Les infirmières, une jeune et une plus âgée, ouvrent la porte à 07h25. La tutrice de l’étudiante explicite :
— Tiens, on n'a pas expliqué au monsieur comment il fallait mettre la blouse !
J’attends depuis 30 minutes dans la chambre 25 pour mon opération des dents de sagesse. A force de les sentir, j’avais fini par me dire que la sagesse consistait plutôt à m’en séparer, quitte à subir une opération. J'étais en train de faire un selfie dans la glace avec ma blouse de patient quand les infirmières sont arrivées.
D’après l’étiquette du sachet plastique qui le contenait, ce kimono, fait en Chine, est non-stérilisé. C’est tout ce que j’en sais. S’il contenait le mode d’emploi, c’était en idéogrammes. L'infirmière-tutrice enchaîne sur une série de questions : ai-je bien pris ma douche préopératoire à la Bethadine ? Ai-je pris de l’Amoxycyline ? Ai-je bien démarré un jeûne à minuit, sauf pour l’eau ?
Oui, oui et oui. Je pare ce jargon avec la maîtrise d’un 3e dan. Voilà deux mois que ces étapes sont dans mon dossier, sur plusieurs fichiers, signés à l’ordi et à la main.
— Votre accompagnant pourra venir vous chercher après le passage de l'infirmière et du chirurgien.
Avant de partir, l'infirmière m'invite ensuite à ranger mes biens les plus précieux dans un coffre-fort. Son code de fermeture a quatre chiffres, soit dix milles possibilités. Il faut que je m’en souvienne. Il faut que je m’en souvienne même si, dans quelques minutes, je subirai une anesthésie générale et que je perdrai toute conscience.
Déjà dans la chambre, je me croyais dans un Escape Game. Comment est-ce que j’en suis venu à délirer à ce point sur cette opération ? Tout ce que j'avais fait jusqu’ici, c'était de remettre mon dossier —complété comme un bon élève— au secrétariat, puis de le transmettre, augmenté, à une infirmière à son bureau, avant d’en entendre une autre, de l’autre bout du couloir :
— Vous pouvez aller dans la chambre 25.
Comment avaient-elles communiqué entre elles ? Le corps médical entier m’avait parlé comme un seul homme ! J’ai suivi l’infirmière télépathe et je suis entré dans la chambre. J’ai refermé la porte derrière moi. Cette opération est banale, mais elle comporte toujours des risques. Je me suis dit que l’enjeu n’était plus tant de guérir que de sortir.
Quelque part mon corps est en attente, patient comme moi. C’est comme s’il ne m’appartenait plus. J’ai bien compris, en signant ces papiers, que j’ai couvert l’institution contre d’hypothétiques poursuites. Et maintenant, j’ai besoin de la parole d’un docteur pour exister à nouveau. Pas besoin de barreaux aux fenêtres ou de portes verrouillées de l'extérieur pour faire passer une chambre d'hôpital pour une prison. Quand une infirmière-tutrice s'assure de ce point essentiel, Vous avez trouvé le bermuda ? Et dessous, il n'y a plus votre caleçon nous sommes d'accord : vous êtes à poil ? Vous êtes tout nu, dessous ?... tout est dit.
Il est 8h03. Le personnel médical était frais dans les couloirs, en ce lundi matin : les bonjours étaient larges et accueillants. Quant à cette chambre, beaucoup d'éléments y restent encore à identifier. Il y a surtout ce lit mobile, plein de manivelles, de tissus fins et transparents, qui protègent d’autres tissus plus épais en-dessous. Eux-mêmes protègent le matelas et le coussin de marque, dont le logo est sous-titré Design de guérison. Un mobilier de choix : il occupe seul le centre de la pièce.
Un plateau, amovible lui aussi, surplombe ce lit et un questionnaire post-opératoire m'y attend pour toute à l'heure : cet avis client si cher à l'image de marque. Je suis dans un hôpital et je cherche les traces annonciatrices d’une prestation honnête. En vain.
Je rationnalise, cela m’aide à me calmer. Je me dis que le progrès des sciences médicales a bien dopé notre démographie au siècle dernier, avant de succomber aux sirènes du design de guérison et qu’après tout, chaque époque a ses défauts.
Quand je serai sûr d'avoir fait le tour de ma chambre, j'irai lire les consignes de sécurité sur la porte. J’aimerais que ce soin ambulatoire, ou « soin express » après tout, avec une terminologie plus conforme au temps de prestation dédié et à la chaîne logistique interne au centre hospitalier qu'il sollicite, démarre enfin.
8h30. Un nouvel infirmier, le cinquième que je rencontre déjà, ouvre la porte de ma chambre. D'une voix maternante, en disproportion totale avec sa taille colossale, il m'invite à le suivre jusqu'au bloc. Il est hors de question que je résiste à l’injonction, j’ignore volontairement ce que pourrait signifier sur moi la poigne de cette figure d’amour sous stéroïdes.
Mon absence démarre alors que je suis attentif aux actions de l'anesthésiste, un vieux chauve sans doute très à l’aise financièrement et qui me fait penser à Nosferatu. Il est accompagné de l’infirmière n°6, celle qui s'occupera de moi au bloc, pendant mon inconscience.
Je les trouve derrière une énième porte que je franchis avec mon infirmier. Je suis toujours dans ma blouse que j’aime à prendre pour un kimono. Je fais mon possible pour garder mon ki, saluer mes adversaires et présenter une posture zen, avant de m’allonger. L'infirmière du bloc me pose les mêmes questions que celles de sa collègue à qui j'avais déjà répondu, dans la chambre 25. A mon dernier oui, les yeux sur mon dossier patient, elle conclut :
— Mais vous êtes parfait. Vous êtes le patient parfait ! Voulez-vous qu'on le note quelque part ?
Je bafouille, je suis sensible à la flatterie. Mon point faible est touché. L'infirmière me pose un brassard à ma droite, puis des électrodes sur mon torse. Pendant ce temps, en chauve-souris discrète, l'anesthésiste a déjà ouvert petit son cartable en cuir noir et glissé un cathéter dans mon bras gauche. La veine a été trouvée du premier coup.
— En plus c'était une bonne veine, ajoute l'infirmière.
— Je suis parfait, j'ai de la veine... qu'est-ce que je peux vouloir de plus ?
L’anesthésiste interrompt la fête.
— Je vous mets quelque chose qui doit commencer à vous faire un petit peu somnoler...
— Oui.
Oui. Je ne suis pas sûr de finir ce mot.
Ma tension au niveau des tempes se relâche brutalement. Alors que je somnole, rien n’est normal. Il ne fait pas nuit, cela ne fait pas une heure que je me tourne et retourne dans mon lit chez moi. Mes yeux ne piquent pas, je n’ai pas envie de bailler, je n’ai pas besoin de m’étirer. Ce qui devrait me prendre la soirée ne dure qu’une seconde.
Je n’ai pas le temps d’avoir peur.
…
…
Une voix vient de percer mes sens. Mon esprit sursaute —mon corps, non.
Cette voix est agréable. Alors que mon cerveau reconstruit en panique l'ordre de ses mots, sa prosodie, elle disparaît.
Elle est passée si vite... Une tristesse brutale m’envahit. Je suis à nouveau seul dans le chaos. Les sons en mémoire, j’interprète des morceaux épars, atomisés. Je les recolle blocs par blocs, cherchant l’itinéraire, rageur, pressé d’en trouver le sens. Qu’est-ce qu’elle a dit ?! Mais qu’est-ce qu’elle a dit ?! J’arrive à la conscience à bord d’une voiture de rallye, en cahotant à toute blinde dans des virages en épingle !
— Bonjour monsieur, tout va bien, vous êtes en salle de réveil.
C’était la voix d’une infirmière. La 7e. Elle a filé depuis longtemps quand je parviens à ouvrir les yeux. Le temps moyen de passage d’une infirmière dans mon existence chute encore.
Il est dix heures à l'horloge. Mes yeux ne sont pas humides, mes muscles ne sont pas raidis, et pourtant je viens de passer 02h30 inconscient. Rien n’est normal.
Je n’ai pas envie d’en savoir plus pour le moment. J’emmerde la salle de réveil : je referme les yeux, en pleine conscience. Je m’endors librement.
Comment a fait l’infirmière pour savoir que j’allais me réveiller ? Quel signe mon corps lui a-t-il donné ? Avais-je simplement basculé en phase de sommeil paradoxal, montrant des signes d’agitation qui lui auraient incité à me parler ? Et puis parler pour me dire quoi ? Que tout allait bien, que j’étais dans une salle de réveil ? Cet endroit où je n’allais bien voir qu’un mur en ouvrant l’œil et entendre des étrangers gémir comme des zombies à ma gauche et à ma droite, sans avoir retrouvé mes sens ? J’emmerde l’anesthésiste vampire et ses infirmières qui papillonnent et qui réveillent les gens dans leurs rêves !
Des maux de tête légers au niveau des tempes se manifestent quelques heures plus tard. Il est midi et ma mâchoire me gêne : c’est la dernière zone de mon corps restée engourdie. De temps en temps, pendant que je garde les yeux fermés, quelqu’un vient changer des compresses posées au fond.
Je dois avaler ma salive, mais au contact de mon palais je lui trouve un goût de sang. Je me concentre sur mes mains en vue de les désengourdir. Jusque-là, je les avais laissées le long de mon corps.
Lorsque je parviens à les porter devant moi, j’ouvre les yeux : elles sont pleines de sang.
Je n’ai pas souffert un instant, mais j’ai maintenant la preuve qu’il y a bien eu un massacre. Baissant les yeux, je devine mon torse entier tout ensanglanté. Il y a eu un massacre, mais la déontologie, pour ne pas dire la facilité, aurait poussé tout le personnel soignant de cet hôpital à en minimiser la gravité. L’extrême banalité d’une telle opération aurait même renforcé ce déni.
C’est alors que la vue de tout ce sang me libère d’un poids énorme : celui d’avoir à témoigner de ma douleur. Indubitablement, tout ne va pas bien dans cette salle de réveil. L’opération n’a pas été un succès et le patient parfait que j’ai été va bientôt accéder à un authentique statut de victime.
Deux changements de compresses plus tard, l’infirmière qui m’avait réveillé constate avec inquiétude que je saigne encore. Je ne suis plus tout à fait à jeun : j'ai fini par avaler des morceaux de compresse désagrégés dans ma salive et mon sang.
— Est-ce que j'ai l'air d'un film d'horreur ?
Elle pouffe. Je suis content, elle a l’air jolie. Elle prévient le chirurgien-dentiste, jeune premier oscillant encore entre ambition et souci de bien faire, rencontré un mois plus tôt à son cabinet. Il fait un détour.
— Ça saigne un petit peu ? Voyez ça et au besoin je refais un point.
L’infirmière ne voit pas ça. Je commence à ruminer sur l’absurdité de cet échange liminaire quand un brancardier se saisit de mon lit. Il me conduit comme un taxi marseillais à travers les couloirs de l'hôpital, à destination du bloc, manquant de percuter un collègue dans un virage.
Ce n’est pas l’urgence qui le motive, seulement son style, comme le skateur ou le surfeur que je ne serai jamais. Je l’admire un peu.
— Attention à la priorité à droite.
Il se marre. Arrivé au bloc, l'infirmière n°6 ironise sur l'imperfection de mon parcours de patient parfait. A elle, je fais la gueule. Elle a collaboré avec le démon.
Dracula est là d’ailleurs, il est repassé vérifier l’anesthésie locale. Quand il s’éloigne, je remarque, traînant en bas de sa silhouette longiligne, son cartable en cuir noir. Il ne l’aura jamais laissé à moins de 15 centimètres de lui. Je me dis qu’il contient sans doute son matériel, mais aussi peut-être tout le reste de sa vie... Le chirurgien-dentiste m'interpelle.
— On va vous refaire un point. On se le fait en anesthésie locale, hein ?
Je ne peux plus amorcer mes phrases avec ce volume de sang, de compresse et de salive maintenant présent dans ma bouche. Cette question est pure rhétorique. Répondre quand même et lui dégueuler mon mélange manquerait de dignité et salirait mes draps.
Je finis par assister à ce dont l’anesthésie générale m’avait épargné : mon charcutage. Bien sûr, il est moins dense que l’opération elle-même et l’anesthésie locale m’épargnera toute douleur jusqu’au bout. Les yeux flingués par la lampe d’opération, je suis surtout peiné de ne pouvoir offrir au chirurgien qui me parle, sans véritable sincérité d’ailleurs, de réponses insincères à la hauteur de son rang. Lui mordre les doigts est proscrit, peut-être même préférerais-je retrouver ma sensibilité et mourir de douleur, en samouraï.
Le brancardier qui me raccompagne est fan de lui, ainsi que de mon anesthésiste. Je le sais parce qu’il m’en parle beaucoup, alors que moi je n’arrive pas à me souvenir de leurs noms. Je suis sonné à contretemps. J’ai l’impression d’être raccompagné à la sortie du château des horreurs par le fou du roi ou Stéphane Bern, ce qui revient peut-être au même.
Sous ses éloges, je comprends que faire reconnaître ma douleur et me constituer victime me demanderait un effort particulièrement grand, y compris dans ce lieu pourtant consacré au soin.
Dans sa parlote, mon chirurgien-dentiste m’a dit qu’il passerait me voir avant que je ne reparte. C’est ce qu’il fait : il entre et me demande si ça va. J’ai le temps de dire oui. Dans sa tonalité attendrissante mais figée, il ne dévie pas :
- Si les symptômes de l’opération ne disparaissent pas dans les deux jours, n’hésitez à m’appeler, d’accord ?
Un mot d’excuse sur son geste imparfait ne lui viendra pas. Sans s’être vraiment arrêté, Frankenstein fait une pirouette qui fait flotter sa blouse blanche au passage, puis il disparait de la chambre 25 encore plus vite qu’une infirmière.