Salut les gens :D
Ce texte fait partie de la "saga/série/corpus" d'Erakis.
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La Fête au Village
La roulote avance au son gaillard des chansons paillardes. Elle chancelle et roule. Le pas du bœuf est assuré ; chaloupé est celui des ménestrels qui trépignent sur son plateau. L’essieu bondit et la toile boursouffle, rien ne semble parvenir à contenir la musique qui s’échappe. On entend des cithares, des tambourins, des flutes, des harpes et des chants. Ils riment et tintent, sifflent, cognent, sonnent. Les instruments s’emmêlent au gré du mouvements et des humeurs. La forêt beugle des grivoiseries, le chemin est pavé de sons. Les animaux fuient, les brigands se terrent. Les ménestrels ne croiseront pas un renard, n’affronteront pas le moindre loup ; le plus intrépide des coupe-jarrets sera repoussé par le vacarme.
Le vent du large balaye les côtes et contrarie un cheval de labour. Il n’est guère habitué à tirer autre-chose que la charrue ; son exceptionnel chargement lui pèse. Cette route est inconnue, le concept même de route est inconnu. Tout lui semble singulier, si ce n’est l’homme qui le mène à la bride. Un paysan envers qui il ressent une vague confiance. Il ne le bat presque pas et, pour ce qu’il en a vu, ne tue que des cochons. Puisqu’il n’est pas un porc, qu’a-t-il à craindre, lui, brave cheval ?
Les Marchands de Nargarone sont absents et en voient le Juge Ampion vexé. Après des années de tentatives et de candidatures infructueuses en dépit de sa fortune, il fait enfin parti du jury. Et personne n’est là pour le voir ! Quelle déception. Cela lui donnerait presque envie de tout abandonner, de rendre son chapeau honorifique et d’aller se coucher. Malheureusement, sa femme et sa fille ont verrouillé la porte de sa propre chambre pour être certaines de ne pas l’y voir se claquemurer. Assis, dans son petit salon cossu, il attend que ses dames aient fini de parfaire leurs toilettes pour se rendre en ville. Il est dépité, son tabac est amer, son costume très cher le boudine.
Le grand prêtre de Martonis regarde, morne, les gueux qui ont accroché au fronton de son temple une immonde et impie bannière. Le malaise plane et tord les mains des malheureux. Aucun n’ose ouvrir la bouche ; de celle du saint homme pourrait sortir le divin courroux. Celui-ci finit par soupirer, et se retourne pour lire les lettres sanglantes sur un drap malpropre.
« Phête à la Saucice ».
Il soupire, désespéré autant par l’orthographe hasardeuse des vilains que par leur bêtise. Son diacre lui adresse une moue compatissante qui dissimule sa fierté. Au moins ses ouailles ont-elles correctement formé des lettres à défaut des mots.
« Vous auriez pu mettre cette horreur ailleurs, reproche le grand prêtre.
— C’est que…, ose finalement une matrone, le bourgmestre nous a dit de la mettre bien en vue.
— Sur le fronton d’un lieu sacré ?
— Dit comme ça, c’est vrai que ça sonne pas bien, Monseigneur. Mais les boulangers ont déjà pris l’entrée Est de la ville.
— Et l’entrée Ouest ?
— Les charcutiers, Monseigneur.
— L’entrée Nord ?
— Elle est occupée par les tanneurs.
— Celle du Sud ?
— Les forgerons.
— Mais enfin de quelle confrérie êtes-vous ?
— Les taverniers et aubergistes, Monseigneur. »
L’intéressé hausse les épaules. De toutes façons, à trois heures de la soixantième Fête à la Saucisse, il ne va pas aller décrocher lui-même cette verrue. Il compte presque quatre-vingts ans et son diacre quatre-vingt-dix, quant aux enfants de cœur, ils sont sans doute déjà partis se saouler. Ne reste plus qu’à prier pour que Martonis ne les maudisse pas tous.
Comme tous les ans depuis l’instauration de cette noble et populaire institution, c’est Madame Lemaie qui s’occupe d’attribuer les places des exposants. Sacrefeuille et sa femme la détestent. Les choses étant bien faites, le sentiment est réciproque. La bourgeoise s’arrange toujours pour que leur étal soit dans le coin le plus sombre, le plus triste et le plus éloigné de la grande place. Alors, lorsqu’il s’approche de la régente honoraire, il sert les dents, tente de froncer les sourcils et d’enfouir sa bouche dans sa barbe, caressant l’espoir étrange qu’elle ne le reconnaisse pas. Mais Madame Lemaie n’est pas née de la dernière pluie ! Elle devine derrière cette grimace pittoresque le petit garçon qui lui tirait les nattes pendant les cours du diacre. Ses doigts se resserrent sur son petit carnet : le parcourir ne sert à rien. La place qu’elle réserve à son ennemi intime, elle l’a choisie elle-même, après des semaines de recherches perfides et fielleuses. Cette année, Madame Lemaie s’est surpassée. Cette famille de bouseux ira s’installer juste à côté des latrines publiques.
L’océan n’a pas fini d’avaler le soleil, que le bourgmestre presse ses administrés d’allumer les flambeaux et les lampions. Tout doit être parfait, c’est important. La réélection des édiles dépend souvent, en Thalassi du moins, de la bonne tenue de la Fête à la Saucisse. Or cette année, qui pourtant appelle les citoyens à nourrir les urnes, n’a pas commencé sous les meilleurs auspices. On annonce la destruction des Marches de Tringel, on clame l’embrasement du Hadvast, une pluie de sauterelles sur Alvarenn et une épidémie de galle chez les Liontaris. Même si la véracité de toutes ces nouvelles est relative à l’appétit des colporteurs, le bourgmestre et les petits villages de la Thalassi n’ont pas d’autre choix que s’y fier. Les Marchands ont cessé de venir. Qui sait ce qui se passe sur ce continent d’abrutis ?
Les ménestrels ont été transvasés de leur roulotte à la scène. Il s’agit d’une petite estrade campagnarde qu’on entendrait volontiers gémir si le boucan des musiciens voulait bien cesser. Mais on ne paye pas les artistes pour se taire. Alors ils dansent, jonglent et crachent du feu sur le frêle tas de planches, sous les yeux ravis des badauds. Le bon peuple a les joues gorgées de saucisses mais leurs mains acclament, elles applaudissent. Ce spectacle est connu, chaque année c’est le même. Il faut dire que la fête annuelle ne change pas de thème. Qu’importe ! Les ménestrels sont familiers, le villageois y sont habitués : si le bourgmestre en engageait d’autres, la Fête ne serait plus pareille.
Le bœuf a été rangé à la va-vite au côté d’un cheval de labour harassé. Les deux bêtes s’observent silencieusement, partagent mollement une auge pleine d’avoine un peu sèche au goût du bovin. De temps à autre, l’une d’elles regarde curieusement le défilé d’humains qui se glisse dans de petites cahutes. L’odeur qui accompagne chacune des ouvertures de portes est écœurante. Pour de braves animaux qui ont la décence de faire leurs besoins en extérieur, le concept de latrine est inconnu.
Les Juges s’arrêtent devant chaque étal. Artisans charcutiers et éleveurs paysans leur offrent leurs productions les plus prometteuses. Bien sûr, il n’est pas question de petites tranches : il faut manger la saucisse entière pour être certain de bien l’avoir goûtée. On y veille, on ausculte les langues des juges avant qu’ils n’aient de temps de se cacher pour cracher. Au bout de la vingtième candidate au titre de la Meilleure Saucisse de Tarteret, Monsieur Ampion sent que son estomac arrive à saturation. Mais sa femme et sa fille le regardent, il n’a pas le droit d’abandonner. Il se force, il se maudit, il prie Martonis pour lui et ses confrères de plus en plus verts de leur donner la force d’avaler. Monsieur Ampion sue, il renifle, il avale une rassade de vin. Les dents engluées dans la viande, il prend encore un instant pour regretter que ses exploits n’aient pas pour témoins les célèbres marchands de Nargaronne.
Etrange expiation que les taverniers et aubergistes ont offert au Grand Prêtre et son diacre. Ils peuvent boire sans frais tout au long de la Phête, dans n’importe quel tripot de Tarteret. D’abord perplexes, les hommes de foi ont fini par trouver un compromis : les godets sont sanctifiés par une prière ou deux avant d’être envoyés dans leurs gosiers.
« Et si nous commandions une saucisse ?
— Attendons de connaitre la désignation de la meilleure.
— Vous êtes plein de sagesse. » assure le Grand Prêtre à son sagace diacre. Ils sont un peu gris, les aubergistes tiennent à ce que leur offrande parvienne au dieu par leurs bouches.
Sacrefeuille a été déclaré forfait : l’odeur des latrines empêche les juges de déguster ses saucisses. Trois ont même vomi avant d’être parvenus à son étal. Désespéré, il est allé s’asseoir à l’écart, dans une étable, au côté d’un bœuf et d’un vieux cheval de labour qui mangent une avoine un peu sèche. La femme de Sacrefeuille s’est couchée, sans un mot, à l’arrière de sa charrette. Leur marchandise est laissée à l’abandon, celui des mouches et des enfants de cœur avinés qui chapardent leurs repas. Et de Madame Lemaie, qui malgré tout l’amertume qu’elle porte à son ancien camarade, déclarerait volontiers ces saucisses comme les meilleures de Tarteret.
Sur ordre du bourgmestre, les gardes de la ville ont chassé les ménestrels de leur estrade. Malgré l’heure avancée, ceux-ci ne sont pas décidés à se lasser faire. Ils sautillent toujours, sortent des lapins de leurs chapeaux, entrainent le peuple dans une gigue avinée. Il faut un peu de temps aux gens d’armes pour les bâillonner, les saucissonner – or, pour ce travail, à Tarteret, on est expert – et les jeter dans leur roulotte. Le bourgmestre invite alors les juges à monter sur scène avant de les y accompagner pour donner un peu d’officialité à la cérémonie de remise des prix. Soi-disant, il s’agit du moment que tout le monde attend. Soi-disant seulement, car comme tous les ans, le public est plutôt indifférent. Les enfants de cœur ont repris les paroles grivoises des ménestrels, on entend les sanglots de Sacrefeuille et les prières extatiques des prêtres de Martonis. Il est temps de conclure ! Le bourgmestre frappe dans ses mains et vocifère un nom, toujours le même depuis soixante ans. Il est familier, ça serait bête de changer. Monsieur Lemaie monte sur scène, tout content.