(c'est bien sûr écrit d'une traite donc pardonnez les foutaises les longueurs les coquilles...)
J’ai fini par m’extraire de Parade Street vers six heures du matin, à l’heure où la nuit donnait encore. Tout autour de moi restait immobile, lourd, aqueux ; des foules de gens marmonneuses bloquaient l’abord des boites et créaient des queues assommantes dans les supérettes mojaves. A l’intérieur, tenant leurs caisses et renflouant leurs rayons, les grands Indiens très maigres écoutaient sans un mot passer la nuit, bipeuse à la main, et c’est vraiment comme s’ils vivaient dans un mauvais rêve, stoïquement, c’est-à-dire comme s’ils vivaient une vie dont ils savaient qu’elle finirait par se démanteler au lever du jour, lorsque soudain l’aube crèverait la surface de leur sommeil paradoxal et apposerait à leurs paupières un je ne sais quoi de rassurant comme le visage d’une femme, ou une odeur de café brulé, ou le grincement d’un store.
Peut-être que c’est ce qui a toujours permis la persistance de cette haine que chacun en ville leur porte - à eux, aux Mojaves : le fait que nuit après nuit, nous les balisards de tout le district (les étudiants, les intérimaires, les instables, les attardés, les teufeurs, les branques aussi, et puis les déglingués en tout genre) les voyions errer dans leurs rayons, fourguant dans leurs bras et sur les tapis automatisés des lignes et des lignes de paquets de chips et de barquettes de porc sous cellophane, toujours eux, toujours leur même gueule de dormeurs, de rêveurs, front ridé par - supposons - la conviction qu’ils se réveilleraient du cauchemar ; qu’eux finiraient par se réveiller de notre cauchemar. Et qu’à cette seconde discrète de grâce où la nuit devient violette et puis bleue et azur, que le soleil en quelques pas s'apprête à quitter la gangue des réverbères pour s’insérer dans le bas du ciel à nouveau, les Mojaves en choeur fermeraient leurs supérettes, compteraient leur caisse et sortiraient enfin dans Parade désormais lessivé d’aube aigre, sous l’ululement d’une lointaine ambulance et dans des volées de papiers de biscuits, et monteraient, monteraient par les trottoirs et les ruelles où les boites déversent leurs rebuts, monteraient jusqu’au ciel de l’Éveil.
Merde ils se réveillaient vraiment, c’était clair dans l’esprit de tous les nocturnes de Parade. Les Mojaves avaient ce don ; ils se repaissaient de nos nuits pour sortir du cauchemar à notre place. Par l’entremise de leurs chimies dégueulasses, de leurs potions de connards de sioux, E141 des haricots à la tomate dont Beldone pouvait avaler trois boites par nuit, huile de palme hydrogénée des Natural Salt&Sour dont moi-même j’explosais le paquet sur le coup de trois heures du matin (et de ça je veux parler aussi, mais qu’il est long, le serpent à sonnette de mes idées, et que l’idée tinte mal au bout du compte), les Mojaves nous maintenaient nuit après nuit dans l’enfer de notre ville fantôme, tandis qu’eux, eux les vrais fantômes de Parade, spectres des Midnight Fresh et autres supérettes de malheur, palais d’enfers, eux remballaient à six heures et se faufilaient au-dehors, dans l’air frais, dans le ciel mousseux, quittant les bas-fonds du rêve une nouvelle fois, nous y laissant comme de modestes crachats, comme des chewing-gums menthe-cannelle qu’on colle au derrière des pupitres, comme n’importe quoi de bas, de triste, de rebutant, de désespéré - des choses, on n’était plus que des choses pour eux qui d’une brasse vivifiante regagnaient la surface du monde qu'ils nous avaient ravis. C’est comme s’ils nous enterraient. C’est comme si, tout mort qu’on est, on pense pouvoir se lier d’amitié au type en noir à gueule cassée qui chemine avec nous sur les longues et pénibles pentes du Purgatoire, avant de comprendre qu’il n’est qu’un damné croquemort à la solde de tous les cons de parents, de fils et d’époux laissés en bas dans la bonne vieille vie suppurante. Des croquemorts, c’est ça que sont les Mojaves pour tous les paumés de Parade en fin de nuit - et nous les paumés, les égarés, on voit l’égarement partout, sur chaque figure, dans la glace de tous les rayonnages, si bien que les chips et les sodas et le caissier mojave aussi nous paraissent incompris, ravagés d'égarement, en proie à un vif malaise puis une violente envie d’en finir. C’est ça qu’il sont : de silencieux oiseaux exsangues qui nous escortent vers le prochain cauchemar.
Je ne sais pas, ça n’avait pas lieu d’être, nous n’avions pas à haïr les Mojaves. Je l’ai dit plus tard, des mois plus tard, et à ce moment-là la catastrophe s’était déjà produite et Beldone m’était inaccessible, derrière les barreaux de ses cauchemars à lui ; mais on est incapable d’examiner bien proprement ses haines et tous ses sentiments un peu méchants, un peu dégueus, quand on s’enquille dix heures d’abrutissement à la gare routière de Cara Neyos, à l’usine des Flundering Heights ou à la manufacture d’Evida. On ne peut pas se regarder les haines quand on se martèle la gueule à gagner onze merics de l’heure pour payer un matelas de mousse et une chiotte partagée dans Deston District ou Pelevros Bay, en s'enfournant sans faim les mayo-piments du boulevard D’Onorenios et les bières sans nombre qui se pissent aux comptoirs de Minivon Beach. On n’a plus le temps que de haïr, et pas ceux qu’il faudrait encore. Alors ça tombe sur les Mojaves, d’ailleurs ça leur tombe dessus alors que tout concourt déjà à notre propre effondrement : la fatigue, l’alcool, le ramch parfois - ou les fameux topsticks que fume Beldone pour se donner l’air smart mais qui le dégomment au moins autant qu’un litre de quinis pur -... Le cerveau se plisse, se froisse, presse ses dernières pulpes déjà toutes sèches comme un vieux citron qu’on aurait dû magnanimement jeté aux ordures il y a déjà trois repas, ou comme l’anus de tous les petits gars de San Pelardo et de Parade, qui au fond de leurs huit mètres carrés se haussent le cul pour y recevoir toutes les tristesses poisseuses de cette morne apocalypse de boulevard. Et j’y ai mon compte. Alors les Mojaves, oui ce sont eux qui ramassent, parce qu’on n’a plus le temps, et que c’est toujours après s’être défoncé que monte la colère, et que c’est eux qu’on a devant les yeux à ce moment-là, parce que dix minutes avant, Beldone devant la boite a dit : “Viens toutse, on va se chercher à bouffer.”
Et personne ne viendra les défendre parce que les Mojaves ont toujours donné l'air de vouloir la jouer solo, de vouloir nous faire comprendre, par leur mutisme et leur moue austère, qu’ils survivent mieux à la vie que nous. Et moi qui parle toutes les langues du district, je suis bien placé pour le dire : on n’a jamais entendu un Mojave parler. Jamais autre chose que leur langue impigeable. Ça les perdra. Ça les a perdus, je devrais dire - ça dépend, je ne sais pas si je dois raconter tout ça à mesure ou si je dois tout examiner depuis la fin. Ça nous a perdus, aussi, mais les Mojaves surtout - ça ne sert à rien de préciser tout ça, et de toute façon tout le monde s’y attendait. Pas un balisard de Parade n’aurait parié un meric sur la survie des Mojaves. Bien sûr on aurait plutôt considéré leur extinction à l’échelle géologique, comme cette putain de faille sur laquelle cette ville est bâtie et qui depuis un siècle ne veut plus trembler alors que tout le monde n’attend que ça : que le ciel tombe, que la terre nous avale, nous mâche, nous détruise. Pareil pour les Mojaves : j’aurais pensé qu’ils mettraient quelques millions d’années à disparaitre et pas six mois.
Enfin. Je voulais parler des gars de San Pelardo et j’ai fini par m’inspecter la haine. C’est bien comme ça avec moi, toujours : je discerne à quelqu’un un joli défaut et, qu’il appartienne à un patron comme à un Mojave, le temps que j’en décrive les modalités le voilà qui se colle à mon doigt, à ma peau, qui me file en-dedans, et au bout du compte c’est moi le défectueux : l’égaré, le méchant augure, le croquemort.