce qu’elle sait que ça va aider. Mais elle y revient : impossible de résister à la tentation de relire la publication pour la dixième fois.
Aujourd'hui est une journée de révolution, pas une journée de fête. On n'achète pas de fleurs aujourd'hui. On ne fête pas la journée internationale du droit des femmes, on fêtera quand la bataille sera gagnée!
Aujourd'hui on ne remercie pas les femmes de notre entourage de nous avoir toujours supporté, de nous avoir fait à manger, d'avoir soigné nos bobos... Non!
Aujourd'hui on crie! On crie: "Femmes je vous entend et je me bats avec vous pour faire reconnaître vos droits!"
Aujourd'hui je prends une position claire, je choisis mon camp, et je le défends!
Aujourd'hui, je t'invite à réfléchir à tes agissements et à faire en sorte de devenir un bon allié.
Remets un de tes chums à sa place quand il dit ou fait quelque chose qui n'a pas d'allure, dénonce les comportements abusifs quand tu les vois.
Non, aujourd'hui ce n'est pas une fête, c'est une révolution! Bats-toi avec nous, faisons en sorte que ça change!
Chère femme, je t'entends et je suis avec toi!
Audrey soupire.
Patrick, le grand défenseur des femmes, hein. Tellement exemplaire qu’il peut se permettre de faire la leçon aux autres hommes. Ben oui, tiens. Elle sourit douloureusement, seule dans sa cuisine. Même ses réflexions silencieuses prennent un ton sarcastique.
Nouveau coup d’œil à la publication. Ses yeux descendent juste en-dessous. En moins de deux heures, déjà près de 70 « j’aime », une trentaine de « j’adore ». Elle ne veut pas cliquer pour avoir les détails, ne veut pas lire les commentaires. Elle se doute de ce qu’elle va y trouver. Elle sait exactement pourquoi Patrick a écrit ce texte.
Elle fait trois pas jusqu’au frigo, en sort la bouteille de vin blanc entamée. Même pas de sentiment de culpabilité de boire dès le matin.
Fuck, c’est congé, et j’en ai besoin. Elle sera dégrisée à temps pour aller chercher Lili à l’école. Elle remplit un verre, s’installe sur le tabouret le plus proche. Une première gorgée. Elle se promet de ne pas vider le verre trop vite. Ça fait du bien de s’être éloignée de l’ordi un petit peu, ne serait-ce que de deux mètres.
Les séances de thérapie de couple avec Patrick lui reviennent en tête. Chez la conseillère en santé sexuelle, c’était le titre exact de la thérapeute. Comment s’appelait-elle? Joséphine. Un prénom d’une autre époque pour une si jeune femme, récemment diplômée de l’UQAM. Elle se souvient de la facilité avec laquelle Patrick avait séduit la thérapeute dès les premières minutes. En usant de son charme habituel. En saupoudrant ses interventions de subtils compliments, dits avec un humour fin. Audrey avait bien vu que Joséphine y était sensible, même si elle faisait son possible pour rester distante, neutre, professionnelle.
Fuck, fuck, fuck. Incapable de résister plus longtemps, elle retourne devant l’écran, clique pour avoir les détails. Les « j’aime », « j’adore » et les commentaires viennent intégralement de femmes. Comme elle s’en doutait. Des remerciements, des félicitations, des demandes d’autorisation de partager la publication. Oh, comme il a dû aimer toute cette attention. Le connaissant, elle imagine très bien qu’il devait bander en voyant toutes ces femmes venir le complimenter. De multiples messages lui disant « C’est beau ce que tu écris », avec des cœurs ajoutés. Et même une journaliste de Radio-Canada, rien de moins, qui lui offre un « Les vrais alliés comme toi, c’est précieux! ». Audrey se sent nauséeuse.
Elle repose le verre trop brusquement sur le comptoir.
Shit, j’aurais pu le briser, me trancher la main. Elle se souvient d’autres publications. Une notamment, en réaction à une dénonciation publique récente, dans laquelle Patrick exprimait son dégoût de faire partie du genre masculin. Une autre : un appel au boycott de la pornographie, qu’il accusait de perpétuer le sexisme patriarcal. Honteux de sa nature d’homme, vraiment? Répugné par la porno?
Bullshit. Audrey se remémore les premières années de leur relation. Quand ils baisaient encore. Le petit sourire satisfait qu’il avait à chaque fois qu’il venait en elle. Et l’interrogatoire qui s’ensuivait, car il voulait savoir si elle aussi avait joui. Et la porno? Il en consommait! Des tonnes! Et elle aussi, un peu. Au début. Parfois ils regardaient ça ensemble, juste avant le sexe, des fois pendant. C’était toujours lui qui choisissait, toujours ses fantasmes à lui qui prenaient le dessus. Elle s’était détestée pour cela, elle le ressent encore. Pire encore : elle avait aimé certains de ces moments. Elle avait aimé l’attitude de Patrick, ses postures de mâle dominant, sûr de lui et de ses pouvoirs. Oh, comme elle s’en veut. Une autre gorgée de vin, vite.
Chez Joséphine, la thérapeute sexuelle, les rencontres s’étaient vite concentrées sur Audrey et son absence de désir passées les premières années du couple, et encore plus après la naissance de Lili. Patrick avait très librement parlé de leurs projets d’inclure d’autres personnes dans leur sexualité. Audrey avait été d’accord sur le principe, mais avait eu un blocage quand les occasions s’étaient présentées de concrétiser ce fantasme. Et même son désir pour Patrick avait commencé à s’évaporer, pour des raisons qu’elle ne s’expliquait pas à cette époque. En thérapie, elle pleurait et disait des choses comme « c’est de ma faute ». La thérapie n’avait mené nulle part bien sûr. Ce n’est que plusieurs années après la séparation que sa libido avait fini par revenir, et qu’elle avait réalisé que c’était la pression constante que Patrick mettait sur elle, qui avait fini par l’éteindre. Pression pour avoir du désir, pression pour jouir à la demande, pression pour accepter de coucher avec d’autres personnes… Dans les dernières années de leur vie de couple, alors que toute intimité avait disparu, Patrick ramenait parfois d’autres filles à la maison, et elle, allait dormir sur le sofa ou dans la chambre de Lili sans même trouver cela anormal.
Elle vide le verre de vin, se dirige vers la fenêtre en prenant garde de ne pas marcher sur les jouets de Lili qui traînent un peu partout. Elle sortirait bien prendre l’air sur le balcon, mais il semble faire froid. Sherbrooke est couverte d’un brouillard qui masque le soleil matinal. D’habitude, elle aime sentir sur elle les éléments – le froid, le chaud, l’humidité, le vent… Mais ce matin, elle peut sentir dans son corps ce découragement qui l’habitait constamment quelques années plus tôt, au plus fort de la dépression qui avait accompagné la fin de son couple. Non, non, non, pas question de retourner à cet état. Pourquoi n’a-t-elle pas pu résister à la tentation de lire la publication de Patrick? Elle se doutait pour tant bien qu’un texte écrit par lui le jour des droits des femmes déborderait forcément d’hypocrisie. Mais une idée lui vient. Il y a quelque chose que je peux faire pour m’aider à passer au travers de cette journée. Ce qu’il lui faut, c’est une bonne dose de solidarité féminine. Et elle sait exactement à qui faire appel.
Une heure plus tard, elle sort la pizza « 3 fromages » du four. Marie-Ève prépare une petite salade avec ce qu’elle trouve dans le frigo. Amélie a amené une bouteille de rosé, c’est bientôt le printemps après tout. Marie-Ève, Amélie, Audrey. Les trois ex, qui sont devenues amies au fil du temps. Marie-Ève, la grande brune nerveuse, une buveuse de café qui aime que les choses avancent vite. Amélie, une fille joviale qui porte presque tout le temps des collants de yoga et semble déterminée à traverser la vie sans se laisser affecter par quoi que ce soit. Et elle. Comment se définirait-elle? Peut-être comme une maman chatte qui a pris l’habitude de s’occuper des bobos de son chaton en oubliant les siens.
En tous cas, elle a eu une bonne idée. L’appartement est maintenant empli de musique, de discussions animées qui soulagent les tensions. Marie-Ève, qui a également lu cette dernière publication de Patrick, est fâchée. Amélie semble plutôt s’amuser de tout ça. « Ne laisse pas la déprime prendre le dessus », dit-elle à Audrey en lui servant un autre verre.
Elles s’installent au comptoir pour leur repas improvisé. Bien sûr, l’essentiel de la conversation tourne autour de Patrick. C’est ce qui les réunit après tout. « À votre avis, qu’est-ce qu’il dirait s’il nous trouvait toutes les trois ici? », avance Marie-Ève. « Il aurait peur, c’est sûr! », propose Audrey. « …mais il essaierait tout de même de coucher avec nous, les trois en même temps », rétorque Amélie, déclenchant des rires qui ne s’arrêtent plus.
« Je sais que je vous l’ai déjà dit », commence Marie-Ève après que le silence soit revenu, « mais je ne peux pas oublier ce qu’il faisait avec les filles du théâtre ». Elle raconte à nouveau. Patrick avait été impliqué dans des projets théâtraux, qui impliquaient des vieux routiers du monde culturel comme lui, mais aussi des adolescentes de 17 ans en dernière année de leur programme d’arts de la scène. La libido de Patrick passait alors à la vitesse supérieure. Des paroles provocantes. Des massages dans les coulisses lors des longues soirées de répétitions générales. Devant tout le monde, même devant elle, sa conjointe à cette époque. « Comment n'a-t-il jamais été dans le trouble après ça? », demande Amélie. Marie-Ève y a longuement réfléchi déjà : « Il est malin. Vous savez comment il est. Ses petites provocations sexuelles n’étaient jamais ciblées en direction d’une fille en particulier. Ses massages se limitaient aux épaules et au dos. Et puis les petites étaient fans de lui. Il les faisait rire. Il les mettait dans sa poche. Vous voyez le tableau. Il n’y a jamais eu de dénonciation. »
« Dans mon cas, c’était son comportement avec moi qui était problématique », déclare Amélie. « Il venait d’amorcer sa carrière de poète. C’était intense. Il écrivait tout le temps, il allait à toutes les soirées de poésie de la province. Il ambitionnait dès le début de devenir éditeur, alors il voulait se faire connaître. Moi aussi j’écrivais à cette époque, j’avais même déjà publié des poèmes. Hé bien il a commencé à se comporter en compétiteur avec moi! Il dénigrait tout ce que je produisais, il me disait que ça manquait de maturité et d’originalité. J’ai fini par ne plus lui montrer ces brouillons. Et lorsqu’il rentrait après avoir trop bu, c’est en criant qu’il me rabaissait. Je doutais de plus en plus de moi, je me retirais dans ma coquille. Sa carrière d’auteur a étouffé la mienne. »
Elle rit soudain : « Quand je repense à toutes ces fois où quelqu’un m’a exprimé son admiration parce que j’avais déjà été la blonde du grand Patrick Monfette! »
« Même chose pour moi! » disent en même temps Audrey et Marie-Ève, et c’est à nouveau l’hilarité.
« On doit avouer qu’il est tout de même très fort », dit Amélie, et toutes trois opinent. Amélie sort son téléphone, se met à chercher furieusement. « Faut que je vous montre quelque chose qu’il a publié il y a quelques années, pendant la première vague de dénonciations. Je n’oublierai jamais cette publication. Elle illustre bien son côté manipulateur génial. Ah! La voilà. » Elle tourne son téléphone pour que les deux autres puissent lire en même temps qu’elle :
Je lis vos dénonciations et je vous crois. Je sais que je ne suis pas meilleur que bon nombre des agresseurs. J’ai entrepris depuis un an des démarches concrètes en psychologie pour tenter d’enfin mieux agir sur mes enjeux. Je sais qu’un jour, il faudra que je m’excuse auprès de certaines femmes avec qui j’ai été en relation. J’ai des enjeux de méchanceté et de violence verbale. J’ai une grande gueule.
Parlant d’elle. Si je peux corroborer une histoire sur quelqu’un, si je peux agir pour isoler, confronter ou dénoncer quelqu’un de mon entourage qui est problématique, je le ferai. Je pense tout particulièrement au milieu littéraire, que je sais très problématique. Je détiens une position privilégiée dans ce milieu et j’entends m’en servir pour contribuer à le rendre meilleur. C’est assez. On veut un milieu sain et sécuritaire. Je vous crois et vous offre mon soutien.
Le texte plonge les trois femmes dans le sarcasme. « Il reconnaît qu’il doit s’excuser, alors tout doit être pardonné, hein! » « Ben oui, il dit même qu’il va contribuer à dénoncer d’autres abuseurs! C’est un héros, dans l’fond! » « On devrait quasiment lui donner une médaille! » « Et coucher avec lui bien sûr! »
Il va sans dire qu’aucune des trois n’a jamais reçu la moindre expression de regrets ou d’excuses venant de Patrick. Et il va sans dire que jamais il n’a contribué à dénoncer des abus commis par d’autres hommes.
Simplement, il s’est arrangé pour se protéger d’allégations éventuelles.
En même temps, il s’est positionné en héros aux yeux des femmes.
Il a surfé sur la vague.
Comme un pro.
La musique s’arrête. Les sourires se sont effacés. Audrey brise le silence.
« Ça fait chier, hein, qu’il n’ait jamais moindrement payé pour tout ce qu’il nous a fait ».
Les trois femmes pensent tout haut. Oui, il aurait mérité de subir quelques conséquences. Mais comment? D’emblée, elles éliminent la possibilité de passer par les sites de dénonciations anonymes qui ont vu le jour quelques années plus tôt. Aucune d’elles n’aime le concept, et puis ces sites ne semblent plus être encore actifs de toutes façons. Alors, quoi?
Amélie se lève pour redémarrer de la musique. Elles ont besoin d’air, sortent sur le balcon. Marie-Ève allume une cigarette, se tourne vers les deux autres : « Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais sa nouvelle copine est enceinte. »
« Hé bien, que dire. Bonne chance à elle! Au moins, il est un bon papa, n’est-ce pas? » dit Amélie en direction d’Audrey.
Oui, il l’est. Ça se passe toujours bien avec Lili. Patrick n’est pas entièrement mauvais, loin de là. Ils ne le sont jamais. « Il va peut-être se calmer un peu », dit l’une des amies. Audrey sourit. Un détail lui revient en tête, soudainement, qu’elle veut partager avec elles.
« Hey, vous savez quoi? Quand j’étais enceinte de Lili, savez-vous ce que Patrick disait à tout le monde? ».
Elle se met à rire franchement. Voyant que les autres ne devinent pas, elle leur donne la réponse : « NOUS SOMMES ENCEINTES », tabarnak! « NOUS allons accoucher en novembre »!
Éclat de rire collectif.
Audrey termine de boire son verre. Du balcon, on a une belle vue sur Sherbrooke. Le soleil a fini par percer le brouillard. Il est encore pâle, mais tenace. La rivière St-François est brillante de ses reflets. Audrey compte bien aller patiner avec Lili sur l’étang du Domaine-Howard, peut-être sera-ce la dernière occasion pour cette année. Elle regarde ses deux amies, qui tout comme elle plissent des yeux en regardant au loin. « On est belles, les filles », partage-t-elle.
Elles ne chercheront pas à se venger. Elles évacueront même cette idée de leur esprit. La meilleure riposte à la toxicité, c’est quoi? Pour Audrey, ce 8 mars, c’est choisir la lumière, les amies, les rires et aller patiner sur un étang gelé avec une petite fille.