https://lavolte.net/livres/agrapha/Agrapha est un roman de luvan publié à la Volte.
J'ai attendu une semaine ou deux avant d'en parler pour être certain de ce que j'aurais à en dire. Rarement mes attentes furent dépassées à ce point en littérature. En essai oui, mais pas en littérature ou en roman.
Sous la forme d'une autofiction quant à son travail d'archéologue, l'autrice nous livre trois documents compilés sous forme de roman : le premier est la traduction d'une tablette de plomb du Xe siècle qui relate la vie d'une communauté d'ermites religieuses, toutes
féminines (correction : nées femmes), huit personnages qui écrivent sur leur quotidien, le tout agrémenté de notes de la "traductrice-narratrice" à la manière d'une étude. La seconde est le carnet de recherches de l'autrice/narratrice lorsqu'elle décide de pousser plus avant l'enquête sur ces huit femmes qui l'obsèdent et la fascinent de plus en plus au-delà du travail scientifique et poétique de la traduction. Le troisième document, je vous laisse la surprise.
Voilà pourquoi il faut lire Agrapha :
1. Le travail poétique et linguistique énorme. La langue y est traduite à partir d'un sabir fictionnel : du latin médiéval agrémenté de germanique/grec, en un français lisible tout en conservant des termes originels (listés dans un glossaire). Ce travail, en plus de sa dimension esthétique, est une preuve performative de la construction des récits internalisés par la langue. En tête de liste, bien sûr : le genre, où on dit encore "vir" pour homme, "mulier" pour femme, et qu'ils sont tous les deux complètement indépendant et décorrélés de la racine du mot "humanité". Mais aussi : la guerre et sa place dans la société humaine. Où, comment, avec un simple glossaire et des définitions d'usage, remettre en cause toute une idée préconçue du conflit et de l'arme comme nécessité sociale.
2. La peinture historique et religieuse. On a clairement un récit d'un autre moyen-âge, d'une autre chrétienté, que celui que l'on apprend à l'école, à l'université, sur internet ou dans la culture populaire. Cette période de "chaos politique" et de "troubles" qui sépare la soi disant "chute de l'empire romain" du début de la féodalité concurrence les récits sexistes, nationalistes et capitalistes obsédés par les dynasties et les dominations militaro-économiques que l'on nous fait d'ordinaire de cette époque. Ceci sourcé par des références scientifiques et historiques via les notes de la narratrice, et transmis au lecteur par l'exercice de projection dans ce quotidien médiéval complètement à rebours des récits guerriers ou misérabilistes. Voir aussi, au sujet d'une autre vision du merveilleux médiéval, le Hildegarde de Léo Henry chez le même éditeur, excellent également mais bien plus long, auquel Agrapha fait également un clin d'oeil.
3. Le récit lui-même oscille entre (anti-)roman historique, récit fantastique non sans rappeler certaines réutilisations de l'horreur lovecraftienne, et exercice poétique pur. Je suis particulièrement friand de récit "ré-enchanteurs" c'est à dire qui ne renvoient pas dos à dos l'imaginaire et le scientifique comme mutuellement exclusifs (par la poésie, bien sûr, mais pas que, les références aux "transes" et "visions" ne sont pas innocentes et, d'après mes lectures parallèles en anthropologie, dument documentées dans leur utilisation).
4. Le fond : je vous laisse le découvrir, mais j'ai rarement été aussi en accord avec les valeurs portées par un ouvrage de fiction.
Pour moi, ça a été une lecture marquante, pour ne pas dire bouleversante, si bien que j'ai attendu quelques jours pour retrouver un certain recul avant d'en parler ici. Je vous le recommande plus que vivement, c'est un livre qui mérite de vivre et qui, pour moi, a une importance toute particulière lorsqu'on se cherche un héritage historique (tout en assumant sa ficitonnalité, mais ça s'appelle "l'Histoire" pour une raison) qui ne soit pas celui qui ait mené à l'état présent du monde humain.
Je crois qu'Agrapha a rejoint Marguerite Yourcenar et les Mémoires d'Hadrien dans mon petit coeur de lecteur. Dans mon petit coeur d'écrivain, en tout cas, c'est une certitude, et j'avance avec les deux à partir de maintenant.