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Auteur Sujet: B10 - Young at heart [BT Carnaval]  (Lu 2627 fois)

Hors ligne Samarcande

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B10 - Young at heart [BT Carnaval]
« le: 01 mars 2022 à 17:31:15 »
Young at heart

Alice fixait le mur. Il n’avait pourtant rien de spécial, à part cette horrible couleur parme qu’elle détestait, mais qui faisait tellement  vieille dame. Cela devait leur donner bonne conscience à tous, cette couleur rassurante de boite à bonbon, bonnes joues roses et grand-mère parfumée à la violette. Elle avait laissé dégouliner sur elle les « comme c’est joli », « regarde comme tu es bien installée » de sa fille et son gendre sans rien répondre. Gênés, ils avaient encore prononcé quelques formules éculées, déposé un baiser sur sa joue ridée puis avaient contourné le fauteuil roulant avant de refermer la porte de cet écrin de solitude.
Ne restait que le mur, vide.

— Alice, veux-tu descendre au salon ?
Une très jeune femme se tenait dans l’entrebâillement de la porte. Elle portait une blouse jaune.
— Est-ce que nous nous connaissons ? Je ne vous ai pas entendue frapper, répondit Alice avec humeur.
La jeune femme ne se laissa pas démonter.
— Je m’appelle Aurore et je m’occupe de tous les pensionnaires de ce couloir. C’est un peu comme une grande famille ici. On se tutoie tous, c’est plus pratique et chaleureux.
« Et je parie qu’on fait irruption dans la salle de bain pendant ma douche, qu’on affiche si et quand j’ai été à la selle, qu’on décide le menu — pour mon bien cela va de soi — ou qu’on m’enfile un cardigan de force… C’est bien pratique en effet d’être en famille », songea Alice.
— Tu en as de la chance d’arriver le jour de Carnaval ! continua Aurore. Nous avons organisé une petite fête. Cela te permettra de faire connaissance avec tes nouveaux amis.
Alice grimaça.
— Je me sens un peu fatiguée. Je préfère rester seule ce soir.
— Comme tu veux. Si tu changes d’avis, n’hésite pas à sonner. De toute façon, je repasserai dans la soirée pour voir si tout va bien.
« Le contraire m’aurait étonné. Bien sûr que tu repasseras contrôler. Peut-être éteindras-tu aussi la lumière de crainte que je ne me fatigue trop à lire. Parce qu’il faudra m’économiser à présent, il faudra me protéger des courants d’air, des bruits violents, des stimuli intellectuels, me donner quelques heures de télé par jour aussi, pour que je ne me fane pas trop vite, bref, faire en sorte que cette vie insensée dure le plus longtemps possible. »

Alice regarda à nouveau le mur. Elle aurait fracassé le vase de fleurs contre les murs pastel, hurlé à en vomir, si elle n’avait pas craint de voir Aurore réapparaitre.

Trois légers coups à la porte. Alice soupira. La ronde des importuns ne faisait que commencer.
— Entrez-donc, lâcha-t-elle d’un ton las.
Un jeune homme apparut. Il ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans et portait avec nonchalance un costume trois pièce très ample et des chaussures vernies. Le haut de son visage était couvert par un demi-masque de loup derrière lequel pétillaient ses yeux bleus.
— Jean de Chamoisine, se présenta-t-il.
— Alice Demesles, souffla la vieille dame, presque malgré elle.
Il y avait dans les manières du jeune homme un charme tout désuet.
— J’espère ne pas vous déranger, mais je n’ai pu retenir plus longtemps mon impatience. Nous avons si rarement l’occasion de faire de nouvelles connaissances.
— Vous travaillez donc ici ?
— Pas exactement, sourit-il. Pardonnez mon audace, j’aurais voulu être moins direct, mais le temps presse… Voudriez-vous m’accompagner au bal ?
— Au bal ? Est-ce ainsi que vous pensez me vendre cette horrible fête de maison de retraite ? Les guirlandes de papier crépon, les confettis et les pommes cuites du dessert ? Non merci.
— Non, Madame, je ne me permettrais pas. Je vous invite à l’évènement mondain le plus excitant de l’année. Je vous prie d’accepter ce cadeau de bienvenue, dit-il en lui tendant un petit paquet.
Trop intriguée pour refuser, Alice dénoua le ruban rouge et ouvrit la boite. Un somptueux masque d’oiseau, vermeil avec une larme de diamant sur sa joue emplumée, reposait sur le papier de soie.
— C’est un phénix. J’espère qu’il vous plaira. Je ne savais pas trop quelle couleur choisir, alors j’ai opté pour celle que je préfère.
— C’est aussi ma couleur favorite, dit Alice en caressant de son index fripé les plumes chatoyantes.
Elle lança un regard méfiant au jeune homme. Qui était-il vraiment ? Et pourquoi était-il si bienveillant à son égard ? Était-ce une mise en scène de la direction pour l’amadouer et lui faire accepter toutes les vexations futures ? Elle regarda à nouveau le masque et ne put résister à l’envie de le porter à son visage.
— Me permettrez-vous de nouer les rubans ? souffla le jeune homme dans son cou, plus près qu’il n’était convenable de l’être.
Tout était si irréel, et pourtant si agréable. Elle cessa de lutter contre la voix intérieure qui lui hurlait qu’on l’avait droguée ou qu’elle avait perdu la raison, et savoura la caresse délicate de Jean sur sa nuque, la sensation du velours sur sa peau.

Lorsqu’il lui offrit son bras, elle se leva et le prit, repoussant du pied sa chaise roulante, et ils descendirent ensemble le grand escalier carrelé d’un damier noir et blanc.
Des rires étouffés mêlés de notes de guitare filtraient à travers la porte du grand salon.
— Parfait, décréta Jean d’un air satisfait. Nous n’aurons pas à faire tapisserie en attendant que la fête ne démarre.
Il poussa le battant de la porte et s’effaça devant Alice.

Il n’y avait plus de trace des fauteuils profonds et des tables de bridge qui meublaient la salle qu’elle avait visitée il y a quelques heures à peine. Dans l’espace dégagé, des couples tournoyaient au rythme d’un swing endiablé. Les jupes volaient à la ronde, dévoilant les genoux et le haut des cuisses des danseuses ; les danseurs tordaient leurs bras et leurs jambes. Les masques animaliers qu’ils portaient tous ne faisaient qu’exacerber la vitalité sauvage de cette danse syncopée. Il n’y avait que des jeunes gens, cela ne faisait aucun doute.

Jean sortit de sa poche un paquet de cigarettes et en offrit une à Alice, qui prit soudain conscience de la touffeur de l’atmosphère : un mélange d’eau de Cologne, de sueur et de fumée au travers de laquelle les guirlandes d’ampoules qui décoraient le plafond faisaient tomber des gouttes de lumière.
Les doigts d’Alice frôlèrent ceux de Jean lorsqu’elle prit la cigarette. Il se pencha vers elle pour la lui allumer ; elle songea qu’il ressemblait vraiment à un loup, avec ses dents blanches et ses yeux affamés. Elle avait tangiblement le même regard. Elle aspira une bouffée de fumée et un petit frisson courut le long de son dos. Il y avait si longtemps qu’elle n’avait pas ressenti cette excitation, le désir et l’attente, si longtemps qu’elle ne s’était pas sentie jeune et vivante.
Jean l’entraina sur la piste et ils se fondirent parmi les couples. Ils dansèrent des heures durant. Parfois le bras d’une autre cavalière détournait Jean d’elle, parfois c’est lui qui s’éloignait pour saisir la taille d’un jeune homme. Elle le regardait alors virevolter et flirter, avant qu’un ou une autre partenaire ne l’entraine à son tour dans une ronde effrénée. Elle échouait immanquablement au centre de l’ouragan, alors que tout tourbillonnait autour d’elle. Jean l’attendait là. Ils s’accrochaient l’un à l’autre, éblouis de s’être retrouvés. Le punch coulait à flot dans les verres et coloraient les joues. Elle but plus que de raison et rit comme jamais elle ne l’avait fait.

L’orchestre attaqua un rythme plus lent. Alice attira Jean à elle et passa les bras autour de son cou. Tout près de son oreille, avec une voix de crooner, Jean chantonnait :
Fairy tales can come true,
It can happen to you if you're young at heart.

L’aube se levait lorsque les instruments se turent enfin. Jean l’accompagna jusqu’à sa porte. Alice sentit son cœur accélérer lorsqu’il approcha sa main de sa joue et glissa une mèche rebelle derrière son oreille. Elle ferma les yeux, certaine qu’il allait l’embrasser. Il se contenta de prendre congé d’elle, avec un énigmatique « A demain » et un moqueur baise-main.

         L’arrivée du plateau repas et d’une Aurore faussement enjouée tirèrent Alice de son sommeil. Des bribes de rêves lui collaient encore aux paupières, une étrange sensation de légèreté aussi. Il lui semblait avoir dormi une éternité et elle s’en étonna. D’ordinaire il lui fallait toujours plusieurs jours pour s’habituer à un nouveau lit
— J’ai pensé que tu préférerais déjeuner dans ta chambre. Ensuite on s’habille et on descend, intima Aurore. Aujourd’hui je n’accepterai aucune excuse. Il est temps que tu t’acclimates.
Elle n’aurait pas parlé autrement d’un pot de fleur, se dit Alice, mais étrangement elle ne s’en offusqua pas. Un vague sentiment d’excitation et de curiosité pour le monde au-delà des murs parme poignait.
« Je ne suis pas encore morte après tout. »
Elle se mit à fredonner à mi-voix l’air qui l’entêtait depuis son réveil :
And if you should survive to a hundred and five
Look at all you'll derive out of bein' alive


Aurore avait déposé le plateau devant Alice et ouvert le placard à la recherche de vêtements pour la vieille dame.
— Je voudrais la robe de laine rouge, intervint Alice, celle avec la broche en forme d’oiseau.

Elle se laissa vêtir, installer dans la chaise roulante et pousser jusqu’au salon sans broncher.
— Alice, je te présente tes voisins d’étage, annonça Aurore en avançant le fauteuil vers une table occupée par trois pensionnaires. « Dorine, Paul et Jean, voici Alice ».
Les trois personnes âgées se retournèrent vers Alice. Un des hommes, celui au crâne chauve et au gilet marron lui tendit la main. Derrière d’épaisses lunettes, ses yeux bleus souriaient.
And life gets more exciting with each passing day
And love is either in your heart or on it's way
, chantait Sinatra à la radio.
« Modifié: 02 mars 2022 à 11:02:30 par GameMaster »
Sait-on jamais, nos chemins pourraient se croiser ! (Amin Maalouf )

Hors ligne GameMaster

  • Scribe
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Re : B10 - Young at heart [BT Carnaval]
« Réponse #1 le: 02 mars 2022 à 11:13:12 »

Merci pour ta participation énigmatique auteur !
"Tout dépend du hasard, et la vie est un jeu."

-Jean de Rotrou-

Hors ligne Cendres

  • Comète Versifiante
  • Messages: 4 067
Re : B10 - Young at heart [BT Carnaval]
« Réponse #2 le: 02 mars 2022 à 19:16:08 »
Merci pour ton texte.

Au début je pensais que l'héroïne était une petite fille, a cause de son prénom.

Désolé, vous n'êtes pas autorisé à afficher le contenu du spoiler.

Hors ligne Alan Tréard

  • Vortex Intertextuel
  • Messages: 7 251
  • Optimiste, je vais chaud devant.
    • Alan Tréard, c'est moi !
Re : B10 - Young at heart [BT Carnaval]
« Réponse #3 le: 02 mars 2022 à 23:31:22 »
Bonjour bel.le inconnu.e,


Je me suis parfaitement représenté la situation onirique que tu décrivais, si bien que ç'aurait tout à fait pu être moi qui l'ai écrit. :huhu:

J'ai trouvé le personnage d'Alice émouvant, sensible et humain. Elle m'a fait penser à feu ma grand-mère dont je garde de doux souvenirs. Si seulement la fin de vie retrouvait sa place parmi nous !

Je trouve que le personnage de Jean était très mystérieux, au point que je me suis demandé pourquoi tu l'avais rendu si étrange, si c'était pour correspondre au thème des masques, ou pour une autre raison secrète qui m'échappe.

Si je devais citer un passage pour proposer des améliorations, ce serait le suivant :

Citer
« Le contraire m’aurait étonné. Bien sûr que tu repasseras [...] le plus longtemps possible. »

J'ai trouvé que la situation de détresse silencieuse était réaliste, mais que la traduction en mots me semblait peu naturelle.

Une proposition : et si tu te contentais d'une seule phrase comme « j'aimerais être seule, que tu ne repasses plus jamais me voir » ? Cela ne suffirait-il pas pour souligner la silencieuse détresse dans laquelle est plongée Alice ?


Voilà, merci à toi pour cette lecture ! Le jeu continue, motus et bouche cousue, toi qui me ressembles tant. ^^

Oups ! J'ai encore oublié de revêtir mon compte du Mouth masqué. :moutunjour:
Mon carnet de bord avec un projet de fantasy.

Hors ligne Deofresh

  • Calliopéen
  • Messages: 420
Re : B10 - Young at heart [BT Carnaval]
« Réponse #4 le: 04 mars 2022 à 12:45:36 »
Coucou par ici,

Merci pour ce texte. La prose est solide et j'ai franchement adoré l'ambiance de mystère qui règne dans cette maison de retraite. Le personnage d'Alice est très attachant.

J'ai relevé quelques petits détails, mais sinon, rien à redire, il est super ton texte.

Désolé, vous n'êtes pas autorisé à afficher le contenu du spoiler.


Merci pour ce partage,
À tantôt !  :ninja:
En ce moment, je travaille sur ça : Les cinq masques

Hors ligne Claudius

  • Modo
  • Trou Noir d'Encre
  • Messages: 10 828
  • Miss green Mamie grenouille
Re : B10 - Young at heart [BT Carnaval]
« Réponse #5 le: 06 mars 2022 à 21:10:12 »

Coucou illustre inconnue, le dernier texte du BT.

Je ne relèverai pas les petits détails, Déofresh l'a fait superbement. Sauf peut-être la répétition de mur dans les débuts.

J'ai bien aimé le mystère de ce texte. De la triste vérité qu'est le placement en maison de retraite d'une vieille dame, tu passes à un moment de pure magie. Jean, l'a-t-elle vraiment rêvé ? Était-ce prémonitoire ?

En tout cas c'est un très joli texte et qui se lit sans accroche du début à la fin :)
 ;)

Usage de la fenêtre : inviter la beauté à entrer et laisser l'inspiration sortir. Sylvain Tesson

Ma page perso si vous êtes curieux

Hors ligne Samarcande

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  • Bla Bla Bla
Re : B10 - Young at heart [BT Carnaval]
« Réponse #6 le: 31 mai 2022 à 15:04:13 »
Bien plus tard que prévu, je repasse pour remercier les commentateurs et vous répondre.

@Claudius

Désolé, vous n'êtes pas autorisé à afficher le contenu du spoiler.


@Deo

Merci d'être passé dans le blind texte
Désolé, vous n'êtes pas autorisé à afficher le contenu du spoiler.


@Alan,

merci aussi pour ton passage

Désolé, vous n'êtes pas autorisé à afficher le contenu du spoiler.


@Cendres

Wow Cendres, j'admire ta constance sur les commentaires.

Désolé, vous n'êtes pas autorisé à afficher le contenu du spoiler.



Merci à tous pour vos commentaires. Sorry de faire remonter ce texte après si longtemps, mais c'était pas sympa de ma part de pas vous répondre.

« Modifié: 31 mai 2022 à 15:09:00 par Samarcande »
Sait-on jamais, nos chemins pourraient se croiser ! (Amin Maalouf )

 


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