Quand quelqu’un évoque Anselm Gardens, c’est avec des mots assez doux, rêveurs, parce que là-bas il y a toujours des buissons de fleurs et qu’on s’y retrouve en famille pour piqueniquer, avec une vue sur la mer et le souffle de vent dont manquent nos boulevards. Les bancs ont beau être en morceaux et leur peinture rongée par les fientes, l’herbe martelée par le soleil panaméricain jusqu’à ressembler à des franges de tapis, on se sent bien à Anselm, c’est comme ça, c’est ce qu’on entend dès le plus jeune âge : que peut-être samedi prochain, si la chance est de notre côté et que ton père n’a pas de commandes en retard, on ira prendre un peu de bon temps à Anselm ; et le gosse sait qu’il y aura surement de la glace de garrigue ou des beignets, et d’autres comme lui qui voudront jouer dans l’herbe pas trop près des adultes. Et en grandissant on sait derrière quels bétons passer l’après-midi avec deux ou trois camarades autour d’une bouteille de quinis et d’un ongle de diablo-de-Cassan. Si bien qu’Anselm a tout pour plaire à tout âge.
C’est vrai qu’on y a souvent l’impression d’un répit. Genre, c’est le premier congé en quinze jours et il n’y en aura surement pas d’autre ce mois-là, on a le cul sur une herbe à deux doigts de la combustion spontanée, d’ailleurs elle pique, ses minuscules moignons ligneux s’enfoncent dans la maille des survêtements à croire que c’est la saison des aoutats qui a commencé, la moitié du panorama est occulté par les tours fumantes de Perendity et le favel de Calum Hills, ça sent souvent mauvais à cause des rejets de la centrale et si l’herbe fait si mal c’est surement qu’elle se venge. Mais à dominer le chaos la plupart des gens ont l’impression qu’ils n’en font plus partie, c’est drôle. On passait une heure et demie à étouffer dans le bus avec d’autres pauvres comme nous, même qu’une fois il y avait Masper sur le siège en face du mien - et Masper à l’école c’était celui dont le cartable était raccommodé au chatterton -, les fenêtres déversant à l’intérieur de l’habitacle surchauffé les nappes de gasoil du PanamRing, les bébés dégueulant, les mères agitées de gros rires idiots et les pères comptant vingt fois s’ils avaient de quoi payer à leur famille, en grands princes de parade, les beignets de morue du Subterranean avec le supplément fromage et la sauce au cumin, ou s’il faudrait se contenter de la friture rance des ambulants qui montaient et descendaient les allées d’Anselm, l’odeur de graillon et de vinaigre à leurs trousses et se déposant sur nous comme un baume diabolique. Comme si le gasoil des périphériques était resté sur nous comme une glu accrochant les pires charognes. Et au bout du compte, mon père, toujours je l’ai entendu dire la même chose : “Qu’est-ce qu’on se sent bien, hors de cette merde de ville.” Moi je regardais la centrale, l’océan qu’on distinguait à peine à cause de la chape de gris - de plein de gris différents -, l’attirail visqueux du marchand qui venait de nous déverser une vingtaine de boules de morue dans des cornets, et me disais que ça y était, il n’y avait plus qu’à passer une heure à déjeuner sur notre platebande cramée, à moitié allongés dans les poignards de l’herbe sèche, à nous avaler toute cette huile rance dans l’espoir d’occuper le trajet du retour à sentir son ventre faire des bulles comme les volcans de boue de Arch Park.
Et c’est toute cette foule de gens attroupée de long en large sur les voies rapides menant à Anselm le dimanche midi, c’est cette foule qui, je crois, a fini par me rendre définitivement accroc à cette ville. Maintenant je la connais bien, ce qui est rare pour un toutse comme moi. J’ai mes adresses, si on peut dire. Quand je veux étouffer, je vais dans Pahlav District où vivent les quatre-vingt-mille immigrés beliziens - à ce qu’on comptait au dernier recensement, mais c’est peut-être le double maintenant - qui semblent s’être jurés de ne jamais foutre le pied à l’intérieur de chez eux avant deux heures du matin. Je me perds dans les bousculades et j’apprends leur langue en suivant trois conversations à la fois, je croque un légume au passage et il a un gout de poussière. Quand je veux me mettre la migraine, je me perche sur le rondpoint d’Aribal Lane et je chante sur les klaxons. Et ainsi de suite. Tout pour embrasser le chaos. J’ai perdu trop de temps à Anselm quand j’étais plus jeune, à regarder mon père, et ma mère aussi, et absolument tout le monde en fait, se prendre pour des putain de mouettes contemplant la ville à l’abri, du haut de leur paradis d’huile et de paille, jetant dans la friture les misères de merics qu’ils s’étaient sué à gagner quinze jours durant, et moyennant peut-être quelques jours de vie. Mon père avait cinquante-et-un ans quand il est mort, et j’ai gardé les dents serrées jusqu’à ce qu’on ait le rendez-vous avec le prêtre qui devait nous rendre compte de ses dernières volontés. Ma mère me répétait que j’avais le droit de pleurer, que c’était bien, que les garçons se tournaient en ridicule à vouloir garder les joues sèches, et moi je continuais de serrer les dents, pas de douleur mais d’angoisse, parce que j’étais pété de trouille à l’idée que mon père ait pu demander à ce qu’on répande ses cendres au-dessus d’Anselm Gardens.
C’est pas arrivé.
Même si finalement il y en a eu, des cendres, à Anselm Gardens. Et même si j’ai jamais eu trop d’opinion politique j’aurais préféré que nous revienne la gerbante odeur de friture des jours passés. C'est que d’un chaos à l’autre, on préfère toujours le précédent, et je dois bien avouer que j’ai pas échappé à la règle - pourtant j’étais si heureux le jour où ils ont réquisitionné les Gardens et que plus personne n’a eu le droit d’y accéder. D’ailleurs pendant longtemps on n’a pas su grand-chose, on a juste vu des fumées de temps en temps, mais jamais d’odeurs, parce qu’elles étaient soufflées par le vent du large directement sur les montagnes, et ça semblait logique que ces gens-là qu’on avait confinés à Anselm - et tant de monde se révoltait contre ce qu’ils prenaient pour un traitement de faveur ! - ils communiquent comme ça, par signaux de fumée. Alors que le gouvernement ce qu'il trafiquait tout ce temps c'est qu'il les brulait, par familles entières, et c’était dans Anselm Gardens.