Pardonnez mon bafouillage, c’est vraiment caca
Bent, le capitaine du fort de Neuport marchait et marchait, sans pouvoir calmer ses jambes transies par la chevauchée. Son aide-de-camp tentait de tempérer son agitation :
« Mon capitaine, l’ennemi pourrait prendre l’armée principale à revers s’il passait par la route que Neuport contrôle ; notre rôle est clair, nous devons seulement tenir la place. »
Pour calmer son excitation, le capitaine alla faire la revue de la garnison. Les hommes étaient visiblement émaciés. La marche forcée et la campagne décimée qu’ils avaient traversé avaient eu raison des forces des troupes levées par le Duc à l’arrivée des envahisseurs orientaux. Mais le capitaine avait atteint son objectif : garnisonner Neuport.
Le capitaine Bent, après son tour, alla converser avec la sentinelle sur le chemin de ronde. Son aide-de-camp le suivait toujours, exécutant le plus fidèlement possible ses ordres et recueillant ses bons mots pour la postérité.
« Quand saurons-nous, dit le capitaine, si et quand les envahisseurs passeront par la route ? Doit-on en croire nos yeux ? Ou nos oreilles ? »
La sentinelle resta silencieuse. Le capitaine considéra l’homme comme s’il attendait une réponse. La sentinelle hésita :
« Eh bien, mon capitaine, si une compagnie approche, sa forme et son fracas se feront voir et entendre, assurément.
— Sûr ? Je n’en sais trop rien. Je ne suis pas si sûr. »
Ils continuèrent leur ronde, jusqu’à ce que le capitaine aille vers quelqu’un d’autre, pour lui demander :
« Tu sais qui sont les envahisseurs ? Sont-ce des animaux, des hommes, des Dieux, des démons ? Existent-ils vraiment ? En as-tu déjà vu ?
— Ce doivent être des hommes de chair et de sang, le doute n’existe pas sur ce point. Et si nous ne les avons pas aperçus, nous avons témoigné des traces de leur passage sur nos terres. Assurément, le Duc leur fera bataille et les battra.
— Mais, insista le capitaine, en as-tu déjà vu un, même mort ? »
L’homme dut admettre qu’il n’en avait jamais vu. Le capitaine le considéra encore, longuement, jusqu’à ce qu’il lâche :
« Ma foi, je n’en ai jamais croisé.
— Ce n’est donc pas sûr qu’ils soient des hommes. »
L’aide-de-camp ne put s’empêcher de demander au capitaine ce qu’il tentait de faire, à instiller le doute dans l’esprit de chacun de ses interlocuteurs.
« Je suis dans les limbes, vois-tu. Je suis maudit par un voile d’incertitude et de confusion, qui fait questionner chaque chose et chaque croyance que d’autres ont. Et, tant que cette frustration n’est pas levée, je vis dans le plus grand dégoût. »
Il demanda ensuite à l’intendance ce qu’ils allaient manger. Et puis, voulut savoir le nombre exact de lances, flèches, et armes qui avaient été stockées pendant l’approvisionnement du fort. Ensuite, il demanda à confirmer plusieurs fois quelle date ils étaient, et si le Duc avait fait parvenir un message. Après avoir considéré le ciel plusieurs dizaines de minutes, il annonça qu’il n’aurait pas la moindre idée du temps qu’il ferait.
Bent était dans les limbes. Sa seule consigne atteinte, il ne savait que faire. Demander conseil ? Imposer quelque chose à quelqu’un, quoique ce soit ? Son aide-de-camp, à part noter ses aphorismes et le considérer avec incrédulité, n’était pas de grand secours.
Il lui en venait des nausées, devant le vertige des possibilités et des décisions éventuelles, et ne put s’empêcher de remettre.
Quelque part dans la nuit, une forme apparut au loin. Personne ne put décider si c’était une armée, ou bien une tornade, ou un troupeau de bovins, ou une illusion. Il n’y avait de lumière que la Lune qui, cette nuit-là, était pourtant généreuse. Ni la sentinelle ni l’aide-de-camp ne purent rassurer le capitaine.
« Le Duc attend des envahisseurs, peut-être que ce sont eux?, demanda Bent, peu sûr.
— On devrait envoyer des éclaireurs, dit l’aide-de-camp.
— Devrait-on? Et si… ? »
Cette fois, c’étaient les yeux morts de l’aide-de-camp qui firent taire le capitaine. Bent accepta silencieusement la proposition et deux éclaireurs partirent.
« Vous avez votre charge depuis longtemps, mon capitaine ? demanda l’aide-de-camp.
— J’ai racheté la charge très récemment, répondit-il. J’ai beaucoup hésité avant de la prendre, signala-t-il.
— Oui, j’imagine bien, acquiesça l’aide-de-camp. C’est votre premier engagement?
— Première campagne, oui!, répondit Bent. Voit-on mon appréhension? »
L’aide-de-camp murmura quelque chose d’inaudible.
Les éclaireurs revinrent : c’était un nuage énorme, de locustes, qui fonçait vers eux. Il n’y avait aucun moyen de les combattre ou de se préparer à leur arrivée, qui ne saurait tarder. Bent sentit son cœur tomber à ses pieds en entendant les éclaireurs décrire la destruction qu’ils amenaient.
Bientôt les animaux fondaient sur le fort de Neuport et se précipitaient sur les hommes qui s’emmitouflaient autant qu’ils pouvaient. Mais rien ne pouvait arrêter les mandibules voraces des…
« Childegonde!,» hurla Bent
Il se réveilla en sursaut, Childegonde était à ses côtés.
« Encore un mauvais rêve ?, demanda-t-elle.
— Oh, c’était si réel, soupira le dormeur. Nous devions tenir une place, et nous étions dans les limbes, et puis…
— Je sais bien, je sais, dit Childegonde. Là, là… tout ira bien, tout est clair et bien maintenant. »