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Auteur Sujet: Premier amour (Beckett)  (Lu 1291 fois)

Hors ligne Safrande

  • Troubadour
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Premier amour (Beckett)
« le: 02 août 2022 à 01:00:09 »
Du Beckett pur jus, du concentré de Beckett, son talent en 55 pages.

Je pense que c'est une bonne entrée dans son monde drôle, névrotique, étrange.

Je crois que tous les passages sont drôles, je risquerais même à dire que toutes les phrases sont drôles.

Ça raconte moins une histoire qu'un état d'esprit particulier (comme tous ses livres) : celui d'un personnage désabusé, paumé, un peu con.

J'ai une grande affection pour Beckett, parce que sous l'humour, sous son air bête, graveleux, indifférent, sous l'apparente simplicité, y'a un homme sensible et touchant.

Si vous aimez le caca vous serez servies.

C'est imprévisible, ça j'aime bien : on se demande comment va penser le personnage, comment il va réagir face à telle situation, et malgré tout ce qu'on peut s'imaginer, on est toujours surpris. Ça libère l'imagination. Après l'avoir lu, on pense à tout ce qu'on ne doit pas rationnellement penser.

Jamais de lamentations, d'un ton sérieux, sévère, grandiloquent ou supérieur, toujours cet air idiot et attachant. C'est super intime, il n'y a pas cette distance habituelle que mettent les écrivains avec les lecteurs, j'ai l'impression.

J'ai eu de réels fous rires avec ce livre, y'a rien de plus beau ! Je connais pas grand-chose de plus drôle en littérature, et ça rivalise avec ce que je connais de plus drôle tout court.

Écriture scolaire, de « maître d'école » comme disait je ne sais plus qui. Mais tout le style est dédié à rendre compte de l'état d'esprit du livre. C'est très concis, enfantin, répétitif par moment, tout petit, des mots simples, mais en même temps le rythme hypnotise, avec ces phrases assez courtes, découpées de façon symétrique par des virgules, ce qui fait qu'il y a toujours le même débit de son, et ça créer une espèce de monotonie, idéale pour suivre la pensée qui, mine de rien, part dans tous les sens (et cette phrase tente d'illustrer ce rythme « monotone »).

Aller, quelques passages pour le plaisir.

« Mais pour passer maintenant à un sujet plus gai, le nom de la femme avec qui je m'unis, à peu de temps de là, le petit nom, était Lulu. Du moins elle me l'affirmait, et je ne vois pas quel intérêt elle pouvait avoir à me mentir, à ce propos. Évidemment, on ne sait jamais. N'étant pas française elle disait Loulou. Moi aussi, n'étant pas français non plus, je disais Loulou comme elle. Tous les deux, nous disions Loulou. »

« J'ai deux chambres dit-elle. Combien de chambres avez-vous, au juste ? dis-je. Elle répondit qu'elle avait deux chambres et une cuisine. Cela augmentait à chaque fois. Elle finirait par se rappeler une salle de bains. C'est bien deux chambres que vous dites ? dis-je. Oui, dit-elle. À côté l'une de l'autre ? dis-je. Enfin un sujet de conversation digne de ce nom. La cuisine est au milieu, dit-elle. Je lui demandai pourquoi elle ne me l'avait pas dit plus tôt. Il faut croire que j'étais hors de moi, à cette époque. »

« Puis avec un peu de chance on tombe sur un véritable enterrement, avec des vivants en deuil et quelquefois une veuve qui veut se jeter dans la fosse, et presque toujours cette jolie histoire de poussière, quoique j'aie remarqué qu'il n'y a rien de moins poussiéreux que ces trous-là, c'est presque toujours de la terre bien grasse, et le défunt non plus n'a encore rien de spécialement pulvérulent, à moins d'être mort carbonisé. C'est joli quand même, cette petite comédie avec la poussière. »

« Ce que je connais le moins mal, ce sont mes douleurs. Je les pense toutes, tous les jours, c’est vite fait, la pensée va si vite, mais elles ne viennent pas toutes de la pensée […]. D’ailleurs je les connais mal aussi, mes douleurs. Cela doit venir de ce que je ne suis pas que douleur. Voilà l’astuce. Alors je m’en éloigne, jusqu’à l’étonnement, jusqu’à l’admiration, d’une autre planète. Rarement, mais cela suffit. Pas bête, la vie. N’être que douleur, que cela simplifierait les choses ! Être tout-dolent."

« J'avais si peu l'habitude de parler qu'il m'arrivait de temps en temps de laisser échapper, par la bouche, des phrases impeccables au point de vue grammatical mais entièrement dénuées, je ne dirais pas de signification, car à bien les examiner elles en avaient une, et quelquefois plusieurs, mais de fondement. »


Ah oui au fait, ça parle d'amour, mais comme personne n'en parle jamais ; et bien sûr on est loin, très loin du romantisme !

Je n'ai sûrement pas dit tout ce que je voulais, mais c'est un début !

Edit : en fait ce qui rend Beckett unique à mon sens, ce n'est pas son style, ou ses histoires, c'est le ton (qui est sensiblement relatif au style j'en conviens) qu'il adopte pour les raconter : celui de quelqu'un qui n'a plus rien à perdre, indifférent, un peu idiot, en fin de vie pour ainsi dire : on peut obtenir le ton Beckett en se mettant dans ces conditions.
Voilou !
« Modifié: 08 août 2022 à 22:02:54 par Safrande »
Il regardait le verre non à sa portée d'une façon de reproche.

Hors ligne Gros Lo

  • ex Lo
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Re : Premier amour (Beckett)
« Réponse #1 le: 19 septembre 2022 à 21:49:58 »
Oui je suis d'accord c'est une bonne entrée dans Beckett, y a tous les archétypes et les situations qu'on retrouve dans ses textes plus long, des échos à Molloy, à Mercier et Camier... C'est d'une sombre absurdité et pourtant l'amour est là dans ses yeux clairs.
coeurcoeur
dont be fooled by the gros that I got ~ Im still Im still lolo from the block (j Lo)

Hors ligne Safrande

  • Troubadour
  • Messages: 346
Re : Premier amour (Beckett)
« Réponse #2 le: 21 septembre 2022 à 22:45:04 »
Oh cool du mouvement par ici, c'était inespéré !

Pas lu encore Mercier et Camier, c'est prévu, mais chaque livre de Beckett est un bonbon pour moi, un des grands plaisir de la vie, supérieur à celui des bonbons du reste, et je m'empêche de tout bouffer d'un coup - c'est tout ce que j'aime en littérature : de l'humour, de la pensée, souvent absurde, mais allant loin dans sa logique, de la névrose, de la sensibilité dans l'observation de faits randoms, des situations lunaires/incompréhensibles entre les personnages : le monde de Beckett est unique, et ne vieillit pas !

Pour ce qui est de l'amour il apparait, quelques relents ici ou là, mais il est globalement cachés sous l'humour, marque d'un homme pudique sans doute...
Il regardait le verre non à sa portée d'une façon de reproche.

 


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