Jef la Dentelle
La peuplade des orques rouges était connue pour sa très grande sophistication politique. Dans l'Océan de Rage Révolte, tout le monde respectait la loi maritime. Le commerce étant savamment régulé, les aquacités de Funambule, Différentelle et Cassisbel bénéficiaient de la législation d'un régime biocratique. Les traversées se faisaient généralement dans la plus grande sérénité ; particularité bien connue de la région, les modestes aquaculteurs des alentours avaient une aileron écarlate sur le dos : une apparence un peu inquiétante avec un air de faucille entre les nageoires, aspect intimidant qui n'empêchait nullement les habitués du lieu de se fier au régime en place. La condition pour rester en sécurité en ces contrées marines était d'en respecter scrupuleusement les lois.
En vérité, dans l'océan de Rage Révolte existait une manière bien précise de troubler la paix, et Jef la Dentelle en avait fait l'expérience à ses tristes dépens...
Jef la Dentelle venait des tribus elfiques indigènes qui occupaient des grottes sous-marines que les orques rouges nourrissaient en oxygène. La dépendance aux aquacités représentait la norme pour les habitats caverneux. Cela faisait longtemps que les elfes sans-nageoire avaient besoin de l'aide et des structures médicales du domaine des épaulards. Jef la Dentelle lui-même avait grandi dans une poche sous-marine, vivant dans la proximité de ses aquavoisins qui lui fournissaient de temps en temps un extra en oxygène pour des prix exorbitants.
Un jour que Jef la Dentelle, comme à son habitude, avait voulu quitter sa grotte pour aller à la rencontre de la faune des bas-fonds. Et alors qu'il se laissait aller à un moment de liberté, il tomba par hasard sur une garçonnière à orques. Les garçonnières à orques étaient réputées pour leur remarquable discrétion. Selon les coutumes, elles devaient être dissimulées et entretenues à la charge des finances publiques, bénéficiant d'un budget alloué en instance décisionnaire ayant vocation à ce que jamais aucun étranger n'y pénètre. Nul ne savait combien la biocratie consacrait en coquillages dorés pour encadrer et organiser de la reproduction des cétacés, or cette opacité conférait une dimension sacrée à la pratique des initiés. Ainsi, suite à son intrusion incongrue dans un lieu interdit, Jef la Dentelle avait été immédiatement interpellé par la police rouge, mis sous cloche pour « voyeurisme, pénétration dans une garçonnière et trouble à l'ordre des accouplements ». La biocratie était plutôt tolérante à l'égard des peuplades indigènes, avec des lois justes et indulgentes ; il n'y avait qu'une unique chose qu'elle ne pût jamais supporter à propos des étrangers : c'était que ceux-ci dérangeassent malencontreusement ces lieux tenus secrets pour la préservation de l'espèce.
La sentence ne se fit pas attendre : Jef la Dentelle fut expatrié de l'Océan de Rage Révolte, déposé dans la très légendaire baie de l'Hydre où les plages étaient argentées et les palmiers fleuris de roses bleues, avec obligation de demeurer dans un cabanon en bois de bananier et interdiction de se baigner à plus de deux mètre de profondeur et pas plus d'une fois par jour. Les rochers tout proches formaient une barrière naturelle au corail fluctuant qu'il était impossible d'escalader sans se blesser. La prison de Jef la Dentelle se trouvait alors sur du sable chaud, avec Lait de Coco à vie, bronzette sous le soleil, baignade limitée à un certain périmètre et bicoque boisée pour se reposer la nuit.
L'elfe s'était vraiment super-hyper-méga-indigné d'avoir été sorti des profondeurs, il s'en voulait que l'accident n'eût pas été reconnu comme étant une innocente, hasardeuse et involontaire intrusion. Il aurait voulu être gracié ! Il pensait nostalgiquement à ces lieux dont il était privé : à Funambule l'immense, aquaville aux deux mille deux cent quarante-neuf variétés de poissons ; à Différentelle aussi, l'aquacité qui l'avait vu naître et où les éponges étaient toujours transpirantes, et Cassibel, ô Cassibel...
Un jour qu'il prenait un bain dans l'intention de nager un peu (tout en respectant strictement la consigne de baignade limitée à 2m de profondeur), il sentit une sorte de pression au niveau de son fessier droit, une poussée légère, mais insistante, juste au croisement entre la hanche et l'arrière-cuisse, où ne se trouvait habituellement ni oursin ni étoile de mer, et où les petits poissons prudents n'osaient s'aventurer... Il prit d'abord cela pour une passagère angoisse, un sentiment nerveux qui lui faisait ressentir un courant marin un peu plus tendancieux que les précédents, aucun animal n'aurait osé ! C'était donc un sentiment nouveau en ces bulles salées dont il pensait se débarrasser rapidement.
Quelques jours plus tard, il retourna à l'eau et, au moment de plonger la tête, ressentit une seconde petite pression en bas du corps, sauf qu'il s'agissait cette fois-ci de la fesse gauche...
Jef la Dentelle décida bien rapidement de noter dans un petit carnet le moindre de ses mouvements, de ses déplacements les plus anodins, ces petits riens qui en disaient long sur ce qui était en train de se passer. Il songeait aux raisons pour lesquelles il avait été expatrié là, se demandant si les orques rouges avaient pu lui préparer quelque invraisemblable façon de le tourmenter dans cette prison à l'air libre... Une légère inquiétude s'empara peu à peu de l'elfe : il commençait à ressentir les températures de façon plus marquée, percevait chaque sensation comme une nouveauté. Il entrevoyait de plus en plus souvent ce qui s'apparentait à une petit larve d'amphibien avec deux proéminences féminines : cela ne ressemblait à rien de ce qu'il avait cru voir précédemment dans la baie de l'Hydre !
Un jour, par une heure de marée haute, alors que le plein soleil frappait les ondes, une étrange créature alla enfin à sa rencontre. Il aperçut d'abord deux tétons bombés apparaître à la surface, puis des yeux dépassant les vagues, deux antennes hors du commun. La peau violette de l'étrange apparition, tendue par d'invisibles filaments, donnait à voir deux globes oculaires doux à la pupille dilatée. Une bestiole mignonne qui parlait d'une voix langoureuse avec une langue rose bonbon. Il y avait une sorte de musicalité dans la parole. Elle se glissa au plus près de lui, gigota une première fois, puis une seconde fois comme dans un geste de satisfaction, et lui adressa précisément ces mots : « Tu veux jouer avec mon ballon ? »
Peu de choses pouvaient autant surprendre Jef la Dentelle que la naïve voix d'une petite bête qui parvenait à le comprendre. Il connaissait bien la race des hippocampes vénaux, offrant leurs services à qui les écoutait et ressentant la moindre émotion, mais ceci n'avait rien à voir avec cette espèce marine bien connue. Jef la Dentelle se souvenait aussi des saumons-souris de Funambule ou encore des pieuvres mauves de Différentelle : aucune de ces bestioles n'était dangereuse. Il avait donc accepté de jouer au ballon, cela lui avait paru tout à fait naturel, notamment dans un endroit aussi isolé. Une autre de ces créatures vint alors auprès de lui, attirée par la chaleur des jeux nautiques, pour alimenter la bonne humeur qui s'installait. La balle était lancée de droite à gauche et de gauche à droite comme dans water-polo de littoral. La balle était d'un plastique doux et tendre. L'elfe s'était alors pris d'une étrange euphorie, il s'était pris au jeu comme dans un univers parallèle, son corps perdait progressivement le contrôle des mouvements.
Instant après instant, de nouvelles propositions audacieuses lui étaient faites pendant que de nouvelles convives s'amassaient autour de l'elfe enjoué : « Nous sommes les têtardines, vient avec nous jusqu'à la plage de l'autre bout du monde... » Voici que l'elfe recevait ces invitations comme un appel du destin.
Peu à peu, les têtardines amenaient de nouvelles idées de jeu, des palmes pour explorer les environs, des maillots de bain de couleurs jaune, verte, magenta, turquoise, des fleurs aussi, en bord de plage s'accumulaient les nouveautés, il devenait presque impossible de reconnaître la baie de l'Hydre comme à son premier jour. Comment de si belles créations de la nature avaient-elles pu s'intéresser à un pauvre elfe ? Que pouvait-il avoir de si différent des autres elfes qui les fasse s'intéresser à lui ? Cela paraissait hors du temps ! Jef la Dentelle sentait son corps submergé, il devenait difficile d'inspirer un peu d'air. Au fur et à mesure, la pression sur ses côtes ou son torse se faisait toujours plus forte, les têtardines excitées se condensaient de plus en plus nombreuses autour de l'elfe qui commençait à prendre peur, angoissait à la vue de tant d'agitations.
Au bout d'un moment s'en suivirent les images du bonheur dans la vision de l'expatrié : les îles paradisiaques ; la douceur des vacances en famille ; l'appel de l'air marin aux touristes enjoués ; les voiliers en été qui semblent se retrouver pour rire ; la vie elfique à nu dans tout ce qu'elle a de significatif ; l'inventivité sensuelle des jours heureux ; le naturel retrouvé ; l'instinct primaire à l'affût du moindre plaisir. Voici Jef la Dentelle, voici de quoi était fait son rêve à ce moment précis de son histoire.
Il se réveilla finalement presque abandonné sur la plage, dénudé et décoiffé. Une têtardine attendait auprès de lui son éveil. La créature s'excusa bien vite pour la gêne occasionnée, elle n'avait pas pensé un instant que d'inviter ses copines aux jeux de l'été eût tant dérangé cet athlète taillé dans un roc. Jef la Dentelle, dans son ivresse, embrassa la têtardine qu'il trouvait si gentille, la remercia pour sa sollicitation aux éveils ludiques et aux douceurs innocentes. Son corps exprimait la fertilité de sa pensée. Il caressa longuement la petite têtardine, qui lui confia passionnément son nom : Leylalolaludivina-cléopatra. Voici qu'il découvrait de séduisantes sonorités issues d'une inconnue s'épanouissant. Une fois pris ce temps de tendresses et de chaleur, les deux compagnons se quittèrent rassasiés sur des promesses de retrouvailles et des galanteries.
Ce jour-même, Jef la Dentelle décida de désobéir aux lois des orques rouges, car il avait compris le sens de la vie. Il savait qu'il pouvait vivre d'amour et de lait de coco, qu'il pouvait partir à la découverte d'un autre monde en amorçant un grand départ. Il entreprit un long voyage pour découvrir de nouveaux horizons à la recherche de nouvelles rencontres. Il se confectionna un radeau en peu de temps et retrouva bien vite une liberté féconde. Heureusement, Jef la Dentelle savait avant tout qu'un jour, peut-être, il reviendrait dans la baie de l'Hydre retrouver sa tendre et adorée têtardine.
Fin.
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Bonjour,
Oh c'était mignon :coeur: et plein de créatures innovantes !!
+1 point lait de coco, +50 pour les orques.
Merci du partage !
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Bonne journée
au fil de la lecture :
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Bonjour gAmaster,
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Au plaisir