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Auteur Sujet: Personne ne l'a vraiment dit (Lionel Davoust)  (Lu 8108 fois)

Hors ligne Nacas

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Personne ne l'a vraiment dit (Lionel Davoust)
« le: 16 octobre 2018 à 22:16:58 »
J'ouvre ce sujet comme j'encre une preuve écrite, un dessin du bout de la plume, pour me dire qu'au fond de moi je juge sans rien connaître.
J'éprouve un dédain certain pour les auteurs de fantasy. Pas que je ne les aime point, non que je ne les ai savourés, mais que j'ai ce qu'on appelle un préjugé tenace et protecteur : Par défaut, de la fantasy sera mauvaise ou banale. J'ai une horreur sombre, une horreur comme une terreur sourde, ou une peur détraquée, de lire quelque chose de médiocre. Cela s'est peut-être déjà ressenti par ici. J'ai vexé une poignée de gens. À mes yeux, un travail sans tripes, sans remous du bide de bout-en-barre, est un objet de crainte.
Le côté cocasse résidant bien sûr dans le fait que je sois incapable de me lire comme je lis un autre (je connais les mots).

Je suis désolé pour la palabre, c'est pour moi que j'écris.


Lionel Davoust est apparemment un écrivain français de fantasy, aux couvertures hautes en couleurs et en poncifs ; mais il a écrit un petit essai, sur ce que personne n'a vraiment dit : ce qui se passe après la fin de Pinocchio.
Et j'aime cet essai. Cet essai me rappelle les ponts de Paris, par une belle journée d'été. Cet été me rappelle un soir de feu sur une colline arrosée de braises et mourante d'asphyxie. Cet essai est à la disposition gratuite de n'importe quel intéressé, libre à la diffusion, et je ne vais pas me gêner pour le déposer là.

Merci à vous, Nacas.

Je rappelle que le texte n'est pas de moi, mais de Lionel Davoust, écrivain dont je n'ai rien lu d'autre.
Il l'a laissé en PDF avec un texte d'introduction à son cadeau, qu'il nous offre. Bonne lecture ; l'essai en lui-même fait moins de trois pages.
Désolé, vous n'êtes pas autorisé à afficher le contenu du spoiler.




Personne ne l'a vraiment dit


   Il n’est dit nulle part ce qu’il advint de la marionnette après qu’elle fut transformée en petit garçon. On s’en doute ou bien on l’imagine ; peut-être calque-ton sur elle des images ou des idéaux. On suppose que l’enfant alla à l’école, c’était l’un de ses rêves ; on le verrait quittant la maison, le cartable sur le dos, entre angoisse et excitation, le jour de la rentrée. Qu’il noua quelques amitiés, ou qu’il fut tenu à l’écart par ceux qui n’acceptaient pas sa condition d’ancien pantin ; que son institutrice le prit sous son aile, le temps qu’il s’adaptât ; qu’il travaillât attentivement à ses devoirs sur la table de la cuisine, sous l’œil émerveillé de son père artisan. Voilà bientôt que les années passent ; de l’école, il entre au collège ; il découvre le basket, qu’il peine à pratiquer à cause d’une ancienne raideur dans les membres ; il se heurte à la compétition régnant chez les adolescents semblables à de jeunes loups courant follement dans les ténèbres. Il peine en mathématiques, s’applique à la flûte à bec et, s’il s’efforce de rapporter de bons carnets de notes, il fait dorénavant ses devoirs dans sa chambre, à l’étage, sous le regard souffreteux de stars du rock, et il ressent une étrange parenté avec les instruments et le bois de la scène plus qu’avec les musiciens.

   Mais il n’a pas le temps de s’interroger car c’est déjà le temps du lycée. Quand le conte se termine, quand la bonne fée exauce le rêve de l’objet, nul n’imagine qu’un jour, la ficelle et le bois pourraient inviter maladroitement une camarade au cinéma, et essuyer un refus, puis un deuxième, un troisième. La raideur de l’adolescent s’accroît alors ; il redresse le front sous les quolibets des imbéciles mais il marche comme un blessé des tranchées et, la jambe raide, le dos voûté, il s’arme de son handicap et le revêt comme une armure de différence et de mépris. Non, nul n’imagine qu’un jour, l’adorable pantin aux questions naïves pourrait braver les interdits du père aimant en rentrant au milieu de la nuit, empestant l’alcool dont il a abusé, bouffi d’une fierté amère et le cœur plein des œillades lancées par les jeunes filles à d’autres que lui.

   C’est maintenant l’artisan qui travaille sur la table de la cuisine, récapitulant les comptes de l’atelier, cherchant à tirer le maximum d’une réduction d’impôt afin de ne pas se trouver forcé de licencier son jeune apprenti. Le criquet a quitté depuis bien longtemps l’oreille de la marionnette ; le petit garçon a reçu avec son cœur de chair le libre-arbitre, le fardeau de la morale, et la douce peine de l’insatisfaction.

   Quand le conte touche à sa fin, il ne trace pas le chemin du pantin qui renaît ; l’enfant reste en devenir, paradoxalement inarticulé, en voie d’un commencement que l’on souhaite radieux. L’on n’imagine pas ce jeune homme solitaire, fuyant la chaleur du soleil, un carton à dessins sous le bras, dissimulant derrière une paire de lunettes à verres miroir une enfance trop rapide qu’il n’a pas comprise. L’histoire ne raconte pas que cet artiste en apprentissage a oublié pourquoi il manie de façon innée le crayon en bois. Le récit laisse toute illusion sur la place qu’il trouve en ce monde ; mais peut-être l’adulte déplace-t-il la chair qu’il n’a jamais voulu apprivoiser comme on tracte une épave, comme un défi lancé au temps qui passe.

   Et, quand il s’aperçoit finalement que ses prétendus semblables ont cessé leurs railleries pour se tourner vers eux-mêmes, quand il se rend compte que ses défis rageurs lancés aux cieux ne retournent que de timides averses indifférentes, il accepte finalement l’affection d’une jeune musicienne qui caresse le violoncelle et l’archet avec une innocence à laquelle il ne croyait plus. Elle est à ses côtés, lui serrant la main tandis qu’ils contemplent, muets, le père artisan sur le lit d’hôpital, victime d’une attaque liée à des cadences de travail épuisantes. Elle est là pour l’enlacer quand il pleure silencieusement des larmes de cire le jour où le couvercle luisant se referme pour toujours sur le marionnettiste.

   Le conte n’explique pas non plus comment la jeune et jolie violoncelliste n’aime en définitive sous ses doigts que le bois chantant de l’instrument, et pas la chair durcie d’un homme claudiquant sous le poids de l’égarement et de l’isolement. Fatiguée de forer la cuirasse à la recherche d’une racine, elle quitte l’artiste pour un banquier qui, certes, n’utilise le crayon que pour les comptes familiaux, mais qui offre les certitudes reposantes de manger toujours les mêmes céréales et de ne porter que des costumes gris.

   Le conte qui s’achevait portait en lui le potentiel d’un espoir ; nul n’affirme que cet homme raidi, calcifié, rouillé aux jointures, fut un jour une marionnette naïve aux grands yeux bleus à qui tout restait à apprendre. Nul ne peut prétendre qu’il ne fut pas accueilli dans sa différence, qu’il ne sut pas conserver la fraîcheur d’un regard neuf, peu à peu assagi en bienveillance à mesure que vint l’âge. Nul, pas même le petit garçon, ne saurait déterminer si la bonne fée lui ouvrit l’infinité des chemins de l’existence, ou si elle le plaça sur un sentier qu’il suivit aveuglément, sans se retourner, marchant aux côtés d’un banquier doux, souriant, et amateur de céréales.

   Non, l’histoire n’explique pas ce que devint le pantin une fois qu’il crut se retrouver isolé, sans artisan pour le façonner ni violoncelliste pour sentir vibrer le bois. Elle ne raconte pas que l’homme vieillissant, rouvrant un jour l’atelier de son père, sculpta minutieusement un masque en bois fin pour recouvrir sa chair tavelée ; qu’il se façonna patiemment une carapace brune et luisante épousant le torse et les membres. Que le criquet et la bonne fée ne prêtèrent aucune attention à ses hurlements sauvages lorsqu’il cloua avec une lenteur fascinée chaque pièce à sa chair agonisante.

   Car un conte pour enfants ne saurait s’achever sur la sortie d’un homme se dressant fièrement sous les rayons du crépuscule, vêtu d’une armure étincelante noircie de sang, tel un golem d’obsidienne terrifiant et formidable. S’il n’y avait sa démarche souple et décidée, il ressemblerait à s’y méprendre à une marionnette immense ; mais un autre détail manque au pantin. Les ficelles sont absentes – sauf une, tranchée net, pendant à la manière d’un appendice mort qui s’enracine au sein du thorax, du côté gauche.
« Modifié: 18 octobre 2018 à 12:23:41 par Nacas »
Les restaurants sont à tous les étages au sommet de la pyramide sociale.

Hors ligne txuku

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Re : Personne ne l'a vraiment dit
« Réponse #1 le: 17 octobre 2018 à 20:49:06 »
Bonsoir

Merci a toi pour ce partage !!!  :)


C est bien ecrit mais pas tres gai................... :'(
Je ne crains pas d etre paranoiaque

"Le traducteur kleptomane : bijoux, candelabres et objets de valeur disparaissaient du texte qu il traduisait. " Jean Baudrillard

 


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