
Il avait tout pour me plaire : trouvé chez un bouquiniste en plein air, deux euros, des pages jaunies comme une vieille peinture, un roman court (155p), des chapitres courts, une mise en page aérée, un titre aguicheur et curieux, une couverture qui ne l'est pas moins - aguicheuse -, un auteur que je savais poète, une histoire d'amour et de peinture.
Verdict : mon flair ne m'a pas trompé, j'ai beaucoup aimé, un de mes romans favoris.
Parfois je pense que certains livres se révèlent dans un contexte particulier qui les sublime. C'est le monde extérieur qui s'accorde au livre et inversement, et de manière toujours fortuite. Je me trouvais au bon endroit, au bon moment, dans une disposition favorable. Si je parle de ce livre, comme d'une poignée d'autres, il m'est indispensable d'évoquer la lumière sous laquelle je les ai lus. Imaginez une belle sculpture dont l'éclairage ne rendrait pas honneur aux jeux des ombres formées par le relief de la matière. On néglige souvent l'influence de l'environnement extérieur lors de la rencontre avec une oeuvre, quelle qu'elle soit. Pourtant il peut façonner, à la manière d'un co-auteur, la perception de ladite oeuvre, et surtout, dans certains cas, son souvenir. Il est ensuite impossible de se départir de ce premier souvenir, pour le meilleur ou pour le pire d'ailleurs, qui sera toujours le résultat de la somme "contexte + oeuvre".
Et cette lumière, dans le cadre de ce roman, c'est celle de Palavas-les-Flots, de la place de la Comédie à Montpellier, de la plage, de la mer, du téléphérique qui traverse un canal, du banc sur lequel j'ai lu un peu en attendant, de la pierre d'un muret qui emmagasine la chaleur de l'été, d'un hôtel ibis et de son lit douillet, de la douceur de l'air, c'est la lumière d'un restaurant et celle des rires avec ma mère qui surmonta l'espace d'un instant son vertige.
L'oeuvre, maintenant. C'est celle d'un poète, l'écriture est poétique, de nombreux passages peuvent être confondus avec des poèmes en prose. C'est l'histoire réelle de la rencontre entre Goffette et le peintre Pierre Bonnard par l'intermédiaire d'un tableau (L'eau de Cologne ou Nu à contre-jour) dans un musée, tableau qui présente la muse de Pierre, Marthe, et qui se retrouve aussi en couverture.
"Marthe nue cent quarante-six fois peinte, Marthe sept cent dix-sept fois croquée nue dans les carnets, dessinée dans l'air, perdue dans les arbres, caressée dans l'eau, Marthe trente-deux ans nue, la tête baissée ou les yeux clos, gardant son secret, dérobant Marie."
Le récit est une ode à Marthe :
"Pardonnez-moi, Pierre, mais Marthe fut à moi tout de suite. Comme un champ de blé mûr quand l’orage menace, et je me suis jeté dedans, roulé, vautré, pareil à un jeune chien."
Marthe deux fois muse dont une à son insu. Goffette dépeint d'abord sa rencontre avec Marthe peinte, et puis celle de Marthe avec Pierre, leur amour, leur vie ensemble, sa relation au milieu artistique de son époque, dans une langue qui est toujours très lumineuse, sensuelle, nostalgique, érotique enfin lorsqu'il s'agit pour l'auteur de peindre en mots ce qu'il a contemplé sur toiles. Le roman m'a rappelé, de par son format, sa mise en page, sa poésie et son caractère hautement introspectif, bref de par sa lumière générale, Rosa Mystica de Calaferte, la religion en moins. Le parallèle est sans doute limité, mais il y a quelque chose.
C'est un roman destiné aux amateurs de Bonnard, de peinture, de poésie, d'amour, d'art en général. Aux amateurs de soleil par la fenêtre, de jardins qui vont à la mer, de musées dans les poches, et de souvenirs d'enfance. J'ai aimé presque tous les chapitres, ce qui est vraiment une gageure. Certains paragraphes comptent parmi les plus beaux que j'ai lus (je suis extrêmement difficile et peu patient avec la littérature... c'est un argument comme un autre, j'essaie de vous vendre ma marchandise), je les ai recopiés pour vos beaux yeux :
"Toutes les enfances, même infernales, ont un paradis. Qui peut tenir dans une poche de pantalon, comme un mouchoir. Les uns y essuient leurs larmes, les autres y gardent des odeurs, des parfums, y serrent comme des écureuils quelques menus trésors : un caillou, une queue de lézard ou d'orvet, quelques brins d'herbe, ce qui toujours pèsera plus dans la mémoire de l'homme que les livres, les cathédrales, tous les musées du monde."
"Tous les jardins vont à la mer, il suffit de leur lâcher la bride et hop, ni une ni deux, comme les galopins qu'ils n'ont cessé d'être sous leurs airs sages, ils sautent la clôture, les hauts murs du temps, prestes malgré les pommes et les prunes qui leur gonflent les poches. Tous les jardins, tous, vous dis-je, à condition de les laisser faire, d'arrêter de les fixer avec l'air d'une tondeuse à gazon, un rictus de sécateur ou le sourcil froncé de l'architecte planté dans la verdure comme un compas sur une carte de géographie.
Demandez à Pierre qui fit là ses premiers pas, roulant la bille de ses yeux sur la vague verte des jardins qui croulent dans la lumière ; demandez-lui comment les jardins vont à la mer. Il a passé dans celui de Fontenay-aux-Roses les huit premières et plus longues années d'une vie d'homme, celles qui ne voient pas le temps passer car c'est du temps qui ne passe pas, mais qui engrange, et pour des siècles, le bon grain et l'ivraie ensemble ; du temps qui thésaurise l'or invisible des jours.
Parce que l'enfant ne sait pas qu'il est un enfant seulement, ou alors de loin, par à-coups, par ouï-dire et si mal que ça le révolte toujours, cet aveuglement des adultes. Parce qu'il est l'oiseau qu'il regarde et qui l'emporte par-dessus les lacs et les montagnes, qu'il marche dans les gouttières avec le chat et tremble avec la plus haute feuille de l'arbre contre lequel il endort la forêt.
C'est ainsi que Pierre, à huit ans, connut l'Amérique avant Colomb, en suivant, avec la boîte d'arc-en-ciel que grand-mère lui avait offerte, le chemin sur le papier qui mène du jardin à la mer.
On ne s'en remet pas."
"Peuplé de voix et de couleurs, le jardin d’enfance persiste en nous, royal malgré la chute et l’exil du roi ; il rafraîchit les déserts traversés de l’âge, rattrape l’aveugle dans la musique, le sourd dans la contemplation.
Toujours ce qui manque à nos vies, cet innommable vide tout à coup derrière la nuque, qui nous remplit de regrets, de remords, de nostalgie, toujours a la forme d’un jardin. Il y a des arbres, de l'herbe, des parterres de fleurs et peut-être un coin d'ombre où nous ne sommes jamais allés, qui nous faisait peur parce qu'il nous attirait avec trop de violence. C'est là sans doute que le secret de notre destin fut scellé, et nul ne peut le connaître sans mourir aussitôt.
Pierre ne cessera, depuis Le Clos du Grand-Lemps jusqu'à la maison rose du Cannet, de rechercher cette enfance enfouie parmi les noisetiers et les mimosas. Et partout, où qu'il aille, il ouvrira ses fenêtres sur un jardin ou, comme à Deauville, sur ce que tous les jardins annoncent en le cachant : la mer."
"Entre la beauté que vous, Pierre Bonnard, m'avez jetée dans les bras, sans le savoir, et celle que vous avez aimée au long de quarante-neuf années, il y a un monde, ou ce n'est pas de la peinture. Il y a un monde et c'est l'aventure du regard, avec ses ombres, ses lumières, ses accidents et ses bonheurs. Un monde en apparence ouvert et pourtant fermé comme une vie d'homme. Les clés pour y pénétrer ne sont pas dans les livres, pas dans la nature, mais très loin derrière nos yeux, dans ce jardin où l'enfance s'est un jour assise, le coeur battant, pour attendre la mer. C'est là qu'il faut aller. C'est là que Marthe m'a rejoint dans le musée à colonnade et m'a sauvé de la solitude et de l'ennui où je mourais."