Critique aisée n°86
Les Femmes savantes
La grande salle du théâtre de la Porte Saint-Martin est pleine et bruisse gentiment d'un public plein bonne volonté : on est dimanche après-midi.
Je m'installe à la place 2A à 58 Euros au deuxième rang de corbeille en me demandant une fois de plus si un siège de théâtre peut véritablement être appelé fauteuil. Je me glisse donc dans mon abus de langage et force mes genoux à glisser le long du dossier du siège qui est devant le mien. L'homme de bonne taille qui y est assis et qui me cache un bon gros tiers de ce qui n'est encore qu'un rideau rouge me fait comprendre par un mouvement des épaules et du fessier que ça va bien pour cette fois mais bon…
Une annonce donne les consignes relatives aux téléphones portables et aux photographies.
Les lumières baissent, le rideau se lève sur un autre rideau, translucide celui-là.
Tiens, je n'ai pas entendu les trois coups.
Derrière le tulle, trois apprentis-comédiens-machinistes font semblant de mettre en place quatre caisses à claire-voie et se retirent. Le rideau flouteur se lève à son tour.
Le décor est très beau, très grand, trop grand, on le verra.
Deux jeunes femmes entrent et se disputent en traversant la scène en tous sens dans de belles robes. On ne comprend pas très bien ce qu'elles se disent, mais la dispute devient violente, et l'une ou l'autre, ou bien les deux se roulent par terre en criant. Sommes-nous bien dans une comédie de Molière ou ont-elles vu Maria Casarès dans Phèdre ?
Bon, je sais, il serait temps que j'entre dans le sujet, mais, c'est drôle, je n'arrive pas à dire du mal de cette pièce. Dire du mal de Molière, d'abord, est-ce possible, ou même seulement permis ?
Disons quand même que, si la pièce est bonne, sur le plan humain elle l'est beaucoup moins que le Misanthrope, sur le plan social beaucoup moins que l'Ecole des Femmes et sur le plan comique beaucoup moins que le Bourgeois Gentilhomme.
Je ne vais pas vous raconter l'intrigue, et si vous ne la connaissez pas, faites semblant, comme d'habitude.
Toutes ces circonvolutions vous ont fait comprendre que je n'ai pas été emballé par la pièce telle qu'elle a été montée par Catherine Hiegel, avec Agnès Jaoui (Philaminte, la plus savante des femmes savantes), Jean-Pierre Bacri (Chrysale, le plus docile des maris), Evelyne Buyle (Bélise, la plus illuminée des sœurs) Philippe Duquesne (Trissotin, le plus veule des coureurs de dot) et quelques autres.
Et pourquoi donc n'ai-je pas été emballé plus que ça ?
Voici maintenant les motifs de mon mécontentement :
Que la mise en scène mette en valeur le personnage de Chrysale, somme toute secondaire, au détriment de Philaminte ne me parait pas gênant du tout et Bacri tire très bien la pièce à lui. C'est un choix de mise en scène acceptable, fondée sur l'attractivité de Bacri dans un rôle classique. On regrette un peu que Molière n'ait donné que si peu de lignes à Bélise, car Evelyne Buyle, dans sa douceur et sa certitude illuminée, est vraiment parfaite.
Mais le spectacle pêche par bien d'autres points importants.
Les comédiens n'arrivent pas à occuper l'espace qui leur est offert, trop grand, trop vide.
Leurs mouvements manquent de fluidité et de continuité : il y a parfois de grands "blancs" (silence et même scène vide) entre deux scènes ou deux répliques qui font penser à une mise en scène de pièce intellectuelle des années soixante.
La diction et la scansion des alexandrins sont si scrupuleusement respectées que l'on pourrait se croire à un concours de récitation d'une classe de quatrième.
Et les voix, mon Dieu, les voix ! A part Bacri et Buyle, qui ont une élocution assez claire et une voix assez forte pour cette grande salle, les autres acteurs, même bons, laissent franchement à désirer sur ce plan et font perdre une bonne partie du texte.
Tout cela n'est pas très satisfaisant, mais qu'importe : le théâtre est plein. Merci, Monsieur Bacri, vous faites le job.