(Rho ce fut un tictac solitaire cette fois-ci... et je crois que du coup je ressens encore plus de gratitude pour les gens qui ont fait de cet exercice une institution du forum !)
C’est l’an dernier qu’on a vraiment commencé à penser qu’il n’y avait plus assez de place pour tout le monde, et que peut-être l’espoir existait encore de vivre dans cette ville sans avoir jour après jour l’impression de suffoquer. Je me souviens que pendant longtemps on a incriminé toutes sortes de choses complètement immatérielles pour expliquer le malaise ambiant : les émanations de la centrale de Perendity, le fleuve de gasoil du PanamRing, même la terre qui tremble une fois par génération. Mais à chaque fois qu’un nouveau fléau semblait pouvoir être tenu pour responsable de nos peines, on avait au fond du cerveau un gout de trop-peu. Les politiques, aussi, ont eu leur lot de haine, de menaces larvées, de poings durcis.
Je crois que toutes ces explications ne nous avançaient pas dans la gestion du problème, et que c’est pour ça qu’on n’a pas réussi à s’en satisfaire. Et puis ça ne fédérait pas les gens. Qui veut se battre contre des vapeurs, ou contre les puissances souterraines, ou encore contre ceux par qui le salaire arrive ? J’ai déjà bien expliqué que ce qu’il nous reste de forces, on le met à se cramer la tronche sur Parade Street et à organiser des piqueniques en famille. Si bien qu’il nous fallait une haine toute prête, qu’on aurait nourrie en nous depuis des années sans y prêter attention.
Donc l’an dernier, à la faveur des municipales, beaucoup de débats ont eu lieu, toujours pour tenter de raisonner cette merde de ville, pour parler des moyens à notre disposition pour discipliner le chaos ambiant, et ça a fini par intéresser beaucoup plus de monde que prévu. Sans qu’on sache trop pourquoi, c’est Ordre-et-Progrès qui a raflé la mise. Ils ont eu 43 sièges sur 61, avec des scores dingues du côté de San Pelardo et de Pahlav District, comme quoi il y a vraiment eu un sursaut de la part des plus désespérés. Moi je ne suis pas allé voter, je n’étais pas en ville à ce moment-là. J’avais trouvé refuge dans le désert de Cotacatama, j’avais pas un rond mais prendre congé de la ville m’était apparu si précieux, j’avais franchi le pas. Je raconterai aussi. Tant de trucs sur la liste. C’est au village, au croisement des routes d’Apning et de Maiden, que j’ai passé mon 8 juin, le jour des élections, j’en ai encore une vision très claire, je nettoyais l’intérieur du sandtruck de Philden Gramms, dans la fournaise, des chiffons mouillés noués dans les cheveux, et je me disais que pour la première fois j’avais une chance de suffoquer pour de vrai, pas du fait des corps pressés autour de moi mais du fait du soleil de Cotacatama, Marteau de Dieu.
(Ce n’est pas très important mais c’est ça la signification dans leur langue. Cota pour Dieu, tama pour soleil, et les deux reliés à l’envers parce que leur cerveau fonctionne bizarrement.)
Je ne m’en suis même pas voulu quand, de retour en ville, on m’a raconté les fêtes, la liesse, les promos sur l'alcool pour l’occasion. J’avais été trop heureux ce jour-là, à passer mes chiffons dans les rainures pleines de cambouis, le sandtruck comme un navire battant fièrement pavillon inconnu, l’eau des linges me dégoulinant le long des joues, dans l’air incendié.
Ensuite tout est allé à la fois très vite et très lentement. Les décisions raciales, comme il les appelaient, ne nous concernaient pas, et on les apprenait des jours plus tard sur le trottoir de Parade, pour les oublier aussi sec, ou les remâcher de psychotropes jusqu’à ne plus rien y comprendre. Il y avait toujours autant de monde sur les boulevards et, sans leur en tenir rancoeur, on se disait que les types d’Ordre-et-Progrès nous avaient baisés comme tous les autres. C’en était presque fascinant de constater qu’on s’était encore fait baiser, on avait tant juré que ça ne nous arriverait plus, que plus jamais on n’irait gicler dans un isoloir, etcétéra.
Mais finalement ils ont bien fait comme ils avaient dit, c’est-à-dire que la ville croulait sous la vermine et qu’il fallait mettre un terme à son développement, sans quoi on en mourrait, sans quoi tout Parade ne serait plus qu’un immense cadavre rongé de petites bêtes grouillantes. Heureusement, il n’était pas trop tard, et la vermine (genre les poux, les morpions, les perce-oreilles, mais en humains) c’est le plus faible des êtres vivants et donc le plus facile à éradiquer en nombre. Et pour le coup, j’adhérais complètement au message, parce que le Gramms il avait eu la même politique à l’échelle de sa plantation, et que ça avait marché : après un épandage de GHV tous les mois pendant six mois, ses maïs étaient purs comme s’ils venaient d’être coloriés sur un banc d’école, hyper verts, vert vivant, confluant vers de gros épis flambant jaune aux grains charnus, les gamins de San Pelardo s’ils avaient eu connaissance des maïs de Gramms ils auraient débarqué par groupes entiers à Cotacatama pour s’emmancher dessus à tour de rôle, vraiment la plus belle plantation que j’aie pu voir.
Dans les mois qui ont suivi, on a continué à vivre normalement, à s’expédier les chaos de la ville de jour comme de nuit, et à apprendre chaque matin par coeur un nouveau vers de son poème de misère, en gueulant un peu sur les zouaves d’Ordre-et-Progrès sans savoir qu’ils préparaient aussi leur GHV, pour ce que la ville comptait de petites bêtes. Et en ville, donc - pardon de toujours dire “en ville” ou “la ville” mais j’ai juré de ne jamais l’appeler par son nom, parce que dans L’échappée nocturne pendant la scène du mazoutage Brian Gillis dit à Olson Page “Fais gaffe à comment tu parles Ollie, si tu continues de m’appeler par mon prénom je vais te coloniser le cerveau, je vais devenir toi, appelle-moi Trust comme les autres conseil d’ami” et ça m’avait frappé -, en ville donc les petites bêtes elles sortent de leurs maisons minuscules quand l’aube s’annonce, et elles remontent tranquillement les murs jusqu’aux derniers étages et jusqu’au ciel pour s’évader tout le jour dans les nuages de l’Eveil, et au crépuscule elles reviennent pour nous tourmenter, nous manger ce qu’elles peuvent, en cliquetant entre elles sans qu’on n’y bitte rien. Franchement, les petites bêtes de la ville, on les considérait encore comme des humains, mais avec leurs sourcils épais et leur figure impénétrable, leur langue qui ne s’approche de rien de connu et leur refus de s’intégrer à notre vie à nous, comment voulez-vous qu’elles aient pu nous sensibiliser à leur cause ? Alors on s’est tous rué sur les directives d’Ordre-et-Progrès, et aux premiers jours de juillet, quand il a été décrété qu’elles devraient toutes fermer boutique et se rassembler à Miracle Stadium et sur l’aéroport d’Ilibe pour être tenues au courant de la nouvelle législation de restriction raciale, j’ai compris que c’était un jour semblable à celui du premier épandage du père Gramms et j’ai été heureux, il faut le dire.
Maintenant, puisque je raconte tout ça bien après, et que j’ai compris certains trucs sur la vie, et que j’ai vu la petite Cota Borego sortir de l’immeuble un jour et qu’elle n’est pas revenue - encore, encore un nouveau truc sur la liste de ce qu’il faudra dire, parce que qui sinon ? -, je me sens coupable. Mais c’est ça que j’écris aussi, depuis que j’ai commencé à raconter Parade et les boites du désespoir, les commerces mojaves, les petits culs de Pelardo dressés à l’appel des balisards et le reste, Anselm et tout le reste présent et à venir, Cotacatama, le sandtruck au-dessus duquel s’érigeait menaçant le flamboyant Marteau de Dieu, c’est ça que j’écris : les fragments du plus faible, parce que le plus faible au bout du compte ce n’était pas le grand Mojave conduit de gré puis de force à Miracle Stadium, ce n’était pas la petite Cota traversant le trottoir en bas de chez elle. C’est pas pour ça que je les porte dans mon coeur mais c’est sûr que le plus faible c’est pas celui qu’on croit, et ça me pèse depuis plusieurs mois maintenant, cette culpabilité, ce sentiment qu’en fin de compte le plus faible de l’histoire c’était moi. Mais vous savez pas tout encore, et je veux pas non plus dire qu’il n’y a pas eu de type plus misérable que moi dans toute cette histoire, mais puisque c’est mes fragments qui resteront sur le papier alors ce sera moi forcément, qui endosserai pour tout le monde, ce sera ma signature sur la dernière page.